Le Venezuela, par le passé l’une des démocraties les plus anciennes et les plus solides de l’Amérique latine jouissant d’une économie florissante, se trouve en pleine crise1. Il a fait les manchettes internationales en janvier lorsque Juan Guaidó, le président de l’Assemblée nationale du Venezuela, s’est autoproclamé président par intérim à l’issue d’une élection présidentielle largement considérée comme frauduleuse (en vertu de la constitution du Venezuela, le président de l'Assemblée nationale devient président par intérim au cas où la présidence est ouverte)2. Peu après, de nombreux pays, dont le Canada, ont reconnu sa légitimité3
Malgré son historique de richesse et de prospérité, une crise économique et humanitaire a causé la fuite vers l’étranger de 3,4 millions d’habitants du Venezuela depuis 20144. Un grand nombre d’autres sont partis sans que les pouvoirs publics en prennent note5. Malgré ces chiffres, les médias internationaux hésitent à qualifier ces personnes de réfugiés, mais les dépeignent plutôt plus fréquemment comme des migrants qui fuient une inflation hors de contrôle, la famine et les difficultés 6
Aussi graves qu’elles puissent être, aucune des situations susmentionnées n’ouvrirait le droit pour la population vénézuélienne à demander une protection internationale en vertu du droit international ou du droit national de la plupart des pays, y compris le Canada. Par conséquent, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) signale que seulement 390 000 personnes ont déposé une demande d’asile et de reconnaissance et protection officielles en tant que réfugiés7. Cependant, la plupart des rapports internationaux ne voient pas le lien entre l’inflation hors de contrôle, la famine et les difficultés d’une part et la définition d’un réfugié d’autre part telle qu’elle est énoncée dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.
L’article premier de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés définit un réfugié comme : « […] toute personne […] qui […]craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, […] ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner »8. De nombreux pays, y compris le Canada, ont repris cette définition dans leur législation nationale aux fins de la détermination des personnes pouvant être considérées comme réfugiées9.
Le mandat du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés reconnaît les réfugiés sur une large base, étendant les critères pour y inclure les personnes qui se trouvent « hors de leur pays d’origine ou de résidence habituelle et ne veulent ou ne peuvent y retourner en raison de menaces graves et indiscriminées contre leur vie, leur intégrité physique ou leur liberté, résultant de la violence généralisée ou d’événements troublant gravement l’ordre public »10
Plus important, la définition élargie adoptée par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés est également reprise en 1984 dans la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés qui inclut les « personnes qui ont fui leur pays parce que leur vie, leur sécurité ou leur liberté étaient menacées par une violence généralisée, une agression étrangère, des conflits internes, une violation massive des droits de l’homme ou d’autres circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public » 11.
La population du Venezuela quitte son pays pour de multiples raisons, en particulier de graves pénuries de médicaments, de matériel médical et d’aliments qui compliquent à l’extrême l’accès de nombreuses familles aux soins de santé les plus élémentaires et à l’alimentation pour leurs enfants12 Ces difficultés ne tombent pas dans la définition énoncée dans la Convention de 1951, mais correspondraient certainement à la définition élargie insérée dans la Déclaration de Carthagène qui prévoit des « circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public ».
Et pourtant, il s’avère difficile de revendiquer la protection internationale en s’appuyant sur la définition de Carthagène : le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a souligné les problèmes liés à l’application de cette définition élargie. L’expression autres circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public celle qui est le « moins fréquemment appliqué[e] par les organismes juridictionnels nationaux lors de la prise en compte des demandes d’asile relevant de la définition du réfugié de la Déclaration de Carthagène »13
Par conséquent, Human Rights Watch signale que relativement peu de Vénézuéliens hors de leur pays se sont vu accorder un statut de réfugié. Cela signifie que nombreux sont les ressortissants de ce pays qui vivent soient sans statut légal, soit en ayant un statut temporaire ou spécial et qui ne sont [traduction] « pas explicitement liés à un besoin de protection internationale »14
Il importe, pour la communauté internationale, d’envisager et de reconnaître que la majorité de la population vénézuélienne qui quitte le pays tombe sous le coup de la plus restrictive Convention de 1951. Human Rights Watch signale qu’outre les difficultés économiques et les pénuries, l’impitoyable répression exercée par le gouvernement vénézuélien s’est traduite par des milliers d’arrestations arbitraires, des centaines de poursuites exercées par les tribunaux militaires à l’encontre de civils, ainsi que par des actes de torture et autres mauvais traitements infligés aux personnes détenues15 Ces arrestations et mauvais traitements arbitraires du fait des services de sécurité et des services du renseignement se poursuivent et forcent un grand nombre de personnes à fuir le pays16. D’ailleurs, Foro Penal, une ONG vénézuélienne de défense des droits de la personne, signale qu’il y a en ce moment 859 prisonniers politiques au Vénézuéla17. De tels actes de la part du gouvernement sont des exemples flagrants de persécution politique, qui tombe sous le coup de la définition de réfugié énoncée dans la Convention de 1951.
Qui plus est, lorsque les membres de la population vénézuélienne citent les pénuries et les difficultés économiques comme raison de leur départ du pays, ils pourraient dissimuler des détails qui indiquent une persécution politique. Des rapports commencent à voir le jour selon lesquels une carte d’identité gouvernementale appelée carnet de la patria est liée à la fois à la fourniture de rations alimentaires et de prestations sociales, mais aussi au processus électoral18. Ce lien permet au gouvernement autoritaire du président Nicolás Maduro de refuser alimentation et prestations aux personnes qui sont réputées ne pas suffisamment appuyer le régime19 ; une forme manifeste de persécution politique. Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés confirme qu’un [traduction] « certain nombre d’allégations sont apparues suggérant que le carnet de la patria est utilisé à des fins politiques » et que [traduction] « malgré les assurances données par le gouvernement que le vote demeure secret, un grand nombre de personnes pensent qu’elles pourraient être exclues des programmes sociaux si elles ne votaient pas pour le parti au pouvoir »20
Il importera, pour la communauté internationale, de mieux se renseigner quant à l’utilisation du carnet de la patria à des fins politiques. La reconnaissance de la crise migratoire vénézuélienne comme un réel problème de réfugiés en vertu de la Convention permettrait aux migrants de ce pays d’obtenir l’intégralité des droits et protections accordés aux réfugiés en vertu du droit international.
Kelly O’Connor étudie le droit en troisième année à l’Université McGill. Elle a récemment terminé un stage auprès du HCNUR en Équateur avec des réfugiés du Venezuela et de la Colombie et est actuellement stagiaire à la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Les opinions exprimées dans le présent article sont les siennes propres.