Établissement d’une preuve à première vue d’une perte économique relationnelle

28 février 2025 | Harpreet Dosanjh

Les principes de la perte économique pure sont bien établis au Canada. Conceptuellement parlant, c’est très simple. En l’absence de relativité contractuelle, il n’existe que trois cas de figure où l’on peut faire valoir la perte économique pure comme argument : assertion négligente et inexacte ou négligence dans la prestation d’un service; négligence dans la fourniture de structures ou biens dangereux; et perte économique relationnelle.

La perte économique relationnelle est sans doute le plus difficile des trois à établir. De multiples facteurs et considérations doivent être démontrés. Il n’y a obligation de diligence au titre de cette perte que si le demandeur peut démontrer :

  1. que le lien entre les parties est à ce point étroit et direct qu’il serait juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence;
  2. que le préjudice subi par le demandeur était une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence du défendeur;
  3. et qu’alors, les considérations de principe relatives à la responsabilité indéterminée n’entraient pas en jeu.

Il peut être difficile, et parfois compliqué d’évaluer chacun de ces facteurs. Démontrer que l’un d’eux s’applique n’est pas toujours évident. On a pu le constater dans une récente affaire en Colombie-Britannique, quand la Cour supérieure a émis une conclusion à mille lieues de celle de l’instance inférieure, dont elle a infirmé la décision sur la question de savoir si une perte économique relationnelle pouvait être établie à première vue.

Décision de la juge puînée

L’affaire Pacific Bioenergy Corporation v. AG Growth International Inc. et al, 2025 BCSC 80 portait sur une action intentée par un fabricant et fournisseur de granules de bois qui utilisait un terminal ferroviaire pour entreposer temporairement la marchandise entre les transferts en vue de la livraison. La poursuite est partie du fait qu’un silo distinct s’est effondré, causant des dommages au terminal et plusieurs semaines de fermeture. Le demandeur alléguait que cet effondrement et la fermeture subséquente étaient attribuables à la négligence de plusieurs défendeurs ayant conçu et construit le terminal. Il a intenté une poursuite contre eux pour perte économique relationnelle.

Les défendeurs ont demandé le retrait de la poursuite, s’appuyant sur l’absence d’une déclaration de cause d’action raisonnable. Dans son évaluation pour établir l’existence d’une preuve prima facie, la juge puînée a déclaré :

[Traduction] « L’étroitesse du lien entre les parties est le facteur déterminant dans l’établissement à première vue d’une obligation de diligence. Il doit y avoir eu obstruction à l’exercice d’un droit légalement reconnu. »

Elle a aussi souligné que les tribunaux reconnaissaient trois catégories de perte économique relationnelle – les cas où le demandeur avait un intérêt propriétal ou possessoire dans le bien endommagé, les cas d’avarie commune et les cas de coentreprise –, mais qu’aucune de ces trois catégories ne s’appliquait en l’espèce. Elle a toutefois reconnu que ces catégories n’étaient pas exhaustives. La juge puînée a confirmé que le tribunal pouvait, à sa discrétion, examiner des motifs inédits qui justifieraient la reconnaissance d’une perte économique relationnelle. En l’espèce, elle a jugé qu’il existait un motif de fait inédit et a rejeté la requête qui visait à faire annuler l’action. Dans son analyse de l’étroitesse du lien entre les parties, elle a constaté que les défendeurs savaient que des parties autres que le propriétaire du terminal utilisaient celui-ci et qu’une avarie catastrophique du silo rendrait le terminal hors service et causerait un préjudice économique au demandeur.

Quant à savoir si la catégorie de demandeurs potentiels était indéterminée, la juge puînée a conclu que tel n’était pas le cas, puisque le demandeur avait précisément limité la responsabilité à deux demandeurs potentiels : lui-même et un autre fabricant de granules de bois. Elle a cependant déclaré que l’affaire devait aller de l’avant même s’il avait été établi en première instance que les allégations étaient écartées par la responsabilité indéterminée.

