Quel cheminement vous a mené au monde du droit et à la magistrature?
Mon cheminement en droit est le résultat d’un heureux hasard. J’en étais à ma dernière année d’études de premier cycle en sciences politiques et en anglais, et j’avais très peu d’idée de ce que j’allais faire par la suite. Il n’y avait pas de juristes dans ma famille et une carrière en droit n’était pas quelque chose à laquelle j’avais beaucoup réfléchi. Ma colocataire à l’université, qui avait toujours voulu être avocate, allait passer le test d’admission à la faculté de droit et m’a demandé si je voulais le faire avec elle. À l’époque, je ne pense pas qu’il y avait des cours préparatoires ou des examens pratiques pour le LSAT. À tout le moins, s’il y en avait, j’ignorais leur existence. Quelques jours plus tard, ma colocataire et moi avons fait le LSAT ensemble, et je m’en suis assez bien sorti pour envisager de faire carrière en droit. J’ai décidé de tenter le coup, même si, au-delà de ce que l’on voit à la télévision, je n’étais pas tout à fait sûre de ce que les juristes faisaient.
Quelques semaines après mon arrivée à la faculté de droit, je savais que j’avais bien fait. Le droit était quelque chose qui m’intéressait beaucoup et que j’aimais vraiment.
Mon parcours jusqu’à la magistrature s’est fait directement à partir d’un emploi que j’ai obtenu après ma deuxième année à la faculté de droit. J’ai postulé un emploi d’été dans le cadre du programme d’embauche d’étudiants du gouvernement fédéral. J’aurais pu être affectée à l’un ou l’autre des nombreux ministères, mais j’ai eu la chance d’être embauchée par un organisme gouvernemental récemment créé, la Commission canadienne des droits de la personne. C’est au cours de cet été-là que le domaine du droit a commencé à me fasciner.
L’un des commissaires de la Commission canadienne des droits de la personne à l’époque était Walter Tarnopolsky, le gourou canadien des droits de la personne. Avant sa nomination à la Cour d’appel de l’Ontario, il était professeur de droit. Il m’a offert un poste d’assistante à la recherche et j’ai travaillé pour lui pendant ma dernière année à la faculté. Cette expérience formidable a renforcé mon intérêt pour ce domaine.
Après mon admission au Barreau, j’ai rejoint un cabinet privé où j’ai exercé comme avocate plaidante pendant quatorze ans. Je me suis spécialisée en droit du travail, en droit de l’emploi et en droits de la personne. Vers la fin, j’ai travaillé pour des établissements de santé et des fournisseurs de soins, traitant divers aspects médico-juridiques.
Pendant mes années de pratique dans un cabinet privé, j’ai également eu l’occasion de rendre quelques sentences arbitrales. On m’a demandé d’agir comme arbitre dans des affaires liées au travail et au commerce, et j’ai été nommée membre à temps partiel de ce qui était le prédécesseur du Tribunal canadien des droits de la personne. Puis, un jour, tout à fait par hasard, j’ai reçu un appel où on m’a demandé si j’aimerais présider le Tribunal canadien des droits de la personne, un rôle que j’ai eu l’honneur d’accepter et que j’ai été ravie d’assumer. J’ai passé huit ans en tant que présidente du tribunal, un emploi génial. Présider un tribunal exige un ensemble de compétences complètement différent de ce que requiert la pratique du droit dans un cabinet privé, et naviguer dans le monde gouvernemental était complètement nouveau pour moi. Je ne connaissais rien aux allocations budgétaires ou aux procédures de dotation de la fonction publique, mais je me suis adaptée rapidement avec l’aide d’un excellent personnel. En plus de mes responsabilités administratives, j’ai eu la chance de présider quelques causes très intéressantes, ce qui a fait de mes huit années au tribunal une période à la fois intéressante et enrichissante.
J’ai été nommée à la Cour fédérale en 2003. Cette nomination a été un grand pas en avant, car la Cour fédérale a une compétence très large et éclectique, traitant d’immigration, de brevets pharmaceutiques, de droit maritime et de sécurité nationale. Je me suis jointe à la Cour fédérale avec des connaissances approfondies dans un domaine représentant environ 2 % de la compétence de la Cour et j’ai dû me former pour acquérir des connaissances sur les 98 % restants. J’ai relevé ce défi avec enthousiasme.
J’ai été nommée au poste que j’occupe toujours à la Cour d’appel fédérale en 2019. Ce poste comportait ses propres défis et j’ai notamment dû en apprendre sur de nouveaux domaines du droit. Contrairement à la Cour fédérale, qui ne traite que des décisions discrétionnaires en matière fiscale, la Cour d’appel fédérale s’occupe d’appels liés aux cotisations fiscales dans des contextes commerciaux complexes de plusieurs millions de dollars. Nous traitons également de dossiers en droit des télécommunications, de l’énergie et des transports, tous des secteurs nouveaux pour moi.
