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La règle selon laquelle un actionnaire d’une SPA ne dispose pas d’un recours direct contre le tiers qui cause un dommage à l’entreprise est-elle compatible avec les principes de base du C.c.Q.?
Isabella Tamilia, l’Université de Montréal
Avant 1994, le terme utilisé en droit commercial dans le Code civil du Bas-Canada (ci-après « C.c.B.C. ») était celui de « commercialité ». En 1994, le législateur québécois a choisi de remplacer cette notion par celle d’« entreprise », à l’article 1525 du Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q. »).1 Cette dernière est un concept beaucoup plus large, permettant ainsi de couvrir un plus grand éventail d’activités. Le but du législateur était de pallier à la désuétude des principes traditionnels et de répondre aux nouvelles réalités économiques et sociales du milieu commercial.2 Avec ce statut particulier d’« entreprises », celles-ci ont dorénavant recours à un régime dérogatoire dans lequel la loi prévoit des règles exclusives au monde des affaires. Les entreprises se distinguent entre elles par la forme juridique que l’entrepreneur choisit pour son exploitation. Le droit civil québécois reconnaît d’ailleurs cinq formes juridiques d’exploitation d’une entreprise, dont celle qui nous intéresse pour ce travail est « l’entreprise exploitée par une société », qui inclut la société par actions (ci-après « SPA »). Les SPA sont soumises à leur loi d’incorporation et, à titre supplétif, au C.c.Q., soit les articles 298 et suivants. La problématique de ce travail est que les articles 298 et suivants ont de nombreuses conséquences sur les principes de base du C.c.Q., particulièrement quant à la responsabilité civile, et donc sur les recours des actionnaires de la société. C’est ainsi que la question de recherche est : la règle selon laquelle un actionnaire d’une SPA ne dispose pas d’un recours direct contre le tiers qui cause un dommage à l’entreprise est-elle compatible avec les principes de base du C.c.Q.? Le courant dominant dans la jurisprudence et la doctrine québécoise est que cette règle est tout-à-fait cohérente avec le C.c.Q., particulièrement à la lumière des articles 298, 301, 302 et 303. En fait, puisque l’entreprise a une personnalité juridique distincte en vertu de l’article 298 du C.c.Q., si une action doit être intentée au sujet d’un dommage qui lui a été causé par un tiers, c’est l’entreprise elle-même qui doit poursuivre pour être compensée, et non l’actionnaire. Le préjudice subi par l’actionnaire, telle que la perte de valeur de ses actions, n’est qu’un préjudice indirect, et n’est pas considéré comme étant distinct de celui subi par la SPA. Selon le courant dominant, il n’existe donc aucun lien de droit entre l’auteur de la faute et l’actionnaire. L’application de cette règle en droit civil québécois suscite tout de même des questions fondamentales qui sont au centre du droit corporatif canadien et québécois, faisant actuellement l’objet de débat dans la sphère juridique. L’actionnaire a-t-il un « intérêt suffisant » pour poursuivre le tiers? Le préjudice de l’actionnaire doit-il être « distinct » de celui subi par la société, ou seulement être « direct »? Ce sont des questions qui contribuent à la critique du courant dominant. Pour répondre à la question de recherche, le travail est présenté en trois parties : en premier, la règle selon laquelle un actionnaire ne dispose pas d’un recours direct contre le tiers qui cause un dommage à l’entreprise; en deuxième, la jurisprudence québécoise à cet effet; et en troisième, les principes flexibles en droit québécois. La première présente la règle sous deux angles : (1) les caractéristiques de la SPA aux articles 298 et suivants du C.c.Q. et (2) l’arrêt de Common Law Foss. La deuxième partie fait l’analyse de la jurisprudence québécoise : l’arrêt Houle et l’arrêt Brunette. La troisième partie offre une critique de deux concepts flexibles importants en droit québécois : (1) la notion de l’intérêt suffisant et (2) la notion de la retenue judiciaire.
1. L’actionnaire ne bénéficie pas d’un recours direct contre le tiers
1.1 Les caractéristiques de la société par actions : art. 298 et suivants du C.c.Q.
Le droit québécois reconnaît cinq formes juridiques d’exploitation d’une entreprise : l’entreprise exploitée par une personne physique, par une société, par une association, par une coopérative, ou par un patrimoine d’affectation.3 La SPA fait partie de la deuxième forme énumérée, soit l’entreprise exploitée par une société.4 La définition de la SPA dans le dictionnaire juridique est : « une personne morale dont le capital est formé d’actions et dans laquelle la responsabilité de chacun des actionnaires est limitée à l’intérêt qu’il y possède ».5 Nous pouvons déjà comprendre, à travers cette définition, que la SPA est une forme juridique très particulière et qu’elle se distingue d’ailleurs à plusieurs égards des autres véhicules juridiques. Commençons avec sa caractéristique la plus déterminante : son statut de personne morale. À l’état actuel en droit québécois, la personnalité morale peut uniquement être accordée par le législateur.6 Le législateur l’a accordée spécifiquement à la SPA en vertu de l’article 2188 du C.c.Q., au deuxième alinéa :
« 2188. La société est en nom collectif, en commandite ou en participation. Elle peut être aussi par actions; dans ce cas, elle est une personne morale. ».
Puisque la SPA est une personne morale, cela implique nécessairement qu’elle a la personnalité juridique, tel qu’il est énoncé au premier alinéa de l’article 298 du C.c.Q. :
« 298. Les personnes morales ont la personnalité juridique. Elles sont de droit public ou de droit privé. »
La personnalité juridique distincte, réservée aux SPA en tant que personnes morales, est une « fiction qui découle de la volonté de l’État ».7 La SPA a donc une personnalité juridique distincte de ses membres. C’est de cette reconnaissance de la personnalité distincte que découle la règle de l’exclusion du recours direct de l’actionnaire d’une SPA.8 En fait, en créant une personne morale, lui attribuant ainsi des droits spécifiques et distincts, le législateur a implicitement enlevé le recours direct de ses membres pour les dommages causés à l’encontre de la société.9 La notion de personnalité distincte de la société est reconnue en droit québécois depuis 1897 dans l’arrêt Salomon c. A. Salomon Co. Ltd..10 La personnalité juridique distincte implique aussi d’autres éléments importants. D’abord, la société a son propre patrimoine, distinct de celui de ses membres, tel qu’édicté à l’article 302 du C.c.Q. :
« 302. Les personnes morales sont titulaires d’un patrimoine qui peut, dans la seule mesure prévue par la loi, faire l’objet d’une division ou d’une affectation. Elles ont aussi des droits et obligations extrapatrimoniaux liés à leur nature. ».
Le patrimoine distinct crée une « indépendance de fait » entre la personne morale et ses membres, en lui attribuant des droits et obligations ainsi que des organes de représentations et décisionnels qui lui sont propres.11 Ensuite, les personnes morales ont la pleine jouissance des droits civils, tel que stipulé à l’article 301 du C.c.Q., ainsi que la capacité requise pour exercer tous leurs droits, tel que stipulé à l’article 303 du C.c.Q. En lisant conjointement ces deux articles, nous pouvons constater non seulement que la SPA possède les mêmes capacités que les personnes physiques, mais aussi, que le droit d’action appartient à la SPA elle-même en tant que personne morale, et non à ses membres.12 De plus, étant donné la personnalité distincte de la SPA et le fait qu’elle est titulaire d’un patrimoine distinct, ses membres ont une responsabilité limitée, tel qu’énoncé à l’article 309 du C.c.Q. :
« 309. Les personnes morales sont distinctes de leurs membres. Leurs actes n’engagent qu’elles-mêmes, sauf les exceptions prévues par la loi. ».
