Le présent article est une adaptation de l’article des auteurs publié pour la première fois en 2016 lors de l’atelier intitulé International Cartel Workshop et présenté à la conférence Competition Law for Advocates organisée par The Advocates’ Society le 7 mars 2016.
Introduction
Les programmes d’immunité et de clémence sont des outils importants pour l’application du droit international des cartels. Les sociétés qui les utilisent peuvent tirer de solides avantages de l’évitement de poursuites pénales en coopérant avec les instances antitrust. Cependant, la jurisprudence récente a introduit le spectre de la perte du privilège de la confidentialité de documents d’enquêtes internes, ce qui pourrait décourager la participation des sociétés à de tels programmes.
Dans l’arrêt R v Nestlé Canada Inc (Nestlé)1, le juge Nordheimer a ordonné au ministère public de communiquer les renseignements concernant l’accusé présentés en preuve au Bureau de la concurrence (le Bureau) par deux sociétés coopérant au programme, Cadbury Canada Inc. (Cadbury) et Hershey Canada Inc. (Hershey). Le juge Nordheimer a ensuite signé des ordonnances de production (les ordonnances) exigeant de Cadbury, Hershey et de leurs avocats qu’ils remettent au ministère public les versions expurgées des documents d’enquêtes internes établis par les avocats, y compris les notes d’interrogatoires des témoins. Les incidences de ces ordonnances pourraient poser problème pour les programmes d’immunité et de clémence du Bureau (les programmes).
Parce que Cadbury et Hershey ont retiré leurs contestations des ordonnances, une incertitude considérable demeure quant à la question de savoir si des participants aux programmes sont tenus de produire les documents d’enquête interne2. Dans ce contexte, le présent article porte sur les éléments clés dont les avocats et leurs clients doivent tenir compte lorsqu’ils décident de leur participation aux programmes et sur les mesures pouvant être prises une fois le programme intégré.
Nestlé
Dans l’arrêt Nestlé, le ministère public a porté des accusations, au pénal, de fixation des prix contre divers accusés3. Le Bureau a ouvert son enquête en 2007 après que Cadbury a communiqué avec lui en vertu du Programme d’immunité4. L’avocat de Cadbury a déposé devant le Bureau, à titre de preuve, des renseignements obtenus au moyen d’une enquête interne menée par la société5.
Après l’exécution de mandats de perquisition, Hershey a présenté une demande de participation au Programme de clémence du Bureau6. En 2013, Hershey a plaidé coupable et acquitté une amende de 4 millions de dollars7.
La communication du ministère public aux accusés comportait des renseignements que lui avaient divulgués Cadbury et Hershey (ou leurs employés) après avoir signé leurs accords respectifs8. Le ministère public a cependant affirmé l’existence du privilège à l’égard de certains renseignements en sa possession qui lui avaient été communiqués à titre de preuve par Cadbury et Hershey avant de signer leur entente respective9.
Les accusés avaient demandé la communication de documents pertinents en la possession du ministère public, y compris certains qui lui avaient été communiqués à l’étape de présentation de l’information. Cadbury et Hershey sont intervenues pour appuyer la position du ministère public.
Le juge Nordheimer a affirmé que les renseignements en litige ne faisaient pas l’objet d’un privilège de confