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Plateformes multifaces : perspectives multidimensionnelles sur un marché multilatéral

01 avril 2019

Noter que le détail de la décision d’envoyer une lettre de non-intervention à PayPal inc. (PayPal) concernant son acquisition de HWLT Holdings (Hyperwallet) est protégé par l’article 29 de la Loi sur la concurrence; le présent article s’en tiendra donc uniquement aux grandes lignes.

Les marchés multilatéraux constituent un sujet brûlant en droit antitrust depuis l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis (SCOTUS) dans l’affaire American Express (AMEX). Au Canada, le même genre de questions avait été examiné précédemment par le Tribunal de la concurrence dans le cadre de la demande fondée sur l’article 76 de la Loi sur la concurrence que la commissaire de la concurrence avait présentée dans l’affaire l’opposant à Visa et à Mastercard. Avec le recul, il est compréhensible que la décision prise dans cette dernière affaire ne revienne pas au souvenir de tout un chacun, car les années 2012-2013 semblent déjà si loin – pensez-y, Stephen Harper était encore premier ministre, et Gangnam Style venait d’être le tout premier vidéo à atteindre le milliard de visionnements sur YouTube. Cela dit, le Bureau de la concurrence l’a toujours bien gardée en mémoire chaque fois qu’il est question d’étudier un marché multilatéral.

Et justement, le Bureau a examiné il y a peu une fusion mettant en jeu des plateformes multifaces. Le présent article fera la comparaison entre l’orientation du Tribunal à cette occasion et celle de la SCOTUS dans l’affaire AMEX. Il expliquera aussi pourquoi il pourrait être plus efficace d’examiner les fusions touchant des plateformes multifaces en s’arrêtant à leurs répercussions plutôt qu’en définissant strictement les marchés.

Contexte

La technologie et l’innovation continuent de changer la face de l’économie, et c’est pourquoi le Bureau et le barreau doivent être conscients de l’effet de ces changements sur l’analyse antitrust. Les fusions et autres opérations ont lieu dans des marchés dynamiques et en constante évolution, ce qui peut complexifier leur analyse pour le Bureau et ses homologues étrangers. Or, bien mettre la loi en application est un travail d’équilibriste : il faut prendre des mesures pour interdire les agissements réellement anticoncurrentiels, tout en évitant de tomber dans un excès de zèle ou une multiplication des délais qui nuira à l’innovation ou à une saine concurrence.

À cette fin, le Bureau s’efforce de suivre le rythme auquel la technologie fait changer les pratiques concurrentielles des entreprises et la manière dont les consommateurs se procurent leurs biens et services. Difficile de trouver une allocution récente du commissaire de la concurrence actuel ou de son prédécesseur dans laquelle on ne mentionne pas comment la technologie a changé notre manière d’aborder nos examens.

Le Bureau a aussi produit deux documents traitant en profondeur des enjeux de la technologie et de l’innovation. Le premier est une étude de marché qu’il a publiée en 2017, intitulée L’innovation axée sur les technologies dans le secteur canadien des services financiers 1. Ce document adresse une trentaine de recommandations aux décideurs politiques et organismes de réglementation canadiens, et sur ce nombre, 11 visent à les aider à trouver le juste équilibre entre protection du public et promotion de l’innovation.

L’autre document, un livre blanc intitulé Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada 2, se penche sur l’importance cruciale des données et sur la question de l’adéquation du cadre analytique du Bureau dans les dossiers où il est question de mégadonnées.

Par ailleurs, on ne peut parler des mégadonnées et des marchés dynamiques sans aborder le sujet des plateformes multifaces. Or, on considère souvent que les marchés et plateformes de commerce en ligne en sont : des plateformes bifaces ou multifaces.

La question des plateformes multifaces a été débattue dans des affaires portées devant le Tribunal et d’autres juridictions étrangères; toutefois, les décisions ne sont pas unanimes quant à l’approche qui s’impose pour examiner ce type de plateforme. Le Bureau s’est penché sur le problème dans une affaire récente concernant l’acquisition par PayPal du service Hyperwallet lorsque celui-ci a pris fin en novembre 2018.

D’abord, qu’est-ce qu’une plateforme multiface?