La responsabilité limitée des membres de la SPA est un des avantages les plus importants de ce véhicule juridique. La responsabilité limitée signifie que les actionnaires ne peuvent pas, en principe, être tenus responsables personnellement des dettes ou des obligations de la société. La responsabilité de l’actionnaire est donc limitée au montant qui a été versé dans leurs actions, c’est-à-dire que, si la société est poursuivie, l’actionnaire ne risque que l’investissement qu’il a versé initialement dans la société.13 La constitution en personne morale est donc plus avantageuse pour l’actionnaire que pour le tiers qui contracte avec une SPA. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il arrive souvent aux tiers de demander aux actionnaires de s’engager personnellement pour les dettes de la société, pour passer outre la personnalité morale distincte de la SPA.14 La responsabilité limitée est accordée aux actionnaires en les protégeant derrière un « voile corporatif ». Le voile corporatif est une fiction juridique servant à définir la distinction qui existe entre la personnalité juridique d’une société et celle de ses actionnaires.15 Grâce à cette séparation fictive, les actionnaires « évitent de se voir imputer les actes ou obligations de la société ».16 En droit québécois, la jurisprudence et la doctrine « privilégient depuis toujours » la notion de voile corporatif, soulignant que ce principe doit « s’appliquer de façon prépondérante ».17 Voici comment l’auteur Paul Martel le met en valeur:
« Particulièrement en matière contractuelle, la personnalité distincte de la société doit toujours être reconnue et respectée. Si un tiers a choisi de transiger avec une société, sans demander à l’actionnaire de celle-ci de cautionner ses engagements […] il n’a que lui-même à blâmer si cette société s’avère insolvable. ».18
Par contre, il y a tout de même des limites à la protection accordée aux actionnaires, c’est-à-dire des cas exceptionnels dans lesquels le voile corporatif peut être « levé ». Lorsque les actionnaires confondent leurs affaires personnelles avec celles de la société, utilisant la société de manière à se « camoufler » derrière le voile, ces gestes « percent le voile corporatif », exposant ainsi les actionnaires à la responsabilité personnelle.19 Plus spécifiquement, lorsque les membres utilisent la compagnie comme l’alter ego pour masquer une fraude, un abus de droit, ou une contravention à une règle d’ordre public, la levée du voile corporatif est permise en vertu de l’article 317 du C.c.Q. L’article 317 du C.c.Q. tire ses origines de la Common Law. En fait, c’est le risque d’abus à l’égard d’une société qui a incité les tribunaux de Common Law à élaborer des exceptions jurisprudentielles au principe de la responsabilité limitée, leur permettant de lever le voile corporatif.20 Étant donné l’influence de la Common Law sur le droit des sociétés au Québec, les tribunaux québécois se sont référés à la jurisprudence anglo-canadienne pour élaborer un mécanisme similaire de levée du voile corporatif, qui s’appliquait de façon supplétive au C.c.B.C.21. En 1994, le législateur québécois a codifié les exceptions jurisprudentielles qui ont été développées aux cours des années.22 Alors, depuis 1994, l’article 317 du C.c.Q. régit la levée du voile corporatif en y énonçant des critères généraux d’application. Le concept du soulèvement du voile corporatif demeure une mesure d’exception et ne peut avoir lieu que si toutes les conditions « limitées, précises et bien connues » de l’article 317 sont remplies.23 La levée du voile corporatif s’agit donc d’un régime dérogatoire, c’est-à-dire que les tribunaux dérogent exceptionnellement au principe de la personnalité juridique distincte de la société.24
1.2 La règle de Common Law: Foss c. Harbottle
Avant l’arrêt de Common Law Foss c. Harbottle, les juges ne s’immisçaient pas dans les différends internes d’un partenariat, « sauf en vue d’une dissolution ».25 L’harmonie entre les membres d’une société n’était donc pas gérée par les tribunaux, mais était plutôt laissée aux parties eux-mêmes. En fait, les juges abdiquaient leur juridiction « en faveur de l’autorité alternative évidente », soit en faveur de la règle de la majorité, c’est-à-dire qu’ils préféraient laisser les membres régler les conflits internes au vote de la majorité.26 Avec les années, ce refus d’intervenir était devenu désuet et a dû s’adapter pour mieux répondre aux besoins de la population, plus spécifiquement, aux besoins du nombre croissant de SPA. Ainsi, les tribunaux allaient dorénavant seulement refuser d’intervenir dans les cas de « questions de règlementation interne ».27 Par exemple, dans l’arrêt de Common Law Carlen c. Drury,28 en 1812, le juge a refusé d’intervenir puisque « les articles du ‘partenariat’ fournissaient un recours interne efficace en cas de mauvaise gestion ».29 Par la suite, en 1843, il y a eu un avancement majeur de la loi concernant les actionnaires, amené par la décision Foss: la société est le seul demandeur légitime dans une procédure concernant ses droits.
Dans l’arrêt Foss, deux actionnaires ont intenté une action contre les directeurs de la compagnie, alléguant qu’ils ont « mal appliqué les actions de la compagnie » et « mal hypothéqué la propriété de la compagnie ».30 La Cour avait rejeté la demande des actionnaires, soulignant que le manquement des directeurs de la compagnie était un préjudice fait à l’encontre de la compagnie, et non pas aux actionnaires. Ainsi, seulement la compagnie a l’autorité de poursuivre pour les dommages, et les deux actionnaires n’ont aucun recours à titre personnel. L’arrêt Foss est devenu un précédent en droit corporatif canadien, qui est encore applicable aujourd’hui. L’arrêt a établi la règle selon laquelle les actionnaires d’une SPA n’ont pas de cause d’action distincte en droit pour les torts causés à la société. Cette règle est depuis appelée « la Règle dans Foss c. Harbottle ». Il y a deux principes importants qui ont été discutés dans Foss. Le premier principe est celui de la « proper plaintif rule ». La « proper plaintif rule » signifie que le demandeur concerné est prima facie la société elle-même et non pas ses actionnaires individuellement.31 Ainsi, si un tiers commet des actes négligents envers les membres de la société, causant des dommages à celle-ci, seule la société peut poursuivre le tiers pour faire valoir ses droits. La source de cette règle provient du principe de la personnalité juridique distincte : la compagnie est traitée devant la loi comme étant une personne morale distincte de ses membres.32 Selon cette logique, la compagnie est un sujet de droit et doit donc faire valoir ses propres droits. Le deuxième principe discuté dans l’arrêt Foss est celui de la règle de la majorité. La définition juridique de la « majorité » est : « un groupement de voix qui l’emporte par le nombre lors d’une élection ou du vote d’une décision ».33 La règle de la majorité signifie donc que les décisions sont prises à la majorité des voix exprimées par les actionnaires, soit plus de 50%. La règle de la majorité est intrinsèquement liée à la règle du « proper plaintif rule » puisque c’est la majorité des membres qui décide si la compagnie devrait intenter une action pour remédier une faute qui a été commise contre elle.34 Alors, même si la minorité allègue qu’une faute a été commise, soit par un autre membre de la société ou par un tiers, c’est la majorité qui décidera de l’issue de l’affaire. Le problème est que la « majorité » est souvent sous le contrôle d’« un petit groupe de directeurs ».35 La minorité fait face à un dilemme: soit que la majorité sera de leur côté, faisant en sorte que la compagnie pourra intenter une action, soit que la majorité ne sera pas de leur côté, faisant en sorte qu’il n’y aura aucune poursuite.36 Dans chacun des deux cas, la minorité n’obtient pas le droit d’agir en tant que demandeur en vue d’obtenir une indemnisation.37
Dans la décennie qui suivit l’arrêt Foss, les tribunaux canadiens se sont prononcés à maintes reprises pour appuyer la règle de Foss. Voici comment un auteur l’a résumée: sans la règle de Foss, il y aurait des risques « d’actions futiles, de litiges oppressifs, et d’une multiplicité de poursuites ».38 Conséquemment, les compagnies n’auraient aucune chance de survie puisqu’elles seraient «torn to pieces » par tous les litiges, pour reprendre l’expression de l’auteur.39 À la suite de l’arrêt Foss, les tribunaux ont appliqué la règle telle qu’elle l’était, ou ils ont tenté de limiter son application en élaborant des exceptions.40 Particulièrement quatre exceptions, établies dans la jurisprudence au cours des années, ont été retenues. Le juge Jekins L.J. les a énumérées dans l’arrêt Edwards c. Halliwell :41
« 1) conclure une transaction illégale ou ultra vires;
2) prétendre faire, par résolution ordinaire, tout acte qui, par sa constitution ou par l’Acte, exige d’être fait par résolution spéciale;
3) tout acte ou omission portant atteinte aux droits individuels du demandeur en tant que membre;
4) agir frauduleusement envers la société ou envers les actionnaires minoritaires lorsque les administrateurs ne prennent pas les mesures qui s’imposent pour remédier à la situation. ».42
