Canada: Assurance chantier - La Cour suprême révise les règles d'interprétation

  • 17 janvier 2017
  • Nathalie Durocher, Mary Delli Quadri et Stephanie Massé

La Cour Suprême du Canada, dans une décision récente, révise et clarifie les règles d'interprétation applicables aux polices d'assurance chantier.

LES FAITS

Dans le cadre de la construction d'une tour à bureaux à Edmonton, le propriétaire Station Lands Ltd (Station) retient l'entrepreneur général Ledcor Construction Limited (Ledcor) pour le projet de construction. En cours de travaux, les fenêtres de la tour sont tachées de peinture, de terre et de béton. Station retient les services de Bristol Cleaning (Bristol) pour nettoyer les fenêtres. Or, Bristol a utilisé les mauvais outils et méthodes au cours de ses travaux causant ainsi des égratignures aux fenêtres de la tour qui doivent être remplacées. Le coût de remplacement des fenêtres est de 2,5 millions de dollars.

Station et Ledcor (assurĂ©es) prĂ©sentent une rĂ©clamation aux assureurs aux termes d'une police assurance chantier (Police). Selon les assurĂ©es, les consĂ©quences de la malfaçon, en l'occurrence les dommages causĂ©s aux fenĂŞtres, sont couvertes en tant que « dommages matĂ©riels dĂ©coulant de la malfaçon ». Les assureurs prĂ©tendent que la Police exclut Ă  la fois le coĂ»t du nouveau nettoyage et le coĂ»t de remplacement des fenĂŞtres. Ceux-ci nient couverture sur la base de l'exclusion « frais engagĂ©s pour remĂ©dier Ă  une malfaçon », qui se lit comme suit :

4(A) Exclusions

La présente police ne couvre pas :

(...)

b) Les frais engagés pour remédier à une malfaçon, des matériaux de construction défectueux ou une conception défaillante, à moins qu'il n'en découle des dommages matériels non autrement exclus par la présente police, auquel cas la présente police couvre ces dommages. [nos soulignés]Note de bas de page1

INSTANCES INFÉRIEURES

La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a donné raison aux assurées. Le juge a conclu que la clause d'exclusion était ambigüe puisqu'elle pouvait donner lieu aux interprétations avancées tant par les assurées que par les assureurs. Vu l'ambiguïté, le juge a appliqué la règle contra proferentem contre les assureurs.

La Cour d'appel de l'Alberta a infirmĂ© la dĂ©cision de première instance et dĂ©clarĂ© que les dommages causĂ©s aux fenĂŞtres n'Ă©taient pas couverts par la Police. Selon la Cour d'appel, le premier juge a errĂ© en concluant Ă  l'ambiguĂŻtĂ© de la clause et a mal appliquĂ© la règle contra proferentem. La Cour Ă©labore un nouveau critère de « connexitĂ© matĂ©rielle ou systĂ©mique » pour conclure que les dommages causĂ©s aux fenĂŞtres n'Ă©taient pas couverts par la Police.

LA COUR SUPRĂŠME DU CANADA

Dans une décision majoritaire rédigée par l'honorable juge Wagner, la Cour suprême renverse la décision de la Cour d'appel, rétablit le jugement de première instance et déclare que les dommages aux fenêtres et le coût de remplacement de celles-ci sont couverts aux termes de la Police.

Deux questions font l'objet de l'analyse de la Cour suprême, soit la norme de contrôle appliquée par la Cour d'appel et l'interprétation de la clause d'exclusion.

1) La norme de contrôle de la décision correcte

La Cour suprême statue sur la norme de contrôle applicable en appel d'une décision concernant l'interprétation d'un contrat d'assurance. Elle qualifie la Police de contrat type dont l'interprétation est une exception au principe établi dans l'arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly CorpNote de bas de page2. La Cour conclut que lorsque l'appel porte sur l'interprétation d'un contrat type, que l'interprétation en litige a valeur de précédent et que l'exercice d'interprétation ne repose sur aucun fondement factuel significatif qui est propre aux parties concernées, il s'agit d'une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte.

2) La clause d'exclusion

La Cour suprĂŞme rejette le nouveau critère de « connexitĂ© matĂ©rielle ou systĂ©mique » de la Cour d'appel qu'elle qualifie d'inutile. Elle rĂ©itère les principes d'interprĂ©tation des polices d'assurance Ă©tablis dans l'arrĂŞt Progressive HomesNote de bas de page3:

  1. lorsque le texte de la police n'est pas ambigu, le tribunal doit donner effet à ce texte clair et considérer le contrat dans son ensemble;
  2. lorsque le texte de la police est ambigu, on doit recourir aux règles générales d'interprétation des contrats pour résoudre cette ambiguïté, entre autre retenir une interprétation conforme aux attentes raisonnables des parties;
  3. ce n'est que s'il existe une ambiguïté après l'application des principes susmentionnés que les tribunaux peuvent recourir à la règle contra proferentem pour interpréter la police contre l'assureur.

