Quelle expérience de votre carrière juridique vous a le mieux préparée à votre travail au sein de la magistrature?
J’explique toujours qu’à mes yeux, il ne s’agissait pas d’une courbe d’apprentissage, mais d’une véritable montagne à gravir. Tout ce qui relevait du contrôle judiciaire ne me posait aucun problème, et je maîtrisais relativement bien le débat contradictoire et la règle de preuve. Par contre, je n’avais que peu de connaissances des dispositions du Code civil du Québec et du Code de procédure civile. Mes deux premières années et demie sur le banc se sont révélées assez éprouvantes, mais j’ai beaucoup lu. J’étais prête à apprendre, prête à m’assurer que les parties qui se présentaient devant moi ne seraient pas lésées par le fait de comparaître devant une avocate spécialisée en droit du travail, et non pas devant une avocate plaidante. Mais je dois dire que la majorité des juges issus de cabinets privés, du moins à Montréal, étaient des spécialistes d’un domaine particulier. Mon expérience n’était donc pas différente de celle de la plupart de mes collègues. En revanche, lorsque j’ai été nommée à la Cour d’appel en 2013, je me suis rendu compte que mon apprentissage ne prendrait pas la forme d’une courbe, mais qu’il serait permanent. Même aujourd’hui, je continue d’en apprendre tous les jours. Je fêterai mon dixième anniversaire l’an prochain, et pourtant, je continue d’apprendre. C’est ce qui est incroyable avec la Cour d’appel.
Le fait d’avoir négocié des conventions collectives et d’avoir pratiqué le droit du travail constitue deux expériences essentielles qui m’ont réellement préparée à travailler au sein de la magistrature. Lorsque l’on mène des négociations, il est essentiel de prêter une attention rigoureuse aux propos des parties adverses si l’on souhaite parvenir à une solution que notre client est prêt à accepter. Il nous faut aller au-delà des propos tenus et essayer de cerner le problème sous-jacent de la plainte que nous instruisons ce jour-là. Cette expérience m’a grandement aidée dans mon travail au sein de la magistrature. Grâce à elle, je ne me contente pas d’écouter passivement ce qui se dit, j’écoute de manière active afin de comprendre de quoi il retourne réellement. Le fait d’avoir pratiqué le droit du travail m’a également été d’une utilité précieuse. J’avais pour habitude de dire à mes collègues du service du contentieux : « Vous passez votre temps à vous disputer. » Même si je plaidais régulièrement, je ne me voyais pas être perpétuellement en conflit avec l’avocate de la partie opposée. Lorsque je plaidais sur des règlements de grief, la partie adverse était le syndicat. Je m’assurais que l’arbitre des griefs tranche en faveur de la personne que je représentais, mais toujours dans le respect de la partie adverse. Je savais qu’à la sortie de la salle d’audience, mon client ou ma cliente retournerait à l’usine avec des membres de la direction du syndicat et du personnel, et devrait travailler avec eux au quotidien. Le fait d’avoir exercé le droit du travail m’a permis d’acquérir une bonne perception de mon travail d’avocate et de prendre conscience des limites à ne pas dépasser lorsque je plaide. C’est une idée que je garde toujours à l’esprit lorsque j’entends des affaires qui relèvent du droit de la famille.
Que souhaitez-vous que le public sache au sujet du système de justice?
La qualité des membres de la magistrature est un élément dont le public devrait avoir connaissance. Au Canada, nous avons la chance de jouir d’un système juridique qui dispose d’une magistrature forte, indépendante et impartiale. Même si cela fait un peu cliché, j’ai foi en notre système judiciaire, et j’occupe une position qui me permet de témoigner du dévouement de ses membres envers les parties, mais aussi des efforts déployés pour permettre aux parties d’être entendues. En outre, il me semble judicieux de souligner que ma nomination a eu lieu en juin 2020, et que les membres de la magistrature ont travaillé en étroite collaboration tout au long de cette crise. Je peux vous assurer que l’ensemble de la magistrature, soit la Cour supérieure de justice, la Cour du Québec et la Cour d’appel, était prête à prendre les mesures qui s’imposaient, à améliorer les procédures et à les adapter. Nous disposons d’une magistrature de très grande qualité, une magistrature prête à réfléchir sur la manière dont elle travaille et à l’améliorer. Mais cela ne veut pas dire que nous devions le faire pour autant de façon précipitée, car il existe des valeurs fondamentales que nous devons préserver. Nous sommes prêts à nous adapter, et ne sommes en aucun cas figés dans notre fonctionnement actuel.