L’arrêt Foss, malgré être un arrêt de Common Law, a eu une influence importante sur le droit des sociétés québécoises. En fait, la convergence entre la Common Law et le droit civil québécois est un phénomène qui n’est ni nouveau ni rare. Par contre, leurs rapports se sont articulés de manières différentes selon les époques et selon les domaines du droit.43 En fait, alors qu’au début, la Cour suprême du Canada (ci-après « C.S.C. ») visait l’uniformisation du droit, par la suite, peu à peu, elle cherchait plutôt à reconnaître la « spécificité et l’autonomie » du droit civil québécois.44 Cette reconnaissance de la particularité du droit civil a permis l’émergence d’un « véritable dialogue » entre les deux traditions juridiques. La convergence entre la Common Law et le droit civil ne porte pas atteinte à l’intégrité de l’un ou de l’autre lorsqu’elle concerne des principes similaires ou des concepts propres à chacun des systèmes juridiques.45 Par contre, ils s’opposent parfois, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la doctrine est d’avis que les deux traditions continuent d’« évoluer en parallèle en se laissant influencer mutuellement dans le respect des principes généraux et de l’économie des régimes juridiques qui leur sont propres ».46 Les auteurs font souvent référence au « caractère mixte » du droit civil québécois.47 En fait, en lisant certaines dispositions du C.c.Q., particulièrement celles du droit des sociétés, soit les articles 298 et suivants, nous pouvons constater à quel point le C.c.Q. s’est inspiré de la Common Law lors de sa codification.48 De plus, pour appliquer et interpréter les dispositions du C.c.Q., les juges de droit civil continuent de se servir de la Common Law comme référence pour les guider dans leurs décisions.49 Quant à la cohérence de l’ensemble juridique au final, la juge L’Heureux-Dubé explique que :
« Cette similarité apparente des règles fondamentales ne doit cependant pas nous faire oublier que les tribunaux se doivent d’assurer […] un développement qui reste compatible avec l’ensemble du droit civil québécois, dans lequel il s’insère. […] le droit civil québécois a ses racines dans des préceptes qui lui sont propres […] »50
Ce que la juge L’Heureux-Dubé fait ressortir dans ce passage est que lorsque des litiges civils concernent des questions communes à la tradition de Common Law, la C.S.C. aura tendance à s’inspirer de celle-ci à titre comparatif.51 Cette méthode d’analyse, fondée sur le droit comparé, est souvent utilisée en droit des sociétés.52
2. La jurisprudence québécoise
L’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale,53 rendu en 1990 par la C.S.C., fut un point tournant en droit québécois, particulièrement en droit des affaires et en responsabilité civile. En fait, la décision dans Houle est allée à l’encontre non seulement de la tendance jurisprudentielle québécoise, mais aussi de la règle établie dans Foss, qui était pourtant reconnue en droit québécois depuis 1912.54 La Cour a permis aux actionnaires de prendre une action personnelle contre le tiers, reconnaissant ainsi un lien de droit direct entre les actionnaires de la compagnie et le tiers. La permission a été octroyée dans le but de corriger une situation « manifestement injuste ».55 S’agit-il ici d’une exception à la règle de Foss? Nous verrons que la décision dans Houle n’a pas établi de véritable exception à la règle, ce qui a d’ailleurs été confirmé à nouveau par la C.S.C. en 2018 dans Brunette.56
2.1 L’arrêt Houle en 1990
Les faits. Les trois parties importantes à considérer dans l’affaire Houle sont : la compagnie Houle (la SPA), les frères Houle (les actionnaires), et la banque (le tiers). La compagnie Houle faisait affaires avec la banque depuis cinquante années. En 1973, la compagnie a obtenu auprès de la banque un crédit de 700 000$. Par la suite, en 1974, la compagnie a demandé à celle-ci de hausser son crédit à 900 000$, en signant un acte de fiducie garantissant ses dettes envers la banque pour 1 000 000$. Cela signifie que les frères Houles, soit les actionnaires de la compagnie, ont garanti, en leur nom personnel, les dettes de la compagnie. Vingt jours après la signature de l’acte de fiducie, sans aucun avis, la banque a repris son prêt et, trois heures plus tard, elle a réalisé sa garantie, « stoppant brusquement les opérations de la compagnie ».57 En même temps, en décembre 1973, les frères Houle étaient en train de négocier la vente de leurs actions pour 1 000 000$ avec une autre compagnie appelée Weddel Ltd; cette négociation se faisait avec la pleine connaissance de la banque. Ainsi, lorsque la banque a pris possession en février 1974, Weddel Ltd a décidé de baisser son offre à 300 000$. Les frères Houle, n’ayant aucun autre choix que de sauver ce qu’il restait de leur compagnie, ont accepté cette offre de 300 000$, pourtant une différence de 700 000$ avec l’offre initiale. Conséquemment, les actionnaires de la compagnie ont poursuivi la banque en dommages pour la perte subie sur la vente de leurs actions à Weddel Ltd, réclamant la somme de 700 000$. Pour spécifier, les frères Houles, actionnaires de la compagnie à laquelle le tort a été causé, ont intenté, en leur qualité personnelle, une action contre le tiers, soit la banque. Pourtant, le recours direct par un actionnaire envers un tiers pour les dommages causés à la SPA n’est pas permis, en raison de la personnalité juridique distincte de celle-ci. Alors, pourquoi la Cour a-t-elle permise un tel recours?
Les arguments. Du côté des demandeurs, les actionnaires reprochent que la banque n’entretenait pas uniquement des rapports avec la compagnie elle-même, mais aussi avec les actionnaires personnellement.58 En fait, à titre de sûreté, les frères Houle, qui étaient les seuls actionnaires de la compagnie, ont fourni à la banque des lettres de cautionnement en leur nom personnel. En plus, la banque a exigé une caution de la part de leur mère, qui n’était pas actionnaire de la compagnie, ainsi que de la part d’une autre compagnie familiale dont les frères Houle étaient actionnaires, Les Porcheries Houle Ltée. La banque avait même obtenu un acte de fiducie sur tous les actifs mobiliers et immobiliers de la compagnie, y compris les avoirs de la succession Hervé Houle, à la demande expresse de la défenderesse.59 Ainsi, les actionnaires étaient garants des dettes de la compagnie, ce qui implique qu’ils ont renoncé au bénéfice de la responsabilité limitée qui leur était garantie avec la constitution d’une SPA. Bref, les demandeurs invoquent le caractère familial de l’entreprise et soutiennent que la banque faisait affaires avec la famille Houle personnellement, « la compagnie n’étant qu’un intermédiaire ».60 De l’autre côté, soit de la défense, la banque a soutenu qu’il n’y avait aucun lien de droit entre elle et les frères Houle. De cette façon, si une faute a été commise de leur part, les dommages ne seraient pas envers les actionnaires personnellement, mais plutôt, envers la compagnie. La compagnie serait donc la seule qui pourrait exercer un recours à ce sujet. La défense ajoute que, malgré le caractère familial de l’entreprise, les frères Houle « ont choisi la formule corporative plutôt que de faire affaires sous leur nom personnel ».61 Ainsi, en choisissant les avantages de la formule corporative, ils doivent aussi en assumer les désavantages.62
À la lumière des arguments des deux côtés, le débat dans l’affaire Houle reposait sur le fait de déterminer s’il y avait un lien de droit entre la banque et les actionnaires; et donc, s’il y avait raison pour la Cour de soulever le voile corporatif entre la banque et la compagnie Houle pour laisser les actionnaires intenter une action direct contre la banque. En théorie, il y a trois formes de levée de voile corporatif : la levée judiciaire, la levée par voie législative, et la levée par voie conventionnelle.63 La levée par voie conventionnelle est celle concernée dans l’affaire Houle. Celle-ci est une forme de levée qui se fait par consentement entre le tiers et les actionnaires, dans lequel les actionnaires acceptent de s’engager personnellement dans le contrat entre le tiers et la compagnie.64 Il s’agit d’une pratique courante de la part des banques lorsqu’ils contractent avec des compagnies relativement nouvelles ou des SPA ayant un petit nombre d’actionnaires.65 Puisque le prêteur, agissant en tant que créancier d’une compagnie, craint la solvabilité de celle-ci, il arrive souvent que le prêteur va demander aux membres de cautionner les obligations de la compagnie.66 Dans Houle, le fait que la banque ait exigé une caution de la part des actionnaires, de leur mère, et d’une autre compagnie détenue par les frères Houle, montre qu’il y avait un accord pour lever le voile corporatif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Cour a jugé que la banque ne « transigeait pas véritablement avec le compagnie, mais plutôt avec la famille Houle », comme nous le verrons dans les prochains paragraphes.67 En fait, les paragraphes suivants font l’analyse des jugements des trois instances, soit par la Cour supérieure du Québec (ci-après « C.S. »), la Cour d’appel du Québec (ci-après « C.A. »), et la C.S.C.
Décision de la C.S. : En première instance, la C.S. a maintenu l’action en statuant que la banque a commis une faute, particulièrement dans l’exercice abusif de ses droits68. En fait, selon la juge, « il y a eu comportement abusif, mauvaise foi et faute de la banque » lorsqu’elle n’a pas donné un délai raisonnable d’avis d’exécution de ses garanties69. Pour cette raison, la Cour a décidé qu’il y a lieu de soulever le voile corporatif « afin de prévenir une injustice »70, confirmant ainsi un lien de droit entre la banque et les actionnaires. La Cour ne nie toutefois pas le fondement du principe de la personnalité juridique distincte de la compagnie. Elle s’est d’ailleurs prononcée sur le fait :
« Nos tribunaux n'ont pas hésité à percer ce voile corporatif, afin de prévenir des injustices ou des malhonnêtetés. […] Dans des circonstances spécifiques à certaines causes, le voile corporatif doit être levé […], pour déterminer la relation juridique véritable qui peut exister entre un créancier d'une part et une compagnie et ses actionnaires d'autre part. »71.
