La chose a été qualifiée de « dangereuse » par Sir Timothy John Berners-Lee, l’ingénieur britannique reconnu comme l’inventeur du World Wide Web… et de « profondément immorale » par Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia. Le New York Times a pour sa part parlé d’une menace pour la liberté de presse et la liberté d’expression.
La chose en question, c’est la décision de 2014 par laquelle la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé le jugement d’un organisme de réglementation ayant ordonné à Google de supprimer tous les liens vers un vieil article concernant la vente aux enchères d’un bien appartenant à un avocat espagnol. La Cour, reconnaissant que cet article n’était plus d’aucune utilité, a ainsi introduit dans l’UE ce que beaucoup considèrent comme un nouveau droit de la personne : le droit à l’oubli.
Depuis lors, le débat sur le bien-fondé du droit à l’oubli fait rage des deux côtés de l’Atlantique. Ses défenseurs l’invoquent comme dernier rempart de la vie privée en cette ère où les renseignements en ligne sont presque permanents et universellement accessibles. Au Canada, le Commissariat à la protection de la vie privée a ouvert le bal en 2016 en lançant un appel de mémoires sur le droit à l’oubli et la réputation en ligne et, début 2018, en publiant un livre blanc à ce sujet.
Le Commissariat y défend les deux piliers du droit à l’oubli : le déréférencement, qui consiste à retirer des résultats fournis par un moteur de recherche les renseignements personnels inexacts, incomplets ou simplement périmés, sans les supprimer, et l’effacement à la source, qui consiste à effacer d’Internet les données indésirables elles-mêmes. « Dans les deux cas de figure susmentionnés, indique-t-il dans ce projet, s’il est impossible de régler un problème avec un site Web ou un moteur de recherche, les individus peuvent déposer une plainte officielle auprès du Commissariat. »
Simple? Pas tant que ça. Toute tentative d’introduire au Canada le droit à l’oubli – qui, en Europe, permet à des entreprises privées exploitant des moteurs de recherche de déréférencer du contenu en ligne sans le consentement de l’auteur – provoquerait un conflit avec la liberté d’expression, garantie par la Charte des droits et libertés. Voilà qui soulève une pléthore de questions, dont beaucoup concernent l’intérêt économique des moteurs de recherche.
« Il y a là un conflit de droits », indique Nick Slonosky, président de l’Association canadienne des conseillers et conseillères juridiques d’entreprises, qui a participé à la rédaction de la réponse (en anglais seulement) de l’Association du Barreau canadien au livre blanc du Commissariat.
« La liberté d’expression est un droit fondamental dans notre pays. Rechercher le juste milieu entre cette liberté et la protection des renseignements personnels d’un particulier, c’est s’aventurer dans des contrées inexplorées. »
Pour faire valoir le droit à l’oubli en contexte canadien, le Commissariat se fonde sur une interprétation de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, plus exactement de l’article selon lequel l’organisation assujettie à la Loi doit s’assurer que les renseignements personnels qu’elle recueille sont « aussi exacts, complets et à jour que l’exigent les fins auxquelles ils sont destinés ».
La Loi donne aux particuliers le droit de « contester l’exactitude et l’intégralité » des renseignements personnels recueillis à leur sujet par une organisation, et d’exiger que celle-ci corrige – ou supprime – les renseignements en cause. La Loi ne s’applique qu’aux renseignements issus d’une transaction commerciale. Bien que les moteurs de recherche offrent leurs services gratuitement, ils utilisent aussi ces services pour rendre visibles les messages publicitaires dont ils tirent leur revenu. Le Commissariat fait valoir que la Loi s’applique par conséquent aux moteurs de recherche.
Pas si vite, s’écrient certains avocats du droit de la vie privée : si la recherche est gratuite, alors elle n’est pas commerciale, et la Loi ne s’applique pas. Beaucoup soutiennent que le moteur de recherche s’apparente plus au journalisme qu’au commerce, et ici encore, la Loi ne s’appliquerait pas.
« La Loi ne saurait s’appliquer à un simple service de recherche, affirme Suzanne Morin, présidente de la Section du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l’ABC. Le Parlement est parfaitement libre de changer cela, mais il devra alors être convaincu que ce service est une activité commerciale, ce qui est loin d’être fait à mon avis. »
Dans sa réponse au livre blanc, l’ABC prend soin de préciser qu’elle « ne prend aucunement position sur des questions de politiques, lesquelles relèvent du Parlement », mais elle signale plusieurs problèmes pratiques de l’application du droit à l’oubli. Comment, par exemple, exiger des moteurs de recherche qu’ils soient toujours à jour dans les demandes de consentement pour les dizaines de milliers de pages Web indexées par eux et contenant des renseignements personnels?
Qui plus est : le droit de retrait garanti par la Loi (« Une personne peut retirer son consentement en tout temps, sous réserve de restrictions prévues par une loi ou un contrat et d’un préavis raisonnable ») donne-t-il aux Canadiens le pouvoir d’interdire aux moteurs de recherche d’indexer quoi que ce soit à leur sujet, indépendamment du motif? Un politicien en campagne ne pourrait-il pas alors nettoyer Internet de divers propos embarrassants, profitant d’une sorte de censure privée?
Et au nom de quoi pourrait-on laisser les moteurs de recherche – créations d’entreprises privées à but lucratif – décider au cas par cas si telle ou telle information devrait être publique ou privée? « En Europe, les moteurs de recherche n’ont même pas à consulter les producteurs du contenu en question, y compris les médias d’information », explique David Fraser, avocat spécialisé en droit de la vie privée et associé chez McInnes Cooper. « Pour moi, c’est une perversion du droit. »
« Comment demander aux moteurs de recherche de décider de ce qui sert l’intérêt public? Ce n’est vraiment pas une décision facile. Sauront-ils faire preuve de la rigueur requise? »
Mme Morin signale que les tribunaux européens imposent ce travail aux moteurs de recherche. « Google a résisté pouce par pouce, mais à présent, ces entreprises exécutent ces ordres par milliers. »
Le Canada et l’UE diffèrent énormément quant au droit de la vie privée. En Europe – où le souvenir des États policiers reste bien vivant dans la mémoire de bien des électeurs –, liberté d’expression et droit à la vie privée sont égaux devant la loi. Au Canada, la liberté d’expression est un droit garanti par la Charte, tandis que le droit à la vie privée se « lit entre les lignes » à l’article 7 de la Charte. Toute tentative d’introduire le droit à l’oubli comme droit fondamental au même titre que la liberté d’expression finirait donc devant la Cour suprême.
« Ce serait un coup de dés, avertit M. Slonosky. Une fois l’information dans le domaine public, elle n’est plus privée. »
Finalement, la situation du droit à l’oubli au Canada dépend des outils que les élus finiront par privilégier, si jamais ils s’engagent dans cette voie. Quant aux praticiens du droit de la vie privée, ils prêchent la prudence.
« Le droit à la vie privée n’est pas une panacée; on ne saurait y avoir recours pour régler des problèmes sociaux dont les meilleurs remèdes sont ailleurs », de conclure Mme Morin.
Doug Beazley est un contributeur régulier à EnPratique.