Comme dans toute cour d’appel, nous siégeons en panels de trois juges. Bien que cela puisse présenter des défis particuliers, j'ai la chance de travailler avec un groupe exceptionnel de collègues, et trois têtes en valent certainement mieux qu’une!
Quelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparé à votre travail au sein de la magistrature?
Bien que j’aie été confrontée à une énorme courbe d’apprentissage dans de nombreux nouveaux domaines lorsque je me suis jointe à la Cour fédérale, j’avais la chance de bien connaître le processus décisionnel des deux côtés de la magistrature avant de devenir juge, ce qui m’a bien préparé à mes nouvelles responsabilités.
Durant mon mandat d’avocate plaidante en pratique privée, j’ai acquis une connaissance approfondie des règles de procédure, des règles de preuve et des procédures en salle d’audience, compétences qui m’ont été très utiles en tant que juge. De plus, j’ai eu l’occasion de développer mes compétences en rédaction persuasive à travers la production de mémoires, ce qui s’est avéré un atout précieux au moment de rédiger des jugements.
En tant qu’arbitre et grâce à mes années d’expérience au Tribunal canadien des droits de la personne, j’ai acquis une expertise précieuse dans la conduite d’audiences, la gestion de juristes exigeants et l’accompagnement de plaideurs non représentés. J’ai poursuivi mes efforts pour rédiger des décisions claires et concises – un aspect du processus que j’apprécie particulièrement – tout en développant des compétences solides en droit administratif, ce qui m’a été bénéfique dans les cours fédérales.
Quels conseils donneriez-vous aux juristes qui comparaissent devant vous?
Mon premier conseil serait de bien connaître votre dossier. Les membres de notre cour sont toujours très bien préparés. En effet, nous lisons de très près les dossiers qui nous sont confiés, y compris les mémoires. Nous consultons souvent les dossiers pour nous assurer que les preuves étayent ce qui se trouve dans le mémoire, et nous lisons les causes citées, de sorte que nous connaissons les questions qui doivent être résolues. Vous devez être très bien préparés pour pouvoir répondre à nos questions et réagir à nos préoccupations.
Vous devez aussi connaître votre juge. Si vous comparaissez devant un juge pour la première fois, il est utile de connaître ses antécédents afin de pouvoir adapter vos mémoires en conséquence. De l’information sur les juges est souvent disponible sur le Web. Par exemple, de courtes notices biographiques sur chacun des juges de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale se trouvent sur les sites Web de ces tribunaux.
Écoutez ce que le juge vous dit. Si le juge commence l’audience en disant : « J’ai lu le dossier attentivement et je comprends assez bien les questions en litige », ne commencez pas par un long exposé des faits. On vient de vous dire que ce n’était pas nécessaire et que vous perdez du temps précieux. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas mettre en évidence certains faits importants qui sont cruciaux pour votre cause. Cependant, si nous disons que nous avons lu le dossier, tenez pour acquis que nous l’avons bel et bien fait.
Les questions ne sont pas une mauvaise chose, et vous ne devriez pas en avoir peur. Il est possible que nous pensions que vous avez le meilleur argument, mais nous comptons peut-être sur vous pour obtenir de l’aide sur un point particulièrement problématique. Aidez-nous à vous aider à gagner. D’autres fois, des questions peuvent se poser parce que nous avons un réel problème avec votre argument. Si tel est le cas, vous devriez vous réjouir de l’occasion qui s’offre à vous d’échanger avec le tribunal et d’aborder directement le problème, car il ne disparaîtra pas.
Vous avez un temps limité pour votre argumentaire. Profitez-en pour souligner les principaux points de votre cause et pour répondre aux questions de la cour. Évitez d’être lié à un scénario, mais soyez prêt à répondre aux questions de la cour au fur et à mesure qu’elles surgissent. Ne dites pas : « j’y reviendrai plus tard », car il s’agit évidemment d’une question que se pose le juge et c’est une préoccupation pressante. Vous devez apaiser cette inquiétude le plus rapidement et exhaustivement possible.
Que souhaitez-vous que le public sache au sujet du système de justice?
Je ne pense pas que nous sommes assez nombreux à comprendre à quel point nous avons de la chance de vivre au Canada. Je sais que je ne m’en suis pas vraiment rendu compte avant de visiter plusieurs autres pays du monde.
Les raisons pour lesquelles les Canadiens sont si chanceux sont nombreuses, mais l’une des principales est que nous avons un système de justice fort, ouvert et responsable, doté d’une magistrature indépendante qui travaille fort et fait de son mieux pour faire respecter le droit.
