Le récent arrêt rendu par la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire Bellefeuille v. Bellefeuille, 2018 ONSC 6802 (disponible uniquement en anglais) offre une assistance utile quant aux circonstances dans lesquelles un tribunal peut mettre fin à une procuration donnée par une personne. La décision sert aussi de puissant rappel que le fait de purement et simplement substituer sa propre analyse en matière de prise de décisions concernant les finances d’autrui ne correspond pas au comportement que devrait avoir un mandataire, selon ce à quoi la loi s’attend d‘un fondé de pouvoir aux biens, loin de là.
Contexte
L’affaire Bellefeuille comportait des demandes concurrentes déposées par deux enfants d’Irene Bellefeuille. Au moment de leur dépôt, Irene avait 91 ans et était atteinte de démence et de la maladie d’Alzheimer.
Jacqueline Bellefeuille, qui était fondée de pouvoir aux biens d’Irene depuis 2005, demandait que soit rendue une ordonnance pour déterminer les modalités de vie de sa mère. Elle souhaitait la faire emménager avec elle dans sa maison de Kitchener. Jerry Bellefeuille, le frère de Jacqueline, a déposé une demande concurrente pour que soit rendue une ordonnance visant à ce que Jacqueline ne soit plus fondée de pouvoir aux biens et que Jerry soit nommé responsable tant des biens que des soins d’Irene.
Jerry alléguait que Jacqueline avait violé l’obligation fiduciaire dont elle était chargée en tant que fondée de pouvoir aux biens par une mauvaise gestion constante des finances d’Irene. Il accusait plus particulièrement Jacqueline de s’approprier l’argent d’Irene à des fins personnelles et de ne pas fournir de rapports financiers appropriés. Par conséquent, il affirmait que Jacqueline plaçait ses propres intérêts avant ceux d’Irene et qu’elle cherchait à faire déménager cette dernière afin de se soustraire à toute critique à son endroit quant à la gestion des affaires financières de leur mère.
Analyse de la Cour
L’honorable juge Vallee a statué sur les demandes, commençant par souligner de façon générale qu’une procuration [TRADUCTION] « est une fiducie dont les pouvoirs et obligations doivent être exercés avec diligence, honnêteté, intégrité et bonne foi au profit de la personne frappée d’incapacité1 ».
La Cour a en outre souligné les rigoureuses conditions qui président à l’annulation d’une procuration. Jerry devrait fournir [traduction] « des preuves solides et convaincantes d’inconduite ou de négligence » de la part de Jacqueline2. Cette norme rigoureuse est appropriée puisque les tribunaux sont réticents à annuler le choix de la personne qui a accordé la procuration à celle qu’elle a choisie pour prendre ses décisions à sa place en cas d’incapacité.
La preuve déposée par Jerry suffisait pour satisfaire à ces conditions rigoureuses. Il était clair, pour la Cour, que Jacqueline avait violé ses obligations fiduciaires en ne plaçant pas les intérêts d’Irene avant les siens propres. La Cour a conclu que Jacqueline avait utilisé les fonds d’Irene à mauvais escient pour acheter des pneus neufs pour sa voiture, une cuisinière et un congélateur, dont elle seule se servait, et avait en outre utilisé l’argent d’Irene pour s’acquitter d’honoraires d’avocats personnels. Ce qui est plus grave, elle a mélangé l’argent d’Irene avec le sien dans son compte en banque. Jacqueline a soutenu pour sa défense qu’elle avait géré les fonds d’Irene au mieux de ses capacités et l’avait fait comme elle gérait ses fonds propres. La Cour a cependant rejeté cet argument, expliquant que malgré le fait que Jacqueline pouvait choisir une norme inférieure pour gérer ses propres fonds, en sa qualité de mandataire d’Irene, elle devait à cette dernière d’utiliser une norme beaucoup plus élevée3.
En outre, un fondé de pouvoir aux biens doit être en mesure, en tout temps, d’établir la légitimité des débours réalisés au nom du patrimoine de la personne frappée d’incapacité4. Jacqueline ne s’est pas acquittée de cette obligation puisqu’elle n’avait fourni de comptes financiers qu’à partir de 2014, plutôt qu’à compter de 2005, année au cours de laquelle elle a commencé à agir en cette qualité. Qui plus est, les rares comptes rendus qu’elle a fournis n’étaient pas adéquats.
En raison de ce qui précède, la Cour a conclu que Jacqueline ne s’était pas acquittée de ses obligations fiduciaires. En tant que fondée de pouvoir aux biens d’Irene, elle n’a pas exercé ses pouvoirs avec diligence, honnêteté, intégrité et bonne foi au profit d’Irene5. Mettant fin à la procuration de Jacqueline, la Cour a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur d’Irene de nommer Jerry son unique mandataire quant à la personne et aux biens.
Enseignements
L’arrêt Bellefeuille souligne les rigoureuses conditions auxquelles les tribunaux s’attendent à ce que les mandataires satisfassent sans égard à l’âge et aux capacités mentales de la personne frappée d’incapacité. L’affaire souligne en outre l’importance de la tenue d’une comptabilité et de registres appropriés dès l’entrée dans les fonctions des fondés de pouvoir aux biens. Il est fréquent que ce soit seulement lorsque des questions ou des allégations d’inconduite sont exprimées que ces derniers commencent à paniquer et à tenter de recueillir les renseignements nécessaires et à préparer les comptes. Les relevés de comptes bancaires ne fournissent pas suffisamment de détails concernant la source des dépôts et des retraits.
Les juristes ont l’habitude de conseiller les personnes qui accordent une procuration, mais il semble que les fondés de pouvoir ne profitent, eux, que de conseils et d’une assistance très réduite, le cas échéant. Il n’est pas rare que ceux-ci ne se procurent des conseils qu’une fois les problèmes survenus, et non pour tenter de les prévenir. Les avocats et les personnes qui accordent une procuration seraient bien avisés de collaborer avec le destinataire de la procuration bien avant que cette personne n’assume ses responsabilités, afin de lui permettre de découvrir toute l’étendue de ce à quoi le droit s’attend d’elle. Il serait prudent et recommandé de joindre à une procuration sur les biens une copie des lignes directrices sur les pouvoirs et responsabilités liés à la tutelle aux biens publiées par le Bureau du Tuteur et curateur public.
Alors que nous ne pourrons jamais complètement éliminer toute possibilité d’acte répréhensible, nous devions continuer à éduquer la population au sujet du vaste pouvoir et contrôle accordé sous le couvert de ce qui semble un document très simple. Il est cependant rassurant de constater que les tribunaux ne rechigneront pas à intervenir et à protéger les personnes frappées d’incapacité en annulant, au besoin, une procuration.
Kavina Nagrani, J.D., TEP est avocate et Brad Morton est stagiaire, tous deux travaillent dans le cabinet Loopstra Nixon à Toronto.
Notes
1. Bellefeuille v. Bellefeuille, 2018 ONSC 6802 au paragraphe 5, faisant référence à la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui, L.O. 1992 C 30, paragraphes 32(1) et 38(1). L’arrêt n’est disponible qu’en anglais.
2. Ibid. au paragraphe 6.
3. Ibid. au paragraphe 25.
4. Ibid. au paragraphe 7.
5. Ibid. au paragraphe 28.