Selon la Cour, il y avait plusieurs éléments militant en faveur de la reconnaissance d’un lien de droit entre les actionnaires et la banque. Ces éléments sont surtout : le caractère familial de l’entreprise, les liens étroits entre la banque et les actionnaires depuis cinquante ans, l’existence de cautionnements personnels des actionnaires envers la banque, la connaissance par la banque des négociations entre les actionnaires et l’acheteur, ainsi que les « effets néfastes prévisibles de la saisie sur ces négociations »72.
Décision de la C.A.:Par la suite, il y a eu l’appel du jugement de la C.S. en 1987. La C.A. a maintenu le jugement de première instance en mettant en valeur les mêmes arguments que la C.S. Selon la C.A., le fait que les actionnaires étaient garants des dettes de la compagnie, se responsabilisant personnellement envers celle-ci, « a suffi pour établir un lien de droit entre la banque et eux ».73 La Cour s’est prononcé sur deux sujets : la notion d’abus de droit et la notion du voile corporatif. Quant à la première notion, la Cour a décidé que la banque, en n’ayant pas donné un délai raisonnable à la compagnie pour répondre à sa demande de paiement, a commis un abus de droit.74 En fait, il est bien établi en droit canadien et en droit québécois que la banque, en tant que créancier, a l’obligation d’accorder au débiteur un délai raisonnable pour lui permettre de payer, c’est-à-dire de lui donner une chance de recueillir la somme requise.75 L’obligation de donner un délai raisonnable a d’ailleurs été affirmée par la C.S.C. en 1982 dans l’arrêt Lister.76 Cette obligation implicite s’appliquetant aux paiements de prêt qu’aux retraits d’une marge de crédit.77 La détermination du « délai raisonnable » dépend des faits et des circonstances de chaque cause.78 Le juge Malouf de la C.A. dans Houle s’est d’ailleurs prononcé sur l’application du délai raisonnable :
« La longueur du délai est une question de fait. Le tribunal appelé à répondre à cette question doit tenir compte de toutes les circonstances entourant l'ouverture du crédit, la relation entre les parties, la demande de paiement et la prise de possession. »79.
Pour ajouter aux propos du juge Malouf, la définition dans le dictionnaire juridique de « délai raisonnable » est : « délai qui, compte tenu des circonstances particulières d’une affaire, doit être respecté par un plaideur diligent ».80 Des exemples de facteurs qui peuvent être pris en considération pour évaluer le délai raisonnable sont : le montant du prêt, le risque pour le créancier de le perdre, la durée de la relation entre le créancier et le débiteur, la réputation du débiteur, la possibilité pour lui de recueillir l’argent requis à brève échéance, et les circonstances entourant la demande de paiement.81 Ces facteurs ont été énumérés par la Cour suprême de l’Ontario dans l’arrêt Mister Broadloorn Corporation82 et repris par le juge Malouf dans l’arrêt Houle.
Le fait que la C.A. dans Houle ait décidé que la banque a commis un abus de droit, sans qu’il soit nécessaire de faire la lourde preuve de mauvaise foi, de malice ou d’intention de nuire, est une approche tout-à-fait nouvelle dans l’application de la théorie de l’abus de droit.83 En fait, avant l’arrêt Houle, les tribunaux québécois ont toujours favorisé une interprétation restrictive de la théorie de l’abus de droit, n’admettant la notion d’abus que dans les cas où le créancier avait agi malicieusement.84 Nous pouvons ainsi constater que, dans l’arrêt Houle, la Cour a élargi le concept de l’abus et a donc, en quelque sorte, imposé de manière plus stricte le devoir de bonne foi aux créanciers.85 Sur ce sujet, dans un arrêt similaire, Pole Lite Ltée c. Banque provinciale du Canada,86 malgré que la C.A. ait jugé que la banque n’avait pas commis un abus de droit, elle a commenté qu’elle aurait pu l’être « si par crainte exagérée de perdre ses suretés, [elle] liquide du jour au lendemain celles-ci en ne laissant pas l’occasion à son client de trouver une solution à son problème ».87
Décision de la C.S.C.: Enfin, rendu à la C.S.C., le juge Lamer, en accord avec les instances inférieures, a rejeté l’appel de la banque et a maintenu sa responsabilité. À son avis, la banque « n’a pas agi de façon raisonnable » et elle a « commis un délit par une prise de possession abusive des actifs de la compagnie et par leur liquidation dans un délai de trois heures ».88 Cependant, à la différence de la C.S. et de la C.A., la C.S.C. a refusé de lever le voile corporatif, au motif qu’il ne soit pas nécessaire de le faire pour accueillir la demande des frères Houles. En fait, dans de telles affaires, la C.S.C. se montre réticente à accepter que des actionnaires puissent invoquer la levée du voile corporatif, préférant plutôt appliquer les principes du droit commun.89 La C.S.C. a cité les affaires Salomon 90 et Silverman 91 pour souligner que la personnalité juridique distincte de la personne morale est un principe « clairement établi » depuis longtemps en droit québécois. Ainsi, elle confirme que les actionnaires n’ont pas de recours direct contre le tiers qui cause dommage à la compagnie, et que c’est la « solution correcte ».92 En fait, selon le C.S.C., « toute autre solution entraînerait des conséquences illogiques » et il n’y aurait plus d’avantage d’incorporer une SPA.93 C’est ainsi que la C.S.C. a décidé de plutôt appliquer le droit commun des obligations « en donnant une interprétation large des principes de la responsabilité civile », particulièrement de l’article 1457 du C.c.Q..94 Selon la Cour, les actionnaires ne disposent d’aucun droit d’action fondé sur le contrat lui-même entre la compagnie et la banque, mais plutôt, d’un droit fondé sur la responsabilité délictuelle.95 En fait, elle affirme à maintes reprises qu’« une partie contractante peut incontestablement encourir aussi une responsabilité délictuelle envers un tiers, à l’extérieur donc de la sphère contractuelle ».96 La banque aurait donc engagé directement sa responsabilité envers les frères Houle en vertu de l’article 1457 du C.c.Q. À ce sujet, la Cour spécifie que pour pouvoir invoquer la responsabilité délictuelle, il doit « toujours y avoir une obligation légale, indépendante du contrat, entre la partie contractante et le tiers ».97 Ainsi, dans ce cas, les frères Houle devaient établir que la banque avait l’obligation légale distincte d’agir raisonnablement envers eux, indépendamment de son obligation contractuelle envers la compagnie Houle.
La responsabilité délictuelle a trois composantes, devant toutes être présentes pour tenir une personne responsable civilement : une faute, un dommage, et un lien de causalité. Quant au premier élément, soit la faute, le juge a conclu que la banque a commis une faute puisqu’elle a agi « sans justification de façon impulsive et dommageable » pour prendre possession et vendre les actifs de la compagnie, en plus de le faire dans un délai déraisonnable de trois heures et en ayant la pleine connaissance des négociations entres les intimés et l’acheteur.98 La Cour a ajouté que la banque avait un devoir d’agir de façon prudente et diligente pour éviter de causer un préjudice aux actionnaires, ce qu’elle n’a pas fait. Ensuite, quant au deuxième élément, soit le dommage, celui-ci doit être certain et direct, tel qu’édicté à l’article 1607 du C.c.Q. Par rapport au critère « certain », la Cour a conclu que le dommage était certain. En fait, elle a repris les conclusions de la C.S. et la C.A., soit que les intimés avaient subi une perte de 250 000$, représentant la différence entre la valeur des actions avant et après les agissements de la banque. La valeur de 250 000$ n’est donc pas contestée et représente le « préjudice réellement subi ».99 Par rapport au critère « direct », la Cour a conclu que le dommage était subi directement par les actionnaires. Elle a repris les propos de la C.A., soit que l’atteinte portée à la valeur potentielle de leurs actions dont ils étaient « sur le point de jouir personnellement », consistait en un dommage direct.100 Les actionnaires ont perdu « quelque chose qui était à portée de la main ».101 La Cour cite aussi les propos de l’auteur Paul Martel selon lesquels le dommage résultant de la vente imminente des actions est un dommage direct aux actionnaires « en plus ou au-delà et indépendamment de tout dommage qu’a pu subir la compagnie elle-même ».102 Enfin, quant au troisième élément, soit le lien de causalité, la Cour a confirmé le lien de causalité entre la faute de la banque et le dommage causé aux actionnaires, stipulant qu’« il est inévitable que la précipitation avec laquelle s’est effectuée la liquidation des actifs de la compagnie cause un dommage aux intimés ».103 Bref, ayant établi que les trois éléments de la responsabilité délictuelle étaient présents en l’espèce, la C.S.C. a conclu que la banque a manqué à l’obligation légale de l’article 1457 du C.c.Q. et est donc responsable du dommage subi par les actionnaires.
