Quelles sont les règles d’origine des pièces essentielles?

  • 05 octobre 2023
  • Peter E. Kirby, Steven F. Rosenhek et Daniella Murynka

L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) comporte des règles d’origine complexes qui Ă©noncent les dispositions pour que les produits automobiles soient considĂ©rĂ©s comme « originaires » et, par consĂ©quent, admissibles au traitement tarifaire prĂ©fĂ©rentiel. Pour ĂŞtre admissibles Ă  un tel traitement, les produits automobiles doivent respecter une exigence de teneur en valeur rĂ©gionale (TVR), c’est-Ă -dire la teneur des produits originaires d’AmĂ©rique du Nord. L’ACEUM a remplacĂ© les anciennes règles d’origine de l’Accord de libre-Ă©change nord-amĂ©ricain (ALENA) par des règles beaucoup plus strictes exigeant une TVR plus Ă©levĂ©e pour les pièces et les vĂ©hicules automobiles admissibles, l’objectif Ă©tant d’encourager la construction automobile nord-amĂ©ricaine. Les règles d’origine de l’ACEUM ont Ă©tĂ© âprement nĂ©gociĂ©es par les trois gouvernements et par les constructeurs automobiles nord-amĂ©ricains qui Ă©taient visĂ©s directement, non seulement par le pourcentage de TVR requis, mais aussi par le calcul de la TVR.

Peu après la ratification de l’ACEUM, un diffĂ©rend est survenu au sujet de l’application des règles d’origine Ă  certaines pièces essentielles des vĂ©hicules. Lorsque les règles d’origine de l’ACEUM Ă  l’Ă©gard de ces pièces admissibles sont respectĂ©es, la valeur des matières non originaires qui entrent dans la fabrication des pièces essentielles est « absorbĂ©e », et ces matières sont considĂ©rĂ©es comme des matières originaires. Le Canada et le Mexique soutenaient que les pièces essentielles considĂ©rĂ©es comme des pièces originaires en vertu des dispositions de calcul de l’ACEUM devraient ĂŞtre considĂ©rĂ©es comme des pièces pleinement originaires dans le calcul de la TVR du vĂ©hicule fini. Selon cette interprĂ©tation, il serait plus facile pour les vĂ©hicules d’ĂŞtre admissibles au traitement tarifaire prĂ©fĂ©rentiel. Les États-Unis n’Ă©taient pas du mĂŞme avis. Ils affirment que seule la teneur des matières originaires des pièces essentielles non absorbĂ©e devrait ĂŞtre prise en compte dans le calcul de la TVR des vĂ©hicules. Cette interprĂ©tation a surpris non seulement le Mexique et le Canada, mais aussi l’industrie automobile nord-amĂ©ricaine.

Dans un rapport final rendu public en janvier 2023, un groupe d’arbitrage de l’ACEUM (le groupe) s’est rangĂ© du cĂ´tĂ© du Canada et du Mexique, prĂ©cisant que la valeur des matières non originaires pouvait ĂŞtre absorbĂ©e dans la TVR des pièces essentielles originaires du vĂ©hicule lors du calcul de la TVR totale du vĂ©hicule. Un porte-parole du Bureau du reprĂ©sentant amĂ©ricain au commerce a qualifiĂ© la dĂ©cision de « dĂ©cevante » [Traduction], soutenant que les États-Unis  [Traduction] « discuteront avec le Mexique et le Canada pour trouver une possible rĂ©solution au diffĂ©rend […] ».

(a) Principales dispositions en cause

Le nĹ“ud du diffĂ©rend entre les parties concernait le chapitre 4 de l’ACEUM intitulĂ© Règles d’origine. Ce chapitre comporte plusieurs annexes, dont l’annexe 4-B, qui contient elle-mĂŞme l’appendice Dispositions relatives aux règles d’origine spĂ©cifiques s’appliquant aux produits automobiles (l’appendice automobile). L’alinĂ©a 4.5.4 de l’ACEUM qui porte sur le principe d’absorption Ă©tait au cĹ“ur du diffĂ©rend. En vertu de cet alinĂ©a, une partie qui calcule la TVR d’un produit ne doit pas inclure « la valeur des matières non originaires utilisĂ©es pour produire des matières originaires qui sont par la suite utilisĂ©es dans la production du produit ».

(b) Arguments des parties

Devant le groupe, le Mexique a soutenu que lorsqu’un constructeur automobile calcule la TVR d’une pièce essentielle selon les dispositions des paragraphes 3.8 ou 3.9 de l’appendice automobile et que la TVR atteint le seuil requis au paragraphe 3.2 du mĂŞme appendice, alors la pièce essentielle est considĂ©rĂ©e comme originaire conformĂ©ment au paragraphe 3.7 de l’appendice automobile. Le Mexique a Ă©galement avancĂ© que l’application de l’alinĂ©a 4.5.4 de l’ACEUM permet d’absorber la valeur totale de la pièce essentielle originaire lorsque la pièce essentielle entrait dans la fabrication d’un vĂ©hicule1.

