La révision judiciaire favorise-t-elle l’accès à la justice?

11 février 2019

La question essentielle dont je souhaite traiter dans la présente allocution porte sur la place que devrait ou non avoir le principe d’accès à la justice dans le cadre de la démarche analytique visant à déterminer les normes de contrôle judiciaire de l’action administrative.

Comme nous le verrons, dans certaines affaires, la Cour suprême s’est montrée préoccupée par des impératifs d’accès à la justice dans l’analyse de certaines questions liées au contentieux administratif.

Les processus administratifs décentralisés comportent des impératifs très importants d’efficacité et de finalité, compte tenu de la nature des questions soulevées, qu’il s’agisse d’enjeux sociaux, de prestations ou d’indemnisation, et du volume décisionnel en cause.

La cascade des recours administratifs successifs n’est pas de nature à favoriser l’accès à une justice administrative efficace, rendue promptement, dans des délais raisonnables.

Pour certains régimes administratifs, lorsqu’une affaire se retrouve en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure, deux, trois ou parfois quatre paliers décisionnels se sont déjà penchés sur la question.

Par exemple, en matière d’accidents de travail et de maladies professionnelles, selon les dispositions de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles1, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail évalue d’abord les demandes d’indemnisation et l’indemnité, le cas échéant – palier #1.

La personne qui se croit lésée dispose d’un recours de révision interne auprès de la Commission – palier #2. Cette décision de la Commission en révision peut être portée en appel devant le Tribunal administratif du travail – palier #3. La personne visée peut, dans certaines circonstances, demander au Tribunal administratif du travail la révision ou la révocation de sa propre décision2 - palier #4.

La décision du Tribunal administratif du travail est révisable par voie de pourvoi en contrôle judiciaire en Cour supérieure – palier #5. La Cour d’appel peut, sur permission, entendre un appel d’un jugement sur un pourvoi en contrôle judiciaire rendu par la Cour supérieure – palier #6. La Cour suprême peut également autoriser un pourvoi si elle estime qu’il s’agit d’une question d’intérêt national – palier #7.

Le paragraphe suivant de l’arrêt Frères Maristes (Iberville) c. Laval (Ville de), de la Cour d’appel du Québec, illustre également cette problématique :

L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure qui […] a rejeté sa requête en révision judiciaire d’un jugement de la Division administrative et d’appel de la Cour du Québec. Ce dernier jugement avait accueilli […] un appel de l’intimée formé contre une décision de la Section des affaires immobilières du Tribunal administratif du Québec (le TAQ). […] cette décision accueillait la demande de révision par laquelle l’appelante avait contesté le pourcentage d’exemption auquel elle prétendait avoir droit en vertu de la Loi sur la fiscalité municipale. [Mon soulignement]3

Le contentieux administratif reste considérable à tous les niveaux.

Par exemple, selon le Rapport d’activité du Tribunal administratif du travail couvrant la période du 1er janvier au 31 mars 2016, 7 461 dossiers se sont ouverts en Division santé et sécurité du travail seulement4. Le délai de traitement des affaires administratives à tous les niveaux est souvent très long.

Il est à noter que la Cour suprême a rendu 89 arrêts en matière de droit administratif depuis Dunsmuir, illustrant ainsi le volume considérable du contentieux administratif à l’échelle canadienne.

La stratification des procédures administratives entraîne inévitablement des délais et des coûts pour les administrés.

Les personnes visées par les régimes de prestations, d’indemnisation ou de réparation sont souvent vulnérables et démunies, qu’il s’agisse de personnes ayant subi des séquelles d’un accident d’automobile ou de victimes d’actes criminels.

Il faut aussi constater que les personnes qui feront appel aux procédures administratives seront souvent non représentées. Les administrés se trouvent fréquemment dans une situation de déséquilibre face à l’État lors de contestations.

Dans une optique d’accès à la justice administrative, l’administré a donc droit à ce qu’une décision définitive soit rendue sur son dossier, efficacement et rapidement.

L’augmentation du spectre des questions susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte pourrait avoir des impacts quant à l’accessibilité à la justice administrative.

La Cour suprême a traité, de manière collatérale, des considérations liées à l’accès à la justice en lien avec l’évaluation de certaines questions particulières en droit administratif.

Par exemple, dans Domtar inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles)5, la Cour suprême énonçait que l’existence d’un conflit jurisprudentiel administratif ne constitue pas un motif autonome de révision judiciaire.