Les définitions abondent. D’après une étude de l’OCDE, il s’agit d’une plateforme économique intermédiaire comptant au moins deux groupes d’utilisateurs qui, grâce à une mise en réseau, se procurent mutuellement des avantages 3. Le tout peut aussi donner lieu à un « effet de réseau indirect », situation où la valeur de la plateforme pour un groupe dépend de la participation de l’autre groupe. Si un groupe attire davantage d’utilisateurs, l’adhésion à l’autre groupe se trouve à gagner en valeur, ce qui peut amener ce dernier à attirer également plus d’utilisateurs, et ainsi de suite.

Un exemple de plateforme multiface tiré de l’« ancienne » économie serait les pages jaunes, qui se veulent un service tant pour les annonceurs que pour les lecteurs. Plus il y a de fournisseurs qui font leur promotion dans les pages jaunes, plus ces dernières sont utiles pour le consommateur. De même, une augmentation du nombre de lecteurs augmente le rendement de la publicité que peuvent y faire les annonceurs potentiels. Les évolutions technologiques ont fait naître de nouvelles plateformes multifaces, comme les services de covoiturage. Plus il y a de chauffeurs et de passagers sur une plateforme particulière, plus celle-ci prend de la valeur.

Et l’avis des tribunaux dans tout cela?

Au Canada, nous avons vu passer une affaire traitant de plateformes multifaces : celle opposant la commissaire à Visa et à Mastercard, dans laquelle le Tribunal a accepté la position du Bureau sur la question de la définition du marché. Le Bureau avait fait valoir que chaque côté du marché des cartes de crédit pouvait être considéré comme un marché de produits pertinent distinct, à condition que soit prise en compte l’interdépendance de la demande sur la plateforme. Le Tribunal a conclu :

[U]n seul côté de la plateforme peut être un marché de produits pertinent potentiel aux fins de l’application du critère du monopoleur hypothétique, et […] la SSNIP peut être appliquée au prix imposé aux consommateurs de ce côté de la plateforme, à condition que soient pris en considération tant l’interdépendance de la demande que les effets de rétroaction entre les deux côtés de la plateforme et, en définitive, la fluctuation des profits des deux côtés de la plateforme4.

Le cœur du débat dans l’affaire AMEX était les pratiques anti-incitatives imposées par contrat aux commerçants qui acceptent la carte AMEX comme mode de paiement. Les demandeurs avançaient que chaque partie de la transaction, le commerçant d’un côté et le titulaire de la carte de l’autre, représentait un marché de produits distinct. La décision de la SCOTUS, qui s’apparente à celle du Tribunal, était que l’on ne peut pas se faire une idée complète de la concurrence si l’on examine uniquement un des côtés de la plateforme en vase clos5. Cependant, il n’est pas clair que la portée de cette décision soit plus restreinte que celle du Tribunal. La SCOTUS semble faire une distinction entre une plateforme multiface et une « plateforme transactionnelle », considérant la seconde comme une sous-catégorie de la première qui « [TRADUCTION] ne peut vendre à un côté de la plateforme sans vendre simultanément à l’autre » [c’est nous qui soulignons]6. Voici comment la SCOTUS décrit son raisonnement :

[TRADUCTION] En l’espèce, les deux côtés du marché bilatéral des cartes de crédit, à savoir les titulaires de carte et les commerçants, doivent être pris en compte. Seules les entreprises pouvant compter à la fois sur des titulaires de carte et sur des commerçants disposés à utiliser leur réseau peuvent vendre des transactions et se faire concurrence sur le marché des cartes de crédit. Et comme les réseaux de cartes de crédit ne peuvent effectuer une vente à moins que les deux côtés de la plateforme n’acceptent simultanément d’utiliser leurs services, ils présentent un effet de réseau indirect particulièrement prononcé, ainsi que des prix et une demande interreliés. En fait, il faut voir les réseaux de cartes de crédit comme n’offrant qu’un seul produit, la transaction, consommé en concomitance par le commerçant et le titulaire de carte. En conséquence, le marché bilatéral des transactions par carte de crédit doit être analysé comme un tout7.

L’une des grandes différences qui ressort entre cette décision et la décision canadienne est que la seconde s’applique à un plus grand nombre de secteurs.

Dois-je définir un marché de produits?

En tant que praticiens du droit antitrust, nous avons tous été mêlés à des débats enflammés concernant des produits et marchés géographiques. Le test SSNIP (un concept tellement ancré dans les lois antitrust que cette publication en porte le nom) consiste à mesurer les fluctuations dans la consommation d’un produit en réponse à l’augmentation limitée mais significative et non transitoire de son prix.

