Quel cheminement vous a mené au monde du droit et à la magistrature?
D’entrée de jeu, je veux dire que je suis très honorée d’être ici et qu’on m’ait demandé de donner cette entrevue.
Je crois que notre parcours est important, et j’ai pu constater par moi-même que maints de mes estimés collègues juristes invités pour une entrevue dans le cadre de ce projet ont un cheminement semblable au mien, c’est-à-dire qu’ils viennent de familles d’immigrants. Ma jumelle et moi sommes les premières de notre famille à être nées au Canada. Mon père est Pakistanais et ma mère vient de la Barbade. Ils sont venus ici pour s’instruire et travailler. Ils se sont installés à Winnipeg, au Manitoba. Puis mon père a pratiquement accepté le premier emploi bien rémunéré qu’il a pu trouver, à Flin Flon, dans le nord de la province. Imaginez : deux immigrants de pays chauds qui se rencontrent en Angleterre, puis déménagent dans une ville minière du nord du Manitoba. C’est la première occasion qui s’est présentée pour eux et leurs enfants.
Mes parents n’ont pas chômé pour que nous saisissions les occasions qui se présentent, raison de leur venue au Canada. Et ce fut possible grâce à eux. Ils ont toujours eu beaucoup d’attentes envers ma sœur et moi – dans un sens non pas lourd ou négatif, mais plutôt positif. Nous avions des gens – nos parents–, qui croyaient en nous, qui pensaient que nous étions capables de tout – même si j’en doutais moi-même! En rétrospective, je me dis « Quoi? Comment ai-je fait pour accomplir tout ça? » Mais quand on grandit dans un environnement comme celui-là et qu’on nous dit assez souvent de croire en nous, que nous sommes capables et que nous pouvons tout faire, on finit par le croire.
Bref, c’est là que tout a commencé : Flin Flon, au Manitoba, une ville minière, avec ces croyances que mes parents m’ont inculquées.
J’ai quitté le foyer familial pour aller à l’université. J’ai étudié à McGill, à Montréal, où j’ai découvert une nouvelle langue, une nouvelle culture et ce que c’était d’habiter une grande ville. Puis, je suis passée à la Faculté de droit de l’Université de Victoria. J’ai obtenu un baccalauréat en commerce de l’Université McGill, mais l’Université de Victoria m’a donné toute autre chose. Elle m’a exposé à différents modes de pensée : féministes, environnementalistes, gens d’affaires. J’ai énormément appris à travers tout ça. On ne vivait pas d’opposition; on apprenait les uns des autres. Puis, j’ai déménagé à Vancouver, où j’ai travaillé pour un cabinet pendant l’été. J’ai eu la chance d’être embauchée par la suite. Là encore, j’étais entourée de gens qui, toujours, m’appuyaient, m’encourageaient, croyaient en moi et ne me sous-estimaient pas.
Donc, est-ce que je suis une travailleuse acharnée? Bien sûr. Mais c’est le cas de tellement de gens. J’ai aussi eu beaucoup de chance, de même que l’avantage considérable d’être entourée de personnes qui croyaient en moi et ne m’ont jamais laissée douter de mes capacités, malgré ce que la société pouvait me laisser croire.
Quelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparé à votre travail au sein de la magistrature
Je vais mentionner deux choses en particulier. Premièrement, mon expérience en litige commercial au sein d’un cabinet de taille moyenne à Vancouver, où nous avions pour clients beaucoup de petites et moyennes entreprises locales qui avaient toutes le vent dans les voiles – certaines à un degré impressionnant. Ce qui était intéressant, c’était que la plupart des gens qui réussissaient le mieux n’étaient pas du type « le profit à tout prix ». C’était des gens qui croyaient qu’une bonne affaire n’écrase pas l’autre partie, vu la loi du karma : le bien engendre le bien. Ces gens étaient généreux, humains, empathiques, mais aussi prospères.
Deuxièmement, je veux vous parler de mon bénévolat. On m’avait encouragée à m’impliquer auprès du Barreau, à prendre des mandats à titre gratuit et à mentorer de jeunes professionnelles. J’ai rencontré des gens qui m’ont parlé de leurs difficultés. On constate vite que toutes les personnes qui se retrouvent devant le comité de discipline du Barreau, par exemple, ne sont pas mauvaises. On voit des gens en pratique solo qui ont du mal à joindre les deux bouts. Certains ont des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie. D’autres sont de jeunes travailleurs qui doivent équilibrer leur vie professionnelle avec une vie familiale prenante.
Bref, j’ai appris que tout n’a pas à être blanc ou noir. Chacun a une histoire, des difficultés et des problèmes que les autres ignorent. La plupart des gens font de leur mieux. Toutes les positions n’ont pas à être extrêmes; il y a un entre-deux, et on peut le trouver sans sacrifier ses principes.
Ainsi, ces deux expériences – ces clients qui étaient des modèles d’équité et de décence, et le bénévolat qui m’a exposé à la complexité de la vie des gens – m’ont vraiment préparée à ce travail.
Quels conseils donneriez-vous aux juristes qui comparaissent devant vous?
