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L’honorable Anna Loparco

L’honorable Anna LopoarcoQuel cheminement vous a mené au monde du droit et à la magistrature?

C’est en grande partie mon enfance de Canadienne de première génération – dont je suis immensément fière – qui a tracé mon chemin vers le droit. Mes parents ont immigré d’Italie, et comme de nombreuses familles immigrantes, ils ont dû surmonter des obstacles de taille : difficultés économiques, barrières linguistiques et possibilités d’éducation limitées. Qui plus est, ma sœur est née avec un handicap, ce qui a nécessité davantage d’appuis externes. Dès mon plus jeune âge, j’ai fait le pont entre ma famille et le monde extérieur, tantôt pour me faire la porte-parole de ma sœur, tantôt pour aider mes parents à surmonter les barrières bureaucratiques. Je réalise à présent avoir tiré de ces expériences d’enfance de solides fondations dans la défense de causes, de même qu’une profonde appréciation pour l’accessibilité, l’équité et la clarté dans la communication – des valeurs qui sont au cœur de mon rôle de juge aujourd’hui.

Ce chemin vers le droit, il s’est révélé plutôt sinueux. Ce n’est pas une carrière à laquelle j’avais songé. Au début, je voulais être journaliste. Puis, j’ai décroché un baccalauréat en commerce et un MBA, pour ensuite occuper un poste d’analyste commerciale au CN, à Edmonton et Montréal. Après cinq ans, j’ai finalement décidé d’étudier le droit à l’Université McGill, où j’ai constaté que mes expériences de travail faisaient de moi une étudiante plus mature et présente. Comme j’avais travaillé dans le secteur, j’étais capable de voir comment s’appliquait le droit en pratique.

En ce qui touche mon chemin vers la magistrature, c’était là aussi une destination inattendue. J’étais associée dans un grand cabinet où mes domaines de pratique étaient très diversifiés : protection de l’enfance, droit constitutionnel, protection de la vie privée, propriété intellectuelle, successions, droit de la famille. Loin de ne servir qu’un seul client d’envergure, je cognais aux portes et je touchais un peu à tout, ce qui m’a exposée à un foisonnement de questions juridiques. Je prenais aussi part à différentes initiatives communautaires sur des enjeux qui me tiennent à cœur.

Puis, un jour, on m’a suggéré de postuler à la magistrature. D’entrée de jeu, j’ai trouvé l’idée insensée! J’étais jeune, et j’avais une pratique prospère. Je ne voulais pas délaisser les clients avec qui j’avais tissé d’étroits liens. Toutefois, plus j’y pensais, plus je réalisais que c’était la prochaine étape pour moi. Je suis incroyablement reconnaissante d’avoir eu cette chance, et je songe souvent à mes responsabilités envers la collectivité à titre de juge.

Mon passage à la magistrature me donne l’impression d’un retour aux sources. D’un côté, je me sens de nouveau comme une stagiaire en droit, à force de brûler l’huile de minuit pour faire mes recherches et rédiger mes décisions. De l’autre, je ressens une grande fierté à résoudre les problèmes qui me sont présentés, et j’aime beaucoup ce travail de fond.

Mes origines continuent d’influencer mon approche en tant que juge. Je m’efforce de parler et d’écrire clairement, de sorte que les plaideurs autoreprésentés et ceux qui ne connaissent pas bien le système judiciaire se sentent entendus et compris. L’accès à la justice ne se réduit pas à la simple application du droit : il faut veiller à ce que les gens puissent le comprendre et se sentir accueillis par le tribunal, même lorsqu’ils n’obtiennent pas gain de cause.

Aujourd’hui, je prends part à plusieurs initiatives judiciaires : je suis coprésidente des comités sur la justice réparatrice, sur le droit de la famille et sur les services en français. Cela me permet de réfléchir à des façons d’améliorer l’accès à la justice et les issues pour les plaidants et, ultimement, d’atténuer le stress et les difficultés que vivent les parties à un litige judiciarisé.

Quelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparée à votre travail au sein de la magistrature?

La gestion de la clientèle, sans l’ombre d’un doute. En pratique du contentieux, on traite avec de vraies personnes qui vivent de vrais problèmes, souvent dans des contextes de grande charge émotive. Il faut savoir les guider à travers des processus judiciaires complexes tout en restant calme et en contrôle. Cette capacité à apporter solidité et clarté est tout aussi importante pour un juge, particulièrement en présence de plaideurs autoreprésentés ou d’affaires où les émotions débordent.

De plus, la diversité de ma pratique juridique m’a extrêmement bien préparée. Étant juge siégeant dans un tribunal de compétence générale, je suis appelée à entendre toutes sortes de causes, et mon expérience dans de multiples sphères du droit me permet de cerner plus facilement les questions juridiques relevant de plusieurs disciplines. Cela dit, j’apprends quelque chose chaque jour, et je m’efforce de rester ouverte d’esprit, à l’affût des changements que nous devons apporter dans notre interprétation du droit.

Quels conseils donneriez-vous aux juristes qui comparaissent devant vous?

L’un des principaux problèmes que je constate, particulièrement dans des affaires contentieuses, par exemple en droit de la famille, c’est que les avocats s’identifient trop aux affaires de leurs clients. Certes, il est important de défendre ses clients bec et ongles, mais jamais au détriment du professionnalisme et de l’objectivité. Il y en a qui s’approprient la colère de leurs clients, et qui laissent leurs émotions dicter leurs échanges avec la partie adverse, et même avec le tribunal. Loin de servir qui que ce soit, cela envenime et prolonge les litiges, et c’est ultimement le client qui en pâtit. Les avocats devraient se faire des mentors et des rocs pour leurs clients, et non pas le prolongement de leurs états d’âme.

J’ai trop vu d’affaires où les avocats des parties s’affrontaient devant le juge et leurs clients. Cela ne devrait jamais se produire; un juge ne devrait jamais être témoin d’affrontements entre procureurs. Mon conseil est simple : restez toujours professionnels, et n’écrivez jamais rien que vous ne voudriez pas que le Barreau ou qu’un tribunal voie. Je ne peux trop insister sur ce point, car j’ai vu des réputations bâties sur plusieurs années complètement ternies par un seul manque de professionnalisme. Du point de vue pratique, un autre conseil, qui m’a été inculqué par un professeur de droit et que j’appliquais chaque jour dans ma pratique, est de commencer chaque correspondance par un remerciement. Même quelque chose d’anodin comme « Merci pour votre lettre de telle date » peut donner le bon ton. Cela assure des interactions professionnelles, prévient l’aggravation des hostilités et contribue à maintenir un certain degré de respect de part et d’autre.

Que souhaitez-vous que le public sache au sujet du système de justice?

Ce que je voudrais que les gens comprennent, c’est que les juges sont humains. Nous sentons le poids des affaires qui nous sont confiées, et souvent, nous éprouvons durement les décisions qu’il nous faut rendre. Bien que nous sympathisions avec les parties, nous devons fonder nos jugements sur le droit, et non sur nos émotions.

Je voudrais également que le public sache toute la pression qui pèse sur le système de justice. Souvent, nous n’avons pas tout le temps que nous aimerions avoir pour échanger avec les parties. Malgré ces contraintes, nous faisons notre possible pour en venir à un dénouement juste et équitable.

Enfin, j’aimerais que l’on comprenne que dans la plupart des affaires, il n’y a pas qu’une seule « bonne » réponse. Il est possible, et même fréquent, que deux esprits raisonnables soient en désaccord. Les juges apportent tout leur vécu à la magistrature, qui reflète ainsi la diversité de la société canadienne. Cela veut dire que certaines questions peuvent être vues différemment, ce qui est tout à fait normal dans un système de justice sain et fonctionnel.