2.2 L’arrêt Brunette en 2018
Depuis la décision de la C.S.C. en 1990 dans l’affaire Houle, il y avait des incertitudes dans la sphère juridique quant à l’application de la règle Foss en droit des sociétés au Québec. Toutefois, une décision récente de la C.S.C. dans Brunette est venue éclaircir les choses. Dans cet arrêt, la C.S.C. a reconfirmé la règle de Foss selon laquelle un actionnaire ne peut pas poursuivre un tiers directement pour les dommages causés à la compagnie, soulignant la distinction entre le droit d’action d’un actionnaire et celui de la société. Cette affaire est d’une grande utilité puisque le juge Rowe dans son jugement majoritaire, ainsi que la juge Côté dans sa dissidence, ont tous les deux analysé en profondeur des concepts importants en droit canadien et en droit québécois, particulièrement pour le droit des sociétés. Ces concepts sont la personnalité juridique distincte des sociétés, ainsi que la qualité pour agir des actionnaires, plus particulièrement la notion de l’« intérêt suffisant », lesquels seront discutés dans la partie 2 de ce travail.
Il y a trois parties importantes dans l’affaire Brunette : la compagnie Groupe Melior (la société), la Fiducie Maynard (les actionnaires), et LTJ, un groupe d’avocats et de comptables (le tiers). Yves Brunette et Jean Maynard sont fiduciaires de la Fiducie Maynard (ci-après « Fiducie »). La Fiducie était la seule actionnaire de 9143-1304 Québec inc., une société de portefeuille qui contrôlait les sociétés qui formaient le Groupe Melior. La Fiducie soutient que LTJ avaient commis des fautes professionnelles dans l’établissement de la structure fiscale du Groupe Melior, manquant ainsi à leur obligation de conseil envers la Fiducie.104 Selon les appelants, ces fautes ont mené à la faillite de la plupart des sociétés du Groupe Melior, dont la faillite de 9143-1304 Québec inc., et la perte totale de valeur du patrimoine de la Fiducie. Analysons brièvement les trois instances de l’affaire Brunette, soit les décisions de la C.S., la C.A. et la C.S.C.
En 2015, en première instance, la C.S. a donné raison aux intimés, concluant que la Fiducie ne pouvait pas réclamer des dommages pour des fautes commises à l’endroit des sociétés du Groupe Melior. Citant l’arrêt Foss et l’arrêt Houle, elle rappelle que les actionnaires n’ont pas de cause d’action quant aux fautes commises par un tiers à l’encontre de la compagnie. Ensuite, en 2017, la C.A. a aussi rejeté la demande en raison de l’absence d’intérêt suffisant. Comme la C.S., elle souligne que la règle selon laquelle les actionnaires n’ont pas de cause d’action pour un préjudice causé à la société s’applique tant en Common Law qu’en droit civil québécois. Quant à l’application de la responsabilité délictuelle, la C.A. l’a refusée également. En fait, elle a conclu que les dommages réclamés par la Fiducie résultaient d’un préjudice qui n’était « ni direct ni distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior ».105 Ainsi, puisque le dommage doit être « certain et direct » pour pouvoir tenir une personne responsable civilement, selon l’article 1607 du C.c.Q., et qu’il ne l’était pas dans ce cas, la responsabilité délictuelle du tiers ne pouvait pas être retenue.
Enfin, en 2018, la C.S.C. a rendu son jugement. La Cour adresse l’affaire Houle et les tendances à vouloir penser que celle-ci a créé une exception à la règle de Foss. La Cour confirme que les principes énoncés dans Houle ne créent pas un régime d’exception à la règle générale empêchant l’actionnaire d’obtenir une indemnisation.106 Ils constituent plutôt une « mise en œuvre des principes généraux de la responsabilité civile en droit québécois », notamment des articles 1457 et 1458 du C.c.Q..107 Ainsi, c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que les actionnaires d’une compagnie peuvent avoir un droit d’action qui leur est propre contre le tiers. Pour se faire, les actionnaires doivent établir deux éléments : 1) le tiers a manqué à une obligation distincte envers eux, et 2) ce manquement leur a occasionné un préjudice direct, indépendant de celui subi par la société.108 En l’application de ces deux exigences établies dans Houle, la C.S.C dans l’affaire Brunette a conclu que les intimés n’ont pas réussi à démontrer qu’ils disposaient d’une cause d’action indépendante en responsabilité civile contre le tiers.109 Plus spécifiquement, pour ce qui est de la première exigence, il n’y a pas eu de manquement à une obligation légale indépendante envers l’intimé. En fait, la Cour a exprimé que les intimés ont confus les obligations « tout au long de l’exposé des faits »; une obligation des intimés envers le Groupe Melior « ne donne pas nécessairement lieu à une obligation indépendante envers la Fiducie ».110 Pour ce qui est de la deuxième exigence, le préjudice causé était la faillite et la perte des résidences pour personnes âgées, ce qui a été subi par la société et non directement par les intimés.
3. Les principes flexibles en droit civil québécois : comment les interpréter?
Les principes flexibles, aussi appelés les principes « vagues », « flous », « imprécis », ou « à contenu variable », sont des termes qui n’acquièrent leur sens précis que dans le contexte concret de l’affaire présentée devant le juge.111 Le législateur a inclus plusieurs notions floues dans le C.c.Q. pour conférer une certaine flexibilité à la loi et ainsi permettre d’appliquer le droit « de manière souple et circonstanciée » en prenant compte des circonstances particulières de chaque cas.112 De cette façon, un juge peut déroger aux règles du droit strict si cela lui semble nécessaire pour traiter l’affaire devant lui. Les notions flexibles ont aussi une fonction supplétive, c’est-à-dire qu’elles peuvent permettre au juge de compléter les ententes expresses conclues entre les parties en question.113 En fait, tant en Common Law qu’en droit civil québécois, il est arrivé aux juges d’intégrer des normes implicites dans un contrat, comme par exemple, la norme de bonne foi.114 Le choix du degré de précision dans la formulation des lois appartient pleinement au législateur. Celui-ci peut choisir des termes précis, comme il peut choisir des termes vagues pour ainsi confier aux juges la tâche de préciser certaines règles juridiques.115 Certaines considérations peuvent se présenter au législateur quant à la précision qu’il accordera aux termes de la loi, dont l’auteur Ejan Mckaay en a énuméré cinq :
« 1. a) si les distinctions pertinentes ont été élaborées par la jurisprudence ou autrement, et b) que l'on ne prévoie pas de changements techniques ou sociaux nécessitant leur remaniement dans un avenir rapproché ;
2. si la conduite visée par les règles est relativement homogène ;
3. si la matière concernée n'est pas controversée ;
4. si les parties peuvent facilement déroger à la règle par des négociations ;
5. si le coût de l'incertitude associée à l'emploi de termes flous est considérable. ».116
Bien que l’usage des concepts flexibles en droit civil soit reconnu, il y a quand même des risques qui y sont associés. D’abord, les décisions judiciaires fondées sur les notions floues risquent de porter atteinte à la force obligatoire des contrats.117 Ensuite, elles risquent d’accroître l’imprévisibilité et l’insécurité juridique dans les relations entre les parties.118 De plus, un argument qui est souvent mis de l’avant est que les tribunaux manquent d’expertise ou d’expérience dans le domaine des affaires et donc, ils ne sont « pas en mesure d’évaluer correctement les décisions ou les actes contestés ».119 Aussi, certains soutiennent que les notions floues sont une « entrave à une conception positiviste du droit ».120 En fait, selon ce courant de pensée, il serait incorrect de donner une grande latitude dans l’interprétation des termes de la loi, c’est-à-dire de laisser les tribunaux donner le sens qu’ils veulent aux mots.121 Faire ainsi « fausserait le jeu de la communication qu’incarne le droit » et « risquerait d’entraîner de la confusion, des décisions arbitraires et des contradictions à l’intérieur du droit ».122 Selon ce courant, bien que les changements sociaux nécessitent d’interpréter les termes différemment selon les époques, ce n’est pas aux tribunaux de changer leur sens, mais plutôt, au législateur de mettre en place des principes capables de s’adapter avec l’évolution des choses.123
3.1 La notion de l’intérêt suffisant
La notion de l’intérêt suffisant est une des notions flexibles en droit québécois introduit par le législateur. Elle est codifiée à l’article 85 du C.p.c. :
« 85. La personne qui forme une demande en justice doit y avoir un intérêt suffisant.