La Cour donne ainsi prépondérance au principe de la suprématie législative, selon lequel l’intention du législateur de conférer une autonomie décisionnelle à des décideurs administratifs spécialisés doit être respectée. Elle énonce dans ce contexte des préoccupations quant à l’accès à la justice administrative :

Le principe voulant que les décisions des tribunaux administratifs demeurent efficaces est, dès lors, déterminant. Si des réponses diamétralement opposées selon l'identité des membres d'un tribunal administratif paraît, certes, inacceptable, qu'en est-il du justiciable à qui le même tribunal administratif a donné raison, mais qui voit cette décision contestée (avec tous les frais, délais etc. que cela comporte), de façon peut-être futile, au motif d'une incohérence présumée? [Mon soulignement]6

Dans Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola7, la Cour suprême exprime également des préoccupations en lien avec l’accès à la justice dans le contexte de savoir si deux plaintes visant essentiellement le même sujet peuvent être successivement tranchées par deux tribunaux administratifs différents.

La Cour écrit que « [l]a justice est accrue par la protection de l’attente des parties qu’elles ne soient pas sujettes à des instances supplémentaires, devant un forum différent, pour des questions qu’elles estimaient résolues définitivement »8.

En effet, selon la Cour, la capacité des parties de se fier au caractère définitif d’une décision administrative renforce l’équité et l’intégrité des processus administratifs et sert donc l’intérêt public et la bonne administration de la justice9.

La Cour rejette donc les arguments selon lesquels « l’accessibilité à la justice soit synonyme d’accès successifs à de multiples forums ou que plus on rend de décisions plus on s’approche de la justice » [Mon soulignement]10..

Le principe d’accès à la justice comme composante de la primauté du droit ou encore de la suprématie législative devrait trouver sa place dans l’analyse en matière de détermination des normes de contrôle judiciaire de l’action administrative.

En effet, comme indiqué précédemment, dans une optique d’accès à la justice, l’administré a droit à ce qu’une décision rapide et définitive soit rendue sur son dossier, à la suite d’un processus équitable, transparent et intelligible.

L’application d’une norme de révision déférente permet généralement d’atteindre ces objectifs. La déférence signifie cependant que l’administré n’a pas nécessairement droit à la meilleure décision possible, qu’il pourrait tenter d’obtenir par des recours répétés devant des paliers successifs.

L’application d’une norme déférente favorise l’émergence d’un corpus jurisprudentiel permettant éventuellement que des clarifications soient apportées par les tribunaux supérieurs. Comme l’indique le juge Morissette de la Cour d’appel du Québec dans un article intitulé « What is a "reasonable decision" » :

It is better to accept (with deference) that, while we might well have done things differently in the first decision-maker’s place, and even done them much better in our mind, we were not in that person’s shoes and it is best to leave it to the natural destiny of law, which builds itself one brick at a time11.

Le coût à payer pour la reconnaissance de l’autonomie décisionnelle spécialisée des organismes administratifs est une tolérance des tribunaux de révision face à l’erreur et une possible incohérence décisionnelle sur des questions de droit.

En somme, doit-on tolérer la « possibilité que deux décideurs donnent des interprétations contraires d’une même disposition et créent […] "une incertitude juridique inutile [étant donné que] les droits individuels dépendent non pas de la loi, mais de l’identité du décideur" »12?

C’est là l’un des nœuds gordiens que la Cour suprême aura à dénouer dans un avenir rapproché.

Simon Ruel est juge de la Cour d’appel du Québec. Le juge Ruel remercie Me Alyson Mace-Reardon, recherchiste auprès de la Cour d’appel du Québec, pour sa contribution à la préparation de cette allocution.

Notes

1. Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A-3 001.

2. Loi instituant le Tribunal administratif du travail, RLRQ, c. T-15.1, article 49.

3. Frères Maristes (Iberville) c. Laval (Ville de), 2014 QCCA 1176, paragr. 1.

4. Tribunal administratif du travail, Rapport d’activité, 1er janvier au 31 mars 2016, en ligne : https://www.tat.gouv.qc.ca/fileadmin/tat/6Le_tribunal/Publications_et_documents/Rapports_annuels/Rapport_d_activite_TAT.pdf, p. 18.

5. Domtar inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756.

6. Domtar inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, p. 798.

7. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52.

8. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 36.

9. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 34.

10. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, paragr. 35.

11. Yves-Marie Morissette, « What is a "reasonable decision" », (2018) 31 R.C.D.A.P. 225, p. 248.

12. Wilson c. Énergie atomique du Canada ltée, 2016 CSC 29, paragr. 81.