Protégez jalousement votre réputation, que ce soit avec la Cour, vos collègues ou la partie adverse. Protégez-la. Vous n’êtes pas tenu de suivre aveuglément les instructions de votre client. Certes, vous devez prendre fait et cause pour lui et obtenir ses instructions, mais vous n’avez pas à prendre une position extrême qui nuirait à votre réputation ou crédibilité. Vous pouvez et devriez conseiller votre client à ce propos : « Oui, nous pouvons adopter cette position, mais notre crédibilité pourrait en souffrir. Ça pourrait ne pas faire avancer le dossier. » Tâchez de faire preuve de raison. Soyez raisonnables. Dites à votre client d’être raisonnable, parce qu’au bout du compte, c’est vous, l’avocat, qui devrez comparaître de nouveau. C’est vous qui allez de nouveau devoir interagir avec les mêmes juristes de votre domaine de pratique.
Les gens se souviennent de votre conduite. Si vous avez la réputation d’être difficile, méchant ou malhonnête, votre travail sera d’autant plus difficile. La Cour s’en souviendra, les avocats de la partie adverse s’en souviendront. Lorsque vous aurez besoin de quelque chose – par exemple d’un report ou d’une mesure d’adaptation –, vous pourriez ne pas l’obtenir en raison de votre réputation.
Toujours à propos de la réputation, un autre conseil important serait de ne rien fabriquer. Si, en Cour, vous ne connaissez pas la réponse, ce n’est pas grave. Dites-le, demandez une pause, quelques minutes pour vérifier vos notes ou faire des recherches. C’est tout à fait acceptable, et beaucoup plus professionnel que d’y aller à tâtons, de faire semblant ou, pire encore, de dire des faussetés.
Aussi, soyez humains et comprenez que les gens que vous côtoyez le sont aussi. Même comme juge, lorsque j’entends des avocats rouspéter en raison du voyage de famille ou de l’événement important d’un avocat adverse, je me dis : « Vraiment? N’avez-vous jamais eu à emmener vos enfants à Disneyland après le leur avoir promis pendant six mois? » Faites preuve d’empathie.
Jeunes avocats, trouvez un mentor. Quelqu’un – que ce soit dans votre cabinet ou ailleurs – qui croit en vous, qui surveille vos arrières. Ça n’a pas à être permanent. Il peut simplement s’agir de quelqu’un que vous allez voir pour discuter. J’ai moi-même été mentorée. J’avais quelqu’un que je pouvais consulter lorsque je faisais des erreurs. Nous nous asseyions, en discutions et trouvions des solutions. Ce type de soutien est capital, particulièrement dans un travail qui est déjà très stressant.
Enfin, un conseil pratique pour les comparutions : soyez bien préparé. Nous sommes un tribunal général de la Colombie-Britannique; ne présumez pas que nous connaissons votre domaine de spécialité. Ne présumez pas que nous connaissons votre trame factuelle (ce n’est pas le cas). Commencez du début. Posez vos bases avec clarté. Puis, si le juge s’y connaît en la matière, il vous le dira et vous pourrez poursuivre ensemble.
Cela dit, pas d’empressement. Respirez! Laissez-nous absorber la matière. Souvenez-vous : si vous avez vécu avec cette affaire depuis des années, nous ne la connaissons, nous, que depuis quelques heures, voire une journée. Aidez-nous à comprendre.
Donc, pour résumer mes conseils : protégez votre réputation, faites preuve de gentillesse, trouvez un mentor et soyez toujours prêts.
Que souhaitez-vous que le public sache au sujet du système de justice?
Deux choses. L’une est d’ordre général, l’autre plus particulière.
En général : Le fait d’ordre plus général est le rôle que jouent les avocats dans la défense des intérêts de la justice et le maintien de la primauté du droit.
Chaque affaire est importante. Tous les gens qui saisissent les tribunaux le font parce que leur affaire leur importe. Ils y vouent sans doute leur argent, et certainement aussi leur temps et leur énergie émotionnelle. Ils veulent obtenir un règlement. Parfois, ils ressortent satisfaits de l’issue de l’affaire, d’autres fois non. Mais chose certaine, ils sont entendus. Les avocats prêtent leur voix aux gens qui, sinon, pourraient ne pas être entendus. Voilà ce qu’est la primauté du droit.
Pour la préserver, il importe de représenter monsieur et madame Tout-le-Monde, tout comme il importe de plaider les importantes causes constitutionnelles devant la Cour suprême du Canada. Tout cela renforce notre démocratie qui, d’après moi, est tenue pour acquise par plusieurs. Et je m’adresse sans doute davantage aux juristes qu’au public, car je souhaite qu’ils prennent conscience de l’importance de leur travail et de chaque affaire qu’ils plaident devant la Cour, dans la défense de la primauté du droit.
Ce rôle est d’une importance cruciale. J’espère que le public le garde en tête, pour chaque affaire comme pour la notion même de démocratie. Je crois qu’aujourd’hui, compte tenu des circonstances, nous sommes un peu plus conscients de l’important rôle que jouent les juristes dans la préservation de la primauté du droit et la défense de la démocratie. Et je crois qu’il est important de s’en souvenir.
En particulier : J’aimerais que le public sache à quel point tous les juges sont travaillants et dévoués – en tout cas, je peux dire cela de ceux de ma Cour. Tous mes collègues ont très à cœur les causes qu’ils entendent. Nous nous soucions des parties, de la prise des bonnes mesures et de l’obtention du bon résultat. Je ne doute pas que des gens pensent que certaines affaires passent à côté du « bon » résultat. Cela dit, si les justiciables et les avocats voyaient les juges comme des personnes, je crois que tous, victorieux ou défaits, sauraient qu’ils ont bénéficié d’une audience équitable, et que la personne qui a entendu leur cause s’y est investie et a travaillé fort pour que l’issue soit la bonne.