L’intérêt du demandeur qui entend soulever une question d’intérêt public s’apprécie en tenant compte de son intérêt véritable, de l’existence d’une question sérieuse qui puisse être valablement résolue par le tribunal et de l’absence d’un autre moyen efficace de saisir celui-ci de la question. ».
L’intérêt suffisant est l’une des conditions de recevabilité de toute demande en justice.124 Malgré le fait que le deuxième alinéa de l’article 85 du C.c.p. énonce des éléments qu’il faut considérer pour apprécier l’intérêt du demandeur, l’article ne définit pas précisément la notion d’« intérêt suffisant ». En fait, le législateur a choisi d’exprimer la règle « en termes qui laissent au tribunal le soin de le déterminer empiriquement ».125 En conséquence, pour pouvoir en dégager son sens, il faut plutôt se tourner vers la jurisprudence.126 Pour préciser le sens d’« intérêt », l’arrêt de principe en droit québécois 127 est Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde.128 Dans cet arrêt de 1979, la C.A. définit la notion de l’intérêt comme suit:
« L’intérêt, c’est l’avantage que retirera la partie demanderesse du recours qu’elle exerce, le supposant fondé. À part les cas d’exception spécifiquement prévus par la loi, la règle en droit commun est que pour être suffisant, l’intérêt doit, entre autres, être direct et personnel. » 129
L’intérêt suffisant, étant une condition requise pour qu’une personne puisse former une demande en justice, est une règle d’ordre public à laquelle personne ne peut déroger.130 Nous pouvons ainsi constater que l’intérêt suffisant réfère à la qualité du demandeur; la « qualité pour agir » et l’« intérêt suffisant » sont d’ailleurs des notions interchangeables dans la jurisprudence.131 En droit québécois, l’intérêt est une condition subjective qui doit absolument être prouvée puisque son existence n’est pas présumée. C’est au demandeur d’en établir son existence: la preuve se fait dans la requête introductive d’instance, en invoquant « les faits nécessaires pour étayer le caractère suffisant de son intérêt ».132 L’arrêt Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne a confirmé que l’intérêt doit être prouvé et qu’« une allégation vague et générale de préjudice personnel ne suffit pas ».133 Plutôt, les allégations doivent être minimalement claires et précises, tel que précise l’article 99(1) du C.p.c. :
« 99. L’acte de procédure doit indiquer sa nature, exposer son objet, énoncer les faits qui le justifient, ainsi que les conclusions recherchées. Il doit indiquer tout ce qui, s’il n’était pas énoncé, pourrait surprendre une autre partie ou soulever un débat imprévu. Ses énoncés doivent être présentés avec clarté, précision et concision, dans un ordre logique et être numérotés consécutivement. ».
Pour être considéré « suffisant », l’intérêt doit répondre à certaines conditions. Encore une fois, puisque ces conditions ne sont pas codifiées, il faut se référer à la jurisprudence. La C.S.C. dans l’arrêt Noël 134 a pris soin d’énoncer des conditions en déclarant que l’intérêt, requis par l’article 85 du C.p.c., doit être « juridique, né et actuel, et direct et personnel ».135 Analysons chacune de ces conditions. Premièrement, l’intérêt doit être de nature juridique, de sorte qu’il fait valoir l’existence d’un droit substantiel susceptible d’être reconnu par les tribunaux.136 Le demandeur doit donc avoir un droit d’agir en justice, avec un intérêt basé sur un fondement juridique, « en vue d’obtenir les conclusions recherchées dans la demande ».137 Deuxièmement, l’intérêt doit être né et actuel, c’est-à-dire qu’il doit référer à un droit « déjà méconnu, dénié ou menacé », contrairement à une situation éventuelle ou une menace hypothétique d’un droit, par exemple.138 Troisièmement, l’intérêt doit être direct et personnel.139 C’est cette condition qui suscite particulièrement des critiques et sur laquelle les juges se sont montrés à être d’opinions divergentes. Pour que l’intérêt soit direct et personnel, le demandeur doit avoir été lésé dans un droit qui lui est propre. Ce que cela signifie concrètement, dans le contexte de ce travail, est que, pour qu’un actionnaire puisse avoir l’intérêt pour poursuivre un tiers pour le préjudice causé à la société, il faut qu’il ait un droit « distinct » de celui de la société, soit dans une poursuite individuelle.140 Cette exigence est liée à la règle selon laquelle « nul ne peut plaider au nom d’autrui »; dans le sens que, l’actionnaire ne peut pas plaider au nom de la société, à l’exception de l’action oblique.141
3.1.1 Lien entre l’intérêt et le préjudice subi
En lien avec la troisième condition de l’intérêt suffisant, soit que l’intérêt du demandeur doit être « direct et personnel », les règles de la responsabilité civile prévues dans le C.c.Q. exigent aussi une telle condition pour le préjudice subi. En fait, l’article 1607 du C.c.Q. exige que le préjudice subi soit direct et personnel au demandeur, deux conditions cumulatives:142
« 1607. Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe. ».
Ainsi, le préjudice indirect, c’est-à-dire celui qui n’est pas une suite immédiate de l’inexécution, n’est pas indemnisable en vertu de l’article 1607 du C.c.Q. Similairement, l’intérêt indirect n’est pas considéré comme étant suffisant pour pouvoir porter un recours en vertu de l’article 85 du C.p.c. Ceci démontre la cohérence entre les notions de base du C.c.Q. et l’interprétation que font les tribunaux québécois de l’« intérêt suffisant » du demandeur.143 Le travail du juge est donc d’analyser le préjudice subi à la lumière de deux critères : sa certitude et son lien direct. Étant donné que l’article 1607 du C.c.Q. a souvent été appliqué par les tribunaux dans le cadre de la réclamation d’un actionnaire pour la perte de valeur de ses actions, prenons ce cas pour faire notre analyse.144 La perte de valeur des actions était d’ailleurs le cas dans l’arrêt Houle. La première question que le juge doit se poser est: est-ce que la perte de valeur des actions est un dommage certain? Si les faits montrent que les mesures prises par le tiers ont fait en sorte que la valeur des actions a diminué, alors le dommage est certain. Il est généralement facile de déterminer une telle perte; par exemple, dans l’arrêt Houle, la C.S.C. était d’accord avec la C.S. et la C.A. que la perte de valeur des actions représentait un montant de 250 000$, puisqu’elle représentait la différence entre la valeur avant et après les agissements de la banque. Ainsi, il n’y aurait pas de doute quant à l’existence d’un préjudice réellement subi.145 Par contre, il reste tout de même un critère dans l’équation, soit la deuxième question: est-ce que la perte de valeur des actions est un dommage direct? La règle générale en droit québécois est que la perte de valeur des actions d’un actionnaire est un dommage indirect.146 Mais, la doctrine est divisée sur le sujet, et même les juges dans l’arrêt Brunette se sont montrés en désaccord dans leur interprétation du terme « direct ». L’interprétation du terme « direct » est d’ailleurs encore sujet de débat aujourd’hui. Faudrait-il favoriser une interprétation restrictive ou large de la notion de « direct »? Comment interpréter la notion « direct » dans l’arrêt Houle?
D’un côté du débat, selon le juge Rowe dans le jugement majoritaire de Brunette, le demandeur, soit l’actionnaire, doit démontrer l’existence d’une faute indépendante, qui est distincte de celle subie par la société. En fait, pour interpréter la notion de préjudice « direct », le juge Rowe a repris les propos de la juge L’Heureux-Dubé dans Houle lorsqu’elle a dit que le dommage des actionnaires doit être direct « en plus ou au-delà et indépendamment de tout dommage qu’a pu subir la compagnie elle-même ».147 Selon cette critique, un préjudice « direct » est donc, par défaut, un préjudice qui est indépendant de celui de la société. Ainsi, par souci de clarté, le préjudice « direct » doit aussi être qualifié de « distinct ».148 De l’autre côté du débat, selon les motifs dissidents de la juge Côté dans Brunette, le fait de chercher si le préjudice est « direct » n’est pas de chercher s’il est « distinct ».149 En fait, insister sur le caractère direct du préjudice est tout-à-fait compatible avec le droit québécois, particulièrement avec l’article 1607 du C.c.Q. Mais, insister sur le fait que le préjudice de l’actionnaire soit entièrement distinct et indépendant de celui de la société, ne serait pas du tout compatible avec les articles du C.c.Q..150 En fait, exiger une telle indépendance irait à l’encontre de la jurisprudence québécoise, particulièrement de l’arrêt Houle, qui n’insiste que sur un préjudice direct et personnel.151 De plus, selon la juge Côté, la question du préjudice « ne peut pas être analysée de façon compartimentée, sans égard à la faute ou au manquement contractuel ».152 Plutôt, il faut considérer l’ensemble des droits et obligations des parties comme un tout « au lieu de les disséquer en des contrats spécifiques ».153
3.1.2 L’absence manifeste
Comme nous l’avons vu, l’intérêt suffisant n’est pas une question de procédure mais plutôt, strictement une question de droit substantiel.154 En d’autres termes, lorsqu’il est question d’intérêt suffisant, il revient à se demander : un droit substantiel existe-t-il? C’est là où repose le « nœud de [l]’affaire ».155 Si un droit substantiel existe, un intérêt à intenter un recours judiciaire existe. L’existence d’un intérêt suffisant fait en sorte que l’action est recevable en droit.156 Au contraire, s’il y a absence d’intérêt suffisant, et que cette absence est manifeste, la demande peut être rejetée dès le stade préliminaire. Voilà une autre notion flexible en droit québécois, la notion « manifeste », codifiée à l’article 168(3) du C.p.c. :
« 168. Une partie peut opposer l’irrecevabilité de la demande ou de la défense et conclure à son rejet dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes:
3° l’une ou l’autre des parties n’a manifestement pas d’intérêt. ».