Pourvoi

L’affaire a été portée en appel devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique (réf. : 2025 BCSC 80). La question principale consistait à savoir si la juge puînée avait erré en concluant qu’il n’était pas évident que la poursuite du demandeur était vouée à l’échec. La Cour n’était pas en désaccord avec les principes déjà établis dans ce genre d’action ou que la juge puînée avait cités. Toutefois, elle a accueilli le pourvoi et annulé l’avis de poursuite civile en s’appuyant sur trois erreurs de la juge puînée :

  1. L’évaluation de l’étroitesse du lien entre les parties

La Cour a conclu que la juge puînée avait erré dans son évaluation de l’étroitesse du lien entre les parties : celle-ci aurait confondu proximité et prévisibilité et omis de tenir compte de l’absence de tout argument factuel susceptible d’établir un lien entre le demandeur et les défendeurs. Sa conclusion sur l’étroitesse de ce lien reposait sur des attentes, des observations et la connaissance. Bien qu’il s’agisse-là de facteurs pertinents dans une telle analyse, ils sont sans incidence en l’absence de lien avec la relation entre les parties. De plus, sa conclusion voulant que les défendeurs aient su que l’effondrement d’un silo aurait causé une perte économique pour le demandeur ne constituait pas une conclusion probante pour l’établissement d’un lien étroit; il s’agissait plutôt d’une déduction de prévisibilité d’un préjudice, ce qui est insuffisant pour établir l’étroitesse du lien.

  1. Le droit ou l’intérêt légalement reconnu du demandeur

La Cour a aussi conclu que la juge puînée avait erré en omettant d’établir la présence d’un droit ou intérêt reconnu par la loi. Bien qu’elle ait à juste titre constaté l’obligation du demandeur de démontrer la présence factuelle d’un tel droit ou intérêt et le fait que la perte subie résultait d’une entrave à ce droit ou à cet intérêt de la part du défendeur, elle n’a pas su identifier ce droit ou cet intérêt dans ses motifs.

  1. Le fait que la responsabilité indéterminée n’annulait pas l’obligation de diligence établie à première vue, et l’évaluation ultérieure de la question

La Cour a conclu qu’en l’absence de faits établis à première vue, il n’était pas nécessaire de déterminer si la juge puînée avait eu raison de décider que la catégorie des demandeurs potentiels n’était pas indéterminée et que la question de la responsabilité indéterminée devait être examinée ultérieurement. Toutefois, à la suite de la longue procession des sources faisant autorité, la Cour a confirmé que la juge puînée avait erré en affirmant que la question de la responsabilité indéterminée pouvait être évaluée ultérieurement – l’obligation de diligence et la responsabilité indéterminée doivent être évaluées au même moment.

Commentaires

La décision rendue en appel est éclairante à plusieurs titres. Premièrement, elle suit et réitère les principes bien documentés qui s’appliquent aux allégations de perte économique relationnelle. Les paramètres dans lesquels de telles allégations peuvent être soutenues sont indiscutables.

Deuxièmement, elle met en relief la nature souvent complexe de l’analyse de l’étroitesse des liens entre parties, analyse qui doit reposer sur des faits. D’après les commentaires de la Cour d’appel, il est évident que si le plaidoyer n’en fait pas état de façon circonstanciée et évidente, cette étroitesse des liens entre les parties ne peut pas être établie.

Troisièmement, cette affaire souligne qu’on ne peut pas simplement déduire la présence d’un droit légalement reconnu. Celui-ci doit être établi faits à l’appui devant la cour et rigoureusement évalué.

Au bout du compte, l’affaire Pacific Bioenergy nous rappelle combien il est difficile et complexe d’évaluer les allégations de perte économique relationnelle et les considérations détaillées qui entrent dans l’évaluation par l’instance décisionnelle. Toute partie avançant de telles allégations devrait rédiger son plaidoyer en gardant chaque élément à l’esprit afin d’éviter les déclarations vagues et ambiguës ou reposant sur des faits généraux ou des présuppositions.


Harpreet Dosanjh est juriste principale à Singleton Urquhart Reynolds Vogel LLP. Elle y est membre des groupes d’expertise en droit des assurances, en droit commercial et des affaires et en droit de la construction et de l’infrastructure.