Quelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparée à votre travail au sein de la magistrature?
Être juge est un rôle intense qui a de multiples facettes. J’ai eu le grand privilège de jouer de nombreux rôles tout au long de ma carrière, et chacun d’entre eux m’a préparée de façons différentes, mais complémentaires, à mon travail au sein de la magistrature.
Dans mon rôle de professeure de droit, j’ai été appelée à enseigner un large éventail de sujets, allant des délits civils et des contrats au droit de la preuve et des sociétés. Quand j’étais nouvellement professeure, on m’a même confié le cours de droit des sûretés mobilières! Enseigner dans de nombreux domaines m’a non seulement permis de beaucoup en apprendre sur le droit, mais aussi sur les mécanismes judiciaires et le discours juridique, ainsi que sur les caractéristiques du raisonnement juridique. Je me suis rapidement rendu compte à quel point la maîtrise d’un sujet et le développement d’une expertise requièrent du travail. L’enseignement m’a également permis de comprendre ce qui était nécessaire pour communiquer de l’information de manière efficace et complète. Les professeurs doivent prendre la parole devant les élèves et présenter en un temps limité le sujet, sa pertinence et la trajectoire du cours. Il était important que je planifie chaque semaine de la session afin de déterminer la matière à transmettre, de même que le moment, l’ordre et la manière de le faire. Je devais trouver une théorie générale qui reliait les éléments disparates du cours pour aider les élèves à retenir les connaissances que je souhaitais leur transmettre. Je devais m’assurer de l’apprentissage des compétences juridiques dont les élèves avaient besoin ainsi que des principes et des valeurs en jeu. Ces compétences en communication me sont encore utiles aujourd’hui lorsque je siège à la Cour ou que je discute de droit avec des avocats et des avocates, des collègues ou des auxiliaires juridiques.
Lorsque j’exerçais comme avocate dans un cabinet spécialisé en droit pénal, et ensuite dans un cabinet spécialisé en litiges civils, j’ai appris les aspects pratiques et procéduraux de la profession et comment monter un dossier. Je devais rassembler les faits de manière claire et convaincante, et vulgariser et présenter l’information pour la rendre plus accessible et persuasive. Je me suis rendu compte que la confiance, l’autorité et la légitimité découlent d’une compréhension profonde des enjeux, et que cela signifie avant tout d’être très bien préparée. J’ai fait beaucoup de recherches et pris le temps de réfléchir à la façon dont les éléments du dossier s’assemblent. J’ai examiné les meilleures façons d’organiser ses idées et d’élaborer une argumentation qui fait appel à de grands principes, mais qui reste pratique et qui a du bon sens. J’ai appris la valeur et l’importance de toujours prévoir les questions d’avance, que ce soit celles de mes élèves, de ma clientèle, de la partie adverse, des juges ou, surtout, des personnes qui comparaissent devant moi. Les outils que j’ai développés en tant qu’avocate pour préparer mes dossiers et structurer mon travail se sont avérés essentiels à mon travail de juge. Au début de chaque procès auquel je participais comme avocate, je réduisais mon dossier à une feuille récapitulative de ce que je devais prouver pour obtenir la mesure que je sollicitais. Cette vue d’ensemble était structurée autour des principes juridiques en jeu, mais elle était aussi soutenue par les éléments de preuve que j’allais présenter pour étayer ma cause et sous-tendre mon argumentation. J’ai eu recours à la même structure pour m’aider lorsque j’entendais des affaires en tant que juge de première instance. Ce cadre imprègne toujours ma pensée juridique, même lorsque je rédige les arrêts de la Cour suprême.
Au cours de mes onze années comme juge de première instance en Alberta et au Yukon, j’ai acquis de l’expérience dans tous les types d’affaires, allant des conflits familiaux aux procès criminels devant jury, en passant par d'épineuses questions constitutionnelles. J’ai adoré siéger en première instance. Différentes compétences juridiques étaient requises en fonction du sujet précis de l’affaire qui m’était soumise. Quel que soit le domaine du droit, être juge de première instance est un poste qui requiert votre pleine attention. En plus des requêtes, des demandes et des procès, j’ai été appelée à agir à titre de médiatrice et à présider des conférences de gestion d’instance. Il s’agissait de nouvelles compétences qui nécessitaient à la fois de l’intelligence émotionnelle, de la rigueur analytique, et la capacité de faire avancer les choses et d’accomplir le travail. J’ai dû constamment m’adapter pour répondre aux particularités de chaque affaire et garantir l’accès à la justice et à l’équité. Mon expérience de juge de première instance m’a donné une idée des différentes facettes de notre travail et de la manière dont les réalités modernes façonnent les processus judiciaires. J’ai également dû prendre des décisions difficiles entre des parties et des thèses concurrentes. Le fait de savoir que, dans la plupart des affaires, l’une des parties perdra m’a fait comprendre comment il est important que les deux parties au litige se sentent respectées et entendues. Il s’agissait également d’examiner les arguments de façon équitable. Lorsque j’étais avocate, j’étais toujours déçue quand la force de mon argument n’était pas entièrement examinée. Par conséquent, en tant que juge, je veux éviter d’atténuer un argument de sorte qu’il soit plus facile à écarter.