À cet article, le législateur a pris soin de préciser que l’absence d’intérêt doit être de caractère manifeste. De cette façon, le législateur a imposé une condition expresse pour que la cause soit irrecevable, ce qu’il n’a d’ailleurs pas pris soin de faire pour les autres moyens d’irrecevabilité prévus dans le C.c.Q..157 Le choix tout-à-fait intentionnel du législateur d’inclure le terme « manifestement » est lié à l’adage selon lequel « le législateur ne parle pas pour rien dire ».158 En fait, en droit québécois, il existe une présomption selon laquelle chaque mot utilisé par le législateur dans la rédaction des lois a une raison d’être : elle s’appelle la présomption de l’effet utile. La présomption de l’effet utile peut trouver sa valeur dans l’article 41.1 de la Loi d’interprétation.159 Ainsi, le législateur québécois a délibérément choisi d’inclure le mot « manifeste » dans l’article 168(3) du C.p.c. Le mot n’est par contre pas défini à l’article, nous obligeant de se tourner vers les dictionnaires et la jurisprudence québécoise pour en dégager son sens. D’abord, le Dictionnaire de droit québécois et canadien donne la définition juridique du terme « manifeste »: « qui est très apparent, que l’on peut déceler à la seule vue ou lecture d’un document, d’un dossier, d’un jugement ».160 Ensuite, un dictionnaire de langue française définit le terme comme suit: « qui est tout à fait évident, qui ne peut être contesté dans sa nature ou son existence ».161 Enfin, pour ajouter à ces deux définitions, nous pouvons se référer à l’arrêt de la C.S.C. Housen c. Nikolaisen.162 Malgré qu’il s’agisse d’un arrêt de droit administratif, la définition que le juge a donné du terme « manifeste » est tout aussi pertinent et applicable en droit des sociétés. Le juge a défini le terme « manifeste » comme étant quelque chose de « tout à fait évident » ou « qui ne peut être contesté ».163 Bref, peu importe la définition utilisée pour dégager le sens du terme « manifeste », le terme « évident » revient dans chacune d’entres elles. C’est au juge de déterminer si l’absence d’intérêt est manifeste, dans le sens qu’elle est évidente, à travers son appréciation des faits.164 Les tribunaux sont rappelés qu’ils doivent faire preuve de prudence avant de rejeter au stade préliminaire une demande sur le fondement d’un manque d’intérêt, comme la prochaine section discute.165
3.2 La notion de la retenue judicaire
L’intérêt suffisant étant une condition de recevabilité applicable à toutes les demandes en justice et dont les tribunaux doivent en établir son existence, la notion de retenue judiciaire est très importante lorsqu’il faut évaluer l’intérêt des actionnaires d’une SPA.166 Les juges ont un certain pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils doivent interpréter les notions floues en droit québécois. Le pouvoir discrétionnaire est la marge de manœuvre laissée au tribunal pour se prononcer sur certaines questions. Il ne s’agit toutefois pas d’un pouvoir absolu puisque la liberté des juges est limitée par la nécessité de maintenir une certaine cohérence dans le droit.167 Le contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux « a toujours été difficile à établir », particulièrement quant aux rapports entre les tribunaux et le pouvoir exécutif.168 La tension entre la discrétion et le droit découle de la théorie de Dicey de 1959. Selon Dicey, le pouvoir discrétionnaire est incompatible avec le principe de la primauté du droit. Selon lui, la primauté du droit repose sur « la prédétermination, la fixité, [et] la certitude des règles de droits », ce qui sont toutes des qualités que le pouvoir discrétionnaire ne possède pas.169 Le pouvoir discrétionnaire serait donc, selon la théorie de Dicey, un pouvoir arbitraire. Contrairement à cette théorie, le législateur québécois a introduit, en 1994, des notions flexibles dans le C.c.Q. pour laisser un certain pouvoir discrétionnaire aux juges pour qu’ils puissent ajuster leur interprétation selon les différents cas. Toutefois, les tribunaux doivent faire preuve de prudence. Mais, jusqu'à quel point les tribunaux doivent-ils se retenir? Qu’en est-il des demandes qui sont « clairement vouées à l’échec »? C’est là le débat, qui a d’ailleurs été discuté dans l’arrêt Brunette par le juge Rowe dans la décision majoritaire, et par la juge Côté dans la dissidence.
D’un côté de la critique, la juge Côté dans la dissidence dans Brunette priorise le fait que l’exercice du pouvoir d’interpréter les notions floues en droit doit être fait avec beaucoup de prudence. La prudence est synonyme de précaution, de réserve, de circonspection, et de mise en garde; ces termes sont interchangeables et ont été employés dans différents arrêts de la C.S.C. Le devoir de prudence dans ce contexte particulier fait référence à la prudence que doivent exercer les tribunaux lors des demandes de rejet et d’irrecevabilité. Plus spécifiquement, les tribunaux de juridiction inférieure doivent éviter de mettre fin prématurément à une action sans examen au fond.170 Le but est de prévenir le plus que possible les risques de dommages « graves ou irréversibles », surtout considérant le fait qu’au stade préliminaire, il y a l’« absence de certitude scientifique absolue quant à la réalité de ces dommages ».171 Puisque le rejet prématuré entraîne de graves conséquences, il faut laisser au demandeur la chance de se faire entendre sur le fond au stade préliminaire. À ce stade, le demandeur doit alléguer les éléments nécessaires du droit substantiel qu’il réclame. Si les allégations du demandeur ne sont pas certaines, mais elles ne sont pas non plus contredites, le tribunal doit « les tenir pour avérées ».172 Cela signifie qu’en cas de doute, quel que minime qu’il le soit, le juge doit entendre le demandeur sur le fond. La prudence s’impose surtout aux tribunaux de juridiction inférieure lorsque le moyen d’irrecevabilité repose sur l’absence d’intérêt. En fait, pour que la cause du demandeur puisse être recevable, il doit démontrer l’existence d’un intérêt de manière suffisante, c’est-à-dire que les allégations mises de l’avant soient « minimalement claires et précises ». Par contre, en ce qui concerne la causalité, « une allusion suffit généralement ».173 Ainsi, seule une absence « claire et manifeste » de fondement juridique va mener au rejet d’une action à cette étape des procédures.174 L’exigence que l’absence soit manifeste a été imposée par le législateur surtout en raison du fait que l’intérêt est tributaire des faits. Ce que cela signifie est que l’existence d’intérêt dépend strictement des faits de l’affaire spécifique et donc, elle pourra « rarement être appréciée pleinement avant l’instruction de l’affaire ».175 En somme, comme la juge Côté l’a exprimé dans ses motifs dissidents dans l’arrêt Brunette, « ce remède draconien doit être administré avec la plus grande prudence ».176 Le rejet en irrecevabilité d’une demande ne peut pas se faire pour la seule raison que ses chances de succès sont faibles ou douteuses. La juge Côté ajoute que : le rejet en irrecevabilité ne peut pas devenir « un prétexte pour réserver l’accès aux tribunaux aux seules causes qui présentent des chances évidentes de succès, ou encore aux seuls demandeurs dont l’intérêt ne fait aucune doute ».177