Or, comme on le note dans la partie 3.1 de Fusions – Lignes directrices pour l’application de la loi, il n’est pas indispensable de définir un marché pour déterminer si une opération est anticoncurrentielle :

Lorsqu’il se demande si une fusion créera, maintiendra ou augmentera vraisemblablement un pouvoir de marché, le Bureau doit examiner les effets d’une fusion sur la concurrence. Cela suppose généralement que le Bureau définisse les marchés pertinents et évalue les effets de la fusion sur la concurrence dans ces marchés. La définition du marché ne correspond pas nécessairement à l’étape initiale ou à une étape nécessaire, mais c’est une étape qui est généralement suivie8.

Le document Mégadonnées et innovation reconnaît que les marchés servis par des plateformes constitueraient bien l’un des cas où le Bureau aurait raison de mettre davantage l’accent sur l’analyse des effets plutôt que sur la définition stricte des marchés :

Si un journal n’est en mesure d’augmenter ses tarifs publicitaires que s’il diminue le prix de sa publication, l’augmentation de ses revenus publicitaires pourrait ne pas se traduire par une augmentation réelle de ses profits et de son pouvoir de marché. Cela diffère donc d’une augmentation des prix d’une entreprise qui ne se sert pas de plateforme et qui, toutes choses étant égales par ailleurs, généreraient plus de profits.
Les profits des plateformes reposent habituellement sur la gamme de prix qu’elles choisissent d’imposer. Par conséquent, tenir uniquement compte du prix choisi par une plateforme peut exclure des éléments essentiels de sa réalité commerciale9.

Somme toute, la définition du marché est simplement un outil analytique permettant l’évaluation de divers effets sur la concurrence. Dans certains cas où il est question d’une plateforme, et donc où la définition stricte des marchés a une moindre valeur probante, il peut être plus avisé de s’intéresser surtout à la preuve directe des effets sur la concurrence. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le Bureau dans le dossier de l’acquisition d’Hyperwallet par PayPal, dans le cadre duquel il a fallu analyser la plateforme en jeu.

Comment le Bureau a-t-il abordé la question des plateformes multifaces dans le dossier de l’acquisition d’Hyperwallet?

En 2018, le Bureau a procédé à l’examen du projet d’acquisition d’Hyperwallet par PayPal afin de déterminer si l’opération pouvait avoir des effets anticoncurrentiels. PayPal exploite de nombreuses unités opérationnelles, mais le Bureau s’est cantonné à son portefeuille électronique, soit la plateforme numérique par laquelle l’utilisateur peut effectuer et recevoir des paiements. La société Hyperwallet, elle, exploitait un logiciel de gestion des comptes créditeurs facilitant les paiements de masse.

Le portefeuille électronique qu’offre PayPal peut être considéré comme une plateforme multiface10. PayPal sert de mode de paiement 1) du côté « créditeur » de la transaction, lorsque quelqu’un paye quelque chose au moyen de son portefeuille électronique, et 2) du côté « débiteur », lorsque quelqu’un reçoit des fonds dans son portefeuille électronique. Autrement dit, deux types d’opérations entrent en jeu : des créditrices (envoi de fonds) et des débitrices (réception de fonds). Et souvent, intervient aussi un marché numérique ou un commerçant électronique comme intermédiaire ou facilitateur dans l’échange d’argent contre des biens et services.

Hyperwallet, avec son logiciel, aidait justement les commerçants et les marchés à traiter des opérations débitrices en grande quantité.

Pour expliquer tous ces principes, prenons l’exemple (simplifié) d’une application de covoiturage : l’utilisateur fait sa réservation, puis paye la plateforme par l’une de plusieurs options de paiement, comme Visa, Mastercard ou le portefeuille électronique de PayPal (c’est l’opération créditrice). Hyperwallet, au nom de la plateforme de covoiturage, vire ensuite le paiement au conducteur. Le chauffeur peut ensuite choisir de se faire payer, par exemple, directement dans son compte bancaire, sur une carte de débit ou carte prépayée, ou dans un portefeuille électronique PayPal (c’est l’opération débitrice).