Comme vous pouvez le constater, les connaissances et les expériences qui m’ont préparée à mon travail de juge ont été progressives et très variées. Aucune expérience n’a été plus importante que les autres, et j’encourage tous les juristes à saisir toutes les occasions intéressantes qui se présentent, aussi variées soient-elles. On ne sait jamais où cela peut nous mener.
Quel conseil donneriez-vous aux juristes qui se présentent devant vous?
Les qualités essentielles pour une plaidoirie efficace sont intemporelles : la préparation, la communication, la relation et l’adaptation.
Tout d’abord, la préparation est essentielle. Il existe de nombreux types et niveaux de préparation. Une stratégie efficace consiste à se concentrer sur cette question : quels sont les points si importants que si vous ne les faites pas valoir, votre argumentation échouera? Répondre à cette question nécessite une parfaite maîtrise du droit en cause. Lorsque vous maîtrisez votre dossier, quoi qu’il arrive, vous donnerez l’impression d’avoir confiance en vous. Une bonne plaidoirie exige également de bien s’organiser et de faire des choix stratégiques. Malgré la tentation de montrer tout le travail que vous avez accompli, votre objectif devrait être que tout paraisse se dérouler sans effort. Pour élaborer sa stratégie, il faut prendre le temps de bien examiner les documents et réfléchir à là où vous voulez aller, identifier comment y arriver et donner des signaux clairs au tribunal.
En appel, les juges sont bien préparés, ayant eu l’avantage de lire les observations écrites des parties avant l’audience. Votre passage devant une cour d’appel est donc l’occasion de reformuler votre thèse de manière à renforcer l’argumentation formulée dans votre mémoire. Il est important d’être conscient que différents juges répondront différemment à certains arguments précis. La façon dont l’information est présentée sur papier ou l’argument principal que l’on choisit de faire ressortir ne convaincra pas nécessairement tous les juges de la même façon. Selon le dossier, certains pourraient être plus sensibles à une argumentation fondée sur des précédents, l’équité ou des raisons d’intérêt public. Vos plaidoiries orales vous permettent de vous assurer d’avoir tout couvert et de présenter votre dossier sous un jour nouveau. Vos arguments oraux ne doivent pas être un compte rendu exhaustif de vos observations écrites. Une bonne rédaction et une présentation succincte des faits ne suffisent pas pour obtenir gain de cause, bien que la clarté et la concision demeurent essentielles. Le succès dépendra plutôt de vos qualités de narrateur et de communicateur.
Ce qui m’amène à un autre conseil : il est essentiel d’établir un lien avec les juges et de s’adapter à leurs questions pour que votre message trouve un écho auprès de la cour. Pensez à ce que les juges doivent entendre pour parvenir à une décision plutôt qu’à ce que vous voulez dire. Mettez-vous à la place du décideur. Votre rôle principal n’est pas de prononcer un discours parfaitement planifié, mais d’accompagner le tribunal dans son processus de décision et de lui fournir une assistance à cet égard. Et lorsqu’on vous pose une question ou on vous fait une observation, rappelez-vous ceci : écouter est différent que d’attendre de pouvoir parler. Concentrez-vous sur ce qui vous est dit, et non sur ce que vous étiez en train de dire ou aviez prévu de dire ensuite. Les questions des juges sont un cadeau et un aperçu. Elles vous donnent l’occasion de recentrer votre argumentation sur ce qui compte vraiment pour la cour et sur ce que les juges estiment essentiel à leur prise de décision.
Et bien sûr, soyez toujours respectueux envers vos collègues et le tribunal. La civilité est essentielle et rend le travail plus facile pour l’ensemble des parties concernées. Elle permet aux juges de se concentrer sur l’argumentation et la plaidoirie, ce qui est précisément ce qu’un bon plaideur souhaite.