Le Canada en est arrivĂ© Ă  la mĂŞme conclusion en adoptant une approche lĂ©gèrement diffĂ©rente. Il a plutĂ´t citĂ© le paragraphe 3.7 de l’appendice automobile qui indique qu’une pièce essentielle est considĂ©rĂ©e comme originaire si elle est conforme Ă  la TVR applicable. De l’avis du Canada, le terme « originaire » au paragraphe 3.7 de l’appendice automobile et le terme « originaire » Ă  l’alinĂ©a 4.5.4 de l’ACEUM avaient le mĂŞme sens et sont donc concluants dans le cas du diffĂ©rend2.

En revanche, les États-Unis ont avancĂ© que l’appendice automobile comportait deux exigences distinctes et divisĂ©es : une exigence quant Ă  l’origine des pièces essentielles (paragraphes 3.7 Ă  3.10) et une exigence quant au TVR du vĂ©hicule complet (paragraphes 3.1 Ă  3.6). Ainsi, un constructeur ne peut pas utiliser les paragraphes 3.8 ou 3.9 de l’appendice automobile pour le calcul de la TVR des pièces essentielles aux fins de calcul de la TVR du vĂ©hicule complet3.

(c) DĂ©cision du groupe

Le groupe rĂ©sume ainsi l’incidence du diffĂ©rend entre les parties :

[Traduction] La diffĂ©rence entre les arguments du Canada et du Mexique et ceux des États-Unis est importante parce qu’elle influe, et peut-ĂŞtre dans une grande mesure, sur la teneur en valeur rĂ©gionale d’un vĂ©hicule et, par consĂ©quent, sur l’admissibilitĂ© de ce vĂ©hicule Ă  un traitement tarifaire prĂ©fĂ©rentiel. […] Bref, l’interprĂ©tation du Canada et du Mexique facilite l’admissibilitĂ© des vĂ©hicules au traitement prĂ©fĂ©rentiel4.

En acceptant l’interprĂ©tation du Canada et du Mexique, le groupe a acquis la conviction que le terme « originaire » Ă©tait clĂ©5. Il a conclu qu’en vertu du paragraphe 3.7 de l’appendice automobile les constructeurs sont tenus de dĂ©terminer si leurs pièces essentielles sont des pièces originaires et qu’une fois cette dĂ©termination faite ils peuvent appliquer l’alinĂ©a 4.5.4 de l’ACEUM pour absorber complètement la TVR de la pièce essentielle aux fins du calcul de la TVR du vĂ©hicule complet6. [Traduction] « Pour conclure autrement, il faudrait une exemption expresse ou l’utilisation d’un langage entièrement diffĂ©rent7. »

Il convient de souligner que le groupe a pris en dĂ©libĂ©rĂ© les dĂ©clarations faites par les nĂ©gociateurs des États-Unis aux reprĂ©sentants du Canada et de l’industrie automobile depuis juin 2020. Plus particulièrement, le groupe a Ă©tabli que dans un courriel envoyĂ© par le nĂ©gociateur principal des États-Unis avant l’entrĂ©e en vigueur de l’ACEUM, les États-Unis [Traduction] « se sont prĂ©sentĂ©s comme partageant l’interprĂ©tation avancĂ©e par le Mexique et le Canada dans le diffĂ©rend8 ».

(d) Attentes actuelles de l’industrie automobile

Il est probable que le Canada respectera l’interprĂ©tation du groupe en ce qui concerne l’exportation de vĂ©hicules automobiles vers le Canada. De plus, dans la mesure oĂą il peut dĂ©montrer des pertes pour les parties exportatrices canadiennes qui expĂ©dient des vĂ©hicules automobiles vers les États-Unis, le Canada peut mettre en Ĺ“uvre des mesures de rĂ©torsion commerciale sur les exportations des États-Unis vers le Canada. Enfin, les parties peuvent choisir de prendre des mesures politiques Ă  la lumière de la dĂ©cision du groupe, y compris demander la renĂ©gociation de l’ACEUM ou de ses règles d’origine s’appliquant aux produits automobiles.w


Peter E. Kirby est consultant, Steven F. Rosenhek est associĂ© et Daniella Murynka est associĂ©e chez Fasken.

Notes de fin

1 Rapport final du groupe d’arbitrage Ă©tabli en vertu du paragraphe 31(106) de l’ACEUM qui est entrĂ© en vigueur le 1er juillet 2020 (disponible uniquement en anglais) [« Final Report »].

2 Ibid., paragraphe 109.

3 Ibid., paragraphes 111 Ă  113.

4 Ibid., paragraphes 136 Ă  138.

5 Ibid., paragraphe 146.

6 Ibid., paragraphe 150.

7 Ibid., paragraphe 150.

8 Ibid., paragraphe 199.