Allocution dans le cadre de la réception communautaire pour les juges de la cour suprême du canada

Mesdames et Messieurs les juges,

Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux de prendre la parole devant vous aujourd’hui pour présenter quelques remarques sur l’accès à la justice en français au Manitoba. Je m’adresse à vous à titre de président de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba, organisme qui regroupe une centaine de personnes œuvrant dans le domaine juridique et intéressées au droit en français.

On peut affirmer dès le départ que le bilinguisme des institutions législatives et judiciaires constitue une valeur et un acquis profondément ancrés dans l’histoire du Manitoba. 

En effet, l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba comporte des garanties constitutionnelles en matière de bilinguisme parlementaire, législatif et judiciaire. Dans le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba en 1985, la Cour suprême du Canada s’est exprimée comme suit au sujet du but visé par l’article 23 : « L’objet de l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba […] est d’assurer aux francophones et aux anglophones l’accès égal aux corps législatifs, aux lois et aux tribunaux ».

Par ailleurs, des recherches récentes ont révélé que, même auparavant, un régime de bilinguisme législatif et judiciaire existait au sein du Conseil d’Assiniboia, autorité civile chargée de gouverner la colonie de la Rivière-Rouge pendant le demi-siècle précédant la création de la province du Manitoba en 1870.

Fort malheureusement, en 1890, la loi provinciale intitulée The Official Language Act a aboli illégalement les garanties constitutionnelles accordées seulement vingt ans plus tôt en ce qui concerne le bilinguisme des lois et des tribunaux. Il faudra attendre jusqu’à la fin des années 1970 pour que la Cour suprême du Canada soit saisie du dossier et rétablisse ces garanties dans le cadre de l’affaire Forest. Ainsi, pendant près d’un siècle, les francophones du Manitoba ont été habitués à ce que tout ce qui touche au droit se passe en anglais.

Durant cette période de grande noirceur, les avocats francophones du Manitoba avaient dû s’astreindre à plaider devant les tribunaux seulement en anglais et à rédiger la quasi-totalité de leurs actes juridiques en anglais. Ils offraient des services en français à leurs clients principalement en leur fournissant des consultations dans leur langue et en leur expliquant dans cette langue le contenu de documents rédigés en anglais.

Presque toujours formés dans des facultés de droit unilingues anglophones (rappelons-nous que la création du premier programme de common law en français remonte à 1978), les avocats francophones faisaient de leur mieux pour établir de manière plus ou moins ponctuelle les équivalents français des termes employés dans les actes juridiques rédigés en anglais.

L’arrêt Forest et, cinq ans plus tard, le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba ont entraîné un revirement complet de la situation. Les justiciables avaient de nouveau droit à des textes législatifs bilingues et à la justice en français. Les avocats francophones se réjouissaient de ces victoires tout en se rendant compte que l’accès à la justice en français devait essentiellement être construit à partir de zéro.  D’une part, ils devaient composer avec l’absence presque complète de toute structure institutionnelle au sein de l’appareil législatif et judiciaire pour répondre aux besoins des francophones dans leur langue. D’autre part, ils devaient apprendre le vocabulaire de la common law en français, dont l’élaboration commençait à peine, et ils devaient établir des modèles d’actes juridiques fondés sur ce vocabulaire. Il va sans dire que le tout représentait un défi absolument gigantesque.

Transportons-nous maintenant en 2019, soit presque 40 ans après l’arrêt Forest, et faisons un bref bilan du chemin parcouru.

D’abord, des progrès marqués ont été réalisés :

• Sur le plan du bilinguisme législatif, l’ensemble des lois et des règlements de la province existent en français et en anglais depuis 1990.
• En ce qui a trait au bilinguisme judicaire, les tribunaux fonctionnent dans les deux langues officielles. Plus particulièrement :
  • Quelques juges bilingues siègent au sein de chaque tribunal. Toutefois, les gouvernements fédéral et provincial doivent demeurer vigilants dans leur processus de nominations à la magistrature pour assurer la présence d’une véritable masse critique de juges bilingues à chaque échelon de l’appareil judiciaire.
  • On trouve des noyaux d’avocats bilingues dans plusieurs grands cabinets du centre-ville de Winnipeg.
  • On trouve bon nombre d’avocats bilingues à la fois chez Justice Manitoba et Justice Canada.
  • La Cour provinciale a institué un tribunal itinérant bilingue qui tient systématiquement ses audiences dans les deux langues officielles.
  • Les divers acteurs du système judiciaire – juges, procureurs de la Couronne, auxiliaires de la justice, agents de probation et interprètes – ont accès à des programmes de perfectionnement en français juridique de haute qualité.
• De manière plus globale :
  • L’Université de Moncton et l’’Université d’Ottawa dispensent depuis plusieurs décennies un programme complet de common law en français.
  • La Faculté de droit de l’Université du Manitoba offrira sous peu un certificat d’études juridiques en français.
  • L’Association des juristes d’expression française du Manitoba effectue un travail de sensibilisation et de liaison auprès des instances gouvernementales et judiciaires pour faire progresser l’accès à la justice en français.
  • Le centre Infojustice Manitoba offre des informations juridiques gratuites en français à la population francophone.

Passons ensuite à l’envers de la médaille et citons les principaux domaines lacunaires suivants :

• Au sein du barreau privé, très peu d’avocats et d’avocates bilingues se spécialisent en droit pénal ou en droit de la famille, deux secteurs du droit pourtant en demande croissante. Il faudra prendre des mesures énergiques pour augmenter le recrutement à cet égard pendant les prochaines années.
• La Gendarmerie royale du Canada et le Service de police de Winnipeg s’efforcent de fournir un certain nombre de services en français. Toutefois, ces corps policiers ont encore beaucoup à faire pour respecter le concept d’offre active auquel ils sont légalement assujettis.
• Le programme général d’aide juridique du Manitoba ne compte aucun avocat ou avocate bilingue parmi son personnel. Il est également tributaire de la pénurie d’avocats bilingues en droit pénal et en droit de la famille. À nouveau, il faudra mettre en place une stratégie de redressement à moyen et à long terme.

En parallèle à cette évolution dans le domaine juridique depuis une quarantaine d’années, le tissu social de la collectivité francophone au Manitoba s’est profondément transformé. Les phénomènes de l’immigration, de l’exogamie et de l’immersion française se conjuguent pour donner une identité francophone plurielle très différente de celle qu’on connaissait traditionnellement.

À la lumière du tableau que je viens de brosser, il sera essentiel de capitaliser sur les succès accomplis pendant les dernières années pour continuer à faire progresser l’accès à la justice en français et pour modeler des services correspondant bien à la réalité de notre francophonie en pleine mutation.

En terminant, je tiens à souligner que les tribunaux en général et la Cour suprême du Canada en particulier jouent un rôle fondamental dans la défense des droits des minorités. Ils constituent en quelque sorte un rempart contre la loi des nombres. Depuis l’époque de l’arrêt Forest, les avancées qui se sont produites pour la communauté francophone dans le domaine du bilinguisme des lois et des tribunaux et dans le domaine de la gestion scolaire en sont des exemples éloquents.

Merci beaucoup de votre attention.