Le Cour ne voit aucune raison de dĂ©roger Ă  l'ordre d'interprĂ©tation gĂ©nĂ©ralement reconnu pour analyser la Police et la clause d'exclusion. Elle conclut que le texte de la clause d'exclusion est ambigu puisqu'il ne favorise pas clairement une interprĂ©tation plutĂ´t qu'une autre en raison notamment de l'absence de dĂ©finition des termes « frais engagĂ©s pour remĂ©dier Ă  une malfaçon ». Par consĂ©quent, elle se reporte aux principes gĂ©nĂ©raux d'interprĂ©tation des contrats.

La Cour procède Ă  l'analyse des attentes raisonnables des parties pour dĂ©terminer la signification de la clause d'exclusion. L'honorable juge Wagner rappelle l'objectif principal d'une police d'assurance chantier Ă©tabli dans l'affaire Commonwealth Construction Co. c. Imperial Oil Ltd.Note de bas de page4 qui « est de confĂ©rer certitude et stabilitĂ© en fournissant une garantie qui rĂ©duit le besoin de recourir Ă  la justice, vu la complexitĂ© de la vie industrielle et des projets de construction Ă  grande Ă©chelle qui font intervenir de nombreux entrepreneurs » (...) « son rĂ´le est de fournir au propriĂ©taire la promesse que les entrepreneurs auront les fonds nĂ©cessaires pour reconstruire en cas de sinistre (...), le tout sans recourir Ă  la justice en cas de nĂ©gligence de la part d'une personne engagĂ©e dans la construction ».

Elle conclut qu'une interprétation de la clause d'exclusion qui soustrait à la garantie tous les dommages découlant de la malfaçon de l'entrepreneur minerait l'objet sous-jacent des polices d'assurance chantier et priverait les assurés de la garantie à laquelle ils ont souscrit.

Bref, la Cour suprême retient l'interprétation préconisée par les assurées sur le sens de la clause d'exclusion qui répond mieux à l'objectif de garantie d'assurance large que sous-tend les polices d'assurance chantier et la réalité commerciale des projets de construction. Elle précise cependant qu'une telle interprétation n'a pas pour effet de transformer une police d'assurance chantier en une garantie de construction puisque le coût de la nouvelle exécution du travail défectueux ou inadéquat n'est pas couvert aux termes de la Police.

La Cour souligne également que même dans l'éventualité où elle en était venue à la conclusion que l'application des règles générales d'interprétation contractuelle ne dissipait pas l'ambiguïté sur le sens de la clause d'exclusion, elle serait parvenue à la même conclusion avec l'application de la règle contra proferentem.

En conséquence, la Cour décide que le coût de remplacement des fenêtres de la tour représente un dommage matériel découlant de la malfaçon des travaux effectués par Bristol qui est couvert par la Police.

CONCLUSION

Tout en appliquant la règle d'interprétation élaborée dans Progressive Homes, cette décision se démarque d'un important courant jurisprudentiel en common law et en droit civil en ce qui concerne l'interprétation de l'exception à l'exclusion relative à la malfaçon de l'assurance chantier.

En effet, l'exception Ă  l'exclusion « faulty workmanship » « faulty design » et « faulty materials », jusqu'Ă  l'arrĂŞt Ledcor, Ă©tait plutĂ´t interprĂ©tĂ©e de façon restrictive tant par la jurisprudence de common lawNote de bas de page5 qu'en droit quĂ©bĂ©coisNote de bas de page6, car les tribunaux considĂ©raient le projet de construction comme un tout « as one unit incapable of being segmented for insurance purposes ».

Avant Ledcor, l'interprĂ©tation gĂ©nĂ©ralement retenue par les tribunaux ne permettait Ă  l'assurĂ© d'ĂŞtre indemnisĂ© en vertu de l'exception Ă  l'exclusion « resulting damage » que si : (1) le projet ou la construction pouvait ĂŞtre divisĂ©e fonctionnellement en unitĂ© distincte ou sĂ©parĂ©e ; et (2) si la distinction ou la sĂ©paration fonctionnelle Ă©tait possible qu'Ă  la partie appartenant Ă  des tiers et non Ă  l'assurĂ©, ce qui avait pour rĂ©sultat de limiter la couverture allant ainsi Ă  l'encontre de l'objet sous-jacent de l'assurance chantier.

Ainsi, l'arrêt Ledcor élargit l'interprétation de l'exception à l'exclusion relative à la malfaçon de l'assurance chantier tout en respectant l'intention initiale et l'objectif de l'assurance chantier, dans le respect des enseignements de la Cour suprême dans l'affaire Commonwealth et des règles d'interprétation établis dans l'arrêt Progressive Homes.

Nathalie Durocher et Mary Delli Quadri sont associées et Stephanie Massé est avocate chez Miller Thomson LLP.