De l’autre côté de la critique, le juge Wagner dans Brunette a plutôt mis de l’avant des arguments en faveur de la saine administration. Selon cette position, les tribunaux doivent être capables de rejeter des demandes au stade préliminaire. Ce pouvoir de rejet est crucial au bon fonctionnement des cours. Le juge Wagner a mentionné divers arguments qui étaient précédemment soulevés par des juges de la C.S.C. de d’autres arrêts, tels que le manque d’accès à la justice en raison des coûts et des délais inutiles, les formalités excessives, la rareté ou le manque de ressources judiciaires, et le risque de nuire à la saine administration de la justice.178 En raison de ces réalités néfastes pour le système de justice, dans les cas où les actions sont « clairement vouées à l’échec », celles-ci devront, sans hésitation, être rejetées au stade préliminaire.179 De cette façon, les juges peuvent contribuer à réduire le gaspillage des ressources judiciaires et ainsi diminuer le risque de l’« inaccès » à la justice. Le système de justice civile au Québec repose sur le principe selon lequel le processus décisionnel doit être « juste et équitable ».180 Le « règlement juste et équitable des litiges » est un règlement qui exige une affectation efficiente des ressources judiciaires.181 Le juge Wagner dans Brunette a mis en valeur ce règlement en citant particulièrement deux arrêts de la C.S.C. Le premier est l’arrêt Hryniak,182 dans lequel la juge Karakatsanis a souligné l’importance du règlement juste et équitable en précisant que « ce principe ne souffre aucun compromis ».183 Selon la juge Karakatsanis, si la procédure est disproportionnée par rapport à la nature du litige et aux intérêts en jeu, « elle n’aboutira pas à un résultat juste et équitable ».184 Une procédure juste et équitable exige que le juge puisse d’abord établir les faits nécessaires au règlement du litige et ensuite, appliquer les principes juridiques pertinents aux faits établis.185 Par rapport à une telle procédure, la juge Karakatsanis a commenté que la tenue d’un procès complet est devenue largement « illusoire ».186 Le procès est devenu illusoire dans le sens qu’il n’est pas, en réalité, accessible également à tous, c’est-à-dire de façon « proportionnée, expéditive et abordable ».187 Sans contribution financière de l’État, les Canadiens n’ont pas les moyens d’accéder au système de justice.188 Plus précisément, en raison des coûts et des délais lourds associés au procès, les personnes sont privées de la possibilité de faire trancher leur litige, ne rendant la procédure accessible que d’une manière inégale.189 Le deuxième arrêt cité dans Brunette est R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée,190 dans lequel les propos de la juge McLachlin ont été repris. En fait, la juge McLachlin a souligné que le pouvoir de rejeter les demandes qui ne présentent « aucune possibilité raisonnable de succès » est une mesure de gouverne judiciaire importante qui est disponible aux tribunaux pour assurer l’efficacité et l’équité des procès.191 Avec ce pouvoir, les tribunaux peuvent « écarter les demandes vaines » et « assurer l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies ».192 C’est d’ailleurs là le lien avec le pouvoir accordé aux tribunaux en vertu de l’article 168(3) du C.p.c., soit celui de rejeter des demandes pour l’absence manifeste d’intérêt.
Enfin, pour conclure sur le devoir de prudence des tribunaux, il vaut de mentionner une spécification qui a été faite dans un arrêt récent de droit civil, qui a d’ailleurs été repris dans d’autres arrêts ainsi que dans la doctrine québécoise. Dans l’arrêt Beaulieu c. Laflamme,193 le juge Wagnera précisé que la prudence ne doit pas être « synonyme d’attentisme »194, ce qui a été confirmé par la suite dans l’arrêt White c. Green.195 L’attentisme signifie le fait d’attendre que les événements s’annoncent pour prendre une décision.196 Ainsi, si une action est « clairement vouée à l’échec », les tribunaux ne doivent pas différer la décision mais plutôt, rejeter l’action immédiatement. Selon le juge Wagner, procéder ainsi serait dans l’intérêt des parties et dans l’intérêt d’une saine administration de la justice.197
CONCLUSION
Depuis 1994, les entreprises ont acquis un statut particulier leur donnant accès à un régime dérogatoire, rassemblant des règles spécifiques qui sont mieux adaptées au domaine des affaires que celles du droit commun. Le droit québécois reconnaît cinq formes juridiques d’exploitation d’une entreprise, dont celle « exploitée par une société ». La SPA fait partie de cette forme juridique et est régie par les articles 298 et suivants du C.c.Q. Dans ce travail, nous avons vu que ces articles impliquent un avantage et un désavantage majeur pour les actionnaires d’une SPA. En fait, la personnalité juridique distincte que possède la SPA en vertu de l’article 298 du C.c.Q., est une épée à double tranchant. D’un côté, elle donne l’avantage aux actionnaires d’avoir une responsabilité limitée quant aux dettes de la SPA; de l’autre côté, elle interdit les actionnaires d’avoir un recours direct contre les tiers pour les dommages causés à l’encontre de l’entreprise. En incorporant une SPA, il faut donc être prêt à en assumer les conséquences inhérentes. L’actionnaire ne peut obtenir le beurre et l’argent du beurre, d’où l’expression employée par le juge dans Houle : l’actionnaire ne peut « jouer sur deux tableaux ».198 La question de recherche dans le travail était : la règle de Common Law, applicable en droit civil québécois depuis 1912, selon laquelle un actionnaire d’une SPA ne dispose pas d’un recours direct contre le tiers qui cause un dommage à l’entreprise, est-elle compatible avec les principes de base de responsabilité civile du C.c.Q.? Le courant dominant est que la règle de Foss est tout-à-fait compatible avec les principes de responsabilité civile. En fait, la règle de Foss représente les principes du droit procédural et du droit des sociétés au Québec, soit celui de l’intérêt suffisant à l’article 85 du C.p.c et celui de la personnalité distincte de la société à l’article 298 du C.c.Q., qui empêchent les actionnaires d’exercer un droit d’action qui appartient à la SPA. Les actionnaires peuvent plutôt intenter une poursuite en responsabilité délictuelle s’ils démontrent (1) un manquement à une obligation distincte et (2) un préjudice direct qui est distinct de celui subi par la SPA. Ceci est tout-à-fait cohérent avec les principes de la responsabilité civile sous le C.c.Q. Nous avons aussi vu dans ce travail que l’arrêt Houle en 1990 est venu bouleverser les choses. La décision de la C.S.C. de laisser les actionnaires avoir un recours direct envers le tiers qui a causé un dommage à l’encontre de la SPA était contraire à la jurisprudence québécoise antérieure et à la règle de Foss. Ce jugement a soulevé des incertitudes par rapport à l’application de la règle de Foss en droit québécois, et a suscité des discussions qui continuent de faire l’objet de débats aujourd’hui. L’arrêt récent Brunette a d’ailleurs exposé ce débat, à travers les motifs du juge Rowe dans son jugement majoritaire, et les motifs dissidents de la juge Côté. L’actionnaire a-t-il un « intérêt suffisant » pour poursuivre le tiers? Le préjudice de l’actionnaire doit-il être « distinct » de celui subi par la société, ou seulement être « direct »? Bien que le débat se soit clos dans Brunette, puisque la C.S.C. a reconfirmé l’application de la règle de Foss en droit québécois, il reste à voir si les motifs dissidents de la juge Côté ouvriront la porte à nouveau au débat.
TABLE DE LA LÉGISLATION
Textes québécois
Code civil du Québec, c. CCQ-1991
Code de procédure civile, RLRQ c. C-25.01
Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41.1
TABLE DE LA JURISPRUDENCE
Jurisprudence canadienne
Barreau du Québec c. Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56
Beaulieu c. Laflamme 2011 QCCA 1909
Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55
Caisse populaire des deux Rives c. Société mutuelle d’assurance contre l’incendie de la Vallée du Richelieu, [1990] 2 R.C.S. 995
Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49
Fanous c. Gauthier, 2018 QCCA 293
Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 RCS 122
Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33
Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7
Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théatre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491
Mister Broadloorn Corporation (7968) Ltd. c. Bank of Montreal, (1980) 32C.B.R. n.s. 241 (Ont. S.C.).
Morin Gonthier c. Bernstein, 2018 QCCA 795
Noël c. Société d’énergie de la Baie James 2001 CSC 39
Option Consommateurs c. Banque Canadian Tire 2006 QCCS 5363
Pole Lite Ltée c. Banque provinciale du Canada, [1984] C.A. 170
R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42
Salomon c. A. Salomon & Co. Ltd., [1897] A.C. 22
Silverman c. Heaps, [1967] C.S. 536
White c. Green, 2016 QCCS 5118
Jurisprudence américaine
Carlen c. Drury (1812) V & B 154
Edwards c. Halliwell [1950] 2 All ER 1064
Foss c. Harbottle (1843), 2 Hare 461, 67 E.R. 189
Gray c. Lewis 1886 94 N.C. 392
Ronald Elwyn Lister Ltd. c. Dunlop Canada Ltd., 1982
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