La théorie du préjudice qu’étudiait le Bureau était de nature verticale : l’acquisition d’Hyperwallet créerait-elle pour PayPal un incitatif à interdire aux concurrents d’Hyperwallet l’accès à son portefeuille électronique comme mode de paiement? Par conséquent, c’est le volet débiteur qui était au centre de la question.

L’un des principaux facteurs évalués par le Bureau était cependant le niveau d’interdépendance entre les plateformes, soit les « effets de rétroaction » entre les côtés créditeur et débiteur du portefeuille électronique de PayPal. Le Bureau a examiné les répercussions qu’ont les changements d’un côté de la transaction sur la demande de l’autre côté de la plateforme. Dans son estimation des effets que l’acquisition d’Hyperwallet aurait sur la concurrence, le Bureau s’est concentré sur le côté débiteur, mais a aussi fait des projections quant à l’effet « multiplicateur » sur le côté créditeur en raison de son interdépendance.

En bref, PayPal pourrait théoriquement décider qu’il lui serait profitable de hausser des tarifs pour les clients du côté débiteur, s’il ne s’arrête qu’aux effets quantitatifs sur la partie débitrice de la plateforme. Toutefois, s’il tient compte du fait que la perte d’un client du côté débiteur pourrait entraîner la perte d’un client du côté créditeur (et ainsi de suite), PayPal pourrait s’aviser que la hausse de tarif ne serait pas si rentable.

Difficile de déterminer si l’on arriverait à une tout autre conclusion concernant l’opération d’acquisition d’Hyperwallet si l’on appliquait la méthode de la SCOTUS. La plateforme en question ici ne constitue toutefois pas nécessairement une « plateforme de transaction » impliquant des transactions simultanées. Conformément aux directives du Tribunal, le Bureau a examiné les effets de rétroaction des deux côtés de la plateforme; toutefois, ce n’était pas dans le cadre d’une évaluation du marché de produits. Fait intéressant, il n’était pas nécessaire, dans ce dossier, de tirer une conclusion définitive sur les bornes du marché de produits : il était surtout pertinent de faire l’analyse du degré d’interdépendance de part et d’autre de la plateforme dans le cadre de l’évaluation des effets sur la concurrence.

Quoi qu’il en soit, si la question que nous venons de voir constituait un sujet intéressant et pertinent au cours de l’examen, il convient de noter qu’elle n’était pas le principal motif pour lequel le Bureau a produit sa lettre de non-intervention. Plusieurs autres facteurs atténuants l’ont conduit à sa conclusion dans le dossier. Et si l’on revient au contexte des incidences sur la plateforme, le Bureau a été en mesure d’évaluer les effets de la fusion sans pour cela définir strictement les marchés pertinents. Vu l’interdépendance de la demande et les effets de rétroaction entre les deux côtés de la plateforme, l’exercice de définition du marché se trouvait à être plus ou moins probant pour l’examen de l’acquisition d’Hyperwallet.

Footnotes

1 Innovation, Sciences et Développement économique Canada, L’innovation axée sur les technologies dans le secteur canadien des services financiers, Ottawa, 2017. En ligne : https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/04322.html.

2 Innovation, Sciences et Développement économique Canada, Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada, Ottawa, 2017. En ligne : https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/04304.html.

3 OCDE, Rethinking Antitrust Tools for Multi-Sided Platforms, 6 avril 2018. En ligne : http://www.oecd.org/fr/concurrence/rethinking-antitrust-tools-for-multi-sided-platforms.htm.

4 La commissaire de la concurrence c. Visa Canada Corporation et MasterCard International Incorporated, 2013 Trib. conc. 10, paragraphe 189.

5 Ohio v. American Express Co., [2018] SCOTUS No. 16-1454, page 14.

6 Ibid, à la page 2.

7 Ibid, note en tête à la page 2.

8 Industrie Canada, Fusions – Lignes directrices pour l’application de la loi, Ottawa, 2011, partie 3.1. En ligne : https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03420.html.

9 Document Mégadonnées et innovation, supra note 2 à la page 14.

10 L’envoi et la réception de paiements au fil de cette chaîne d’approvisionnement demandent plusieurs étapes, et ces étapes font intervenir des entités de traitement des paiements qui peuvent également être considérées comme des plateformes multifaces. Cependant, par souci de simplicité, nous nous en tenons ici à une analyse du portefeuille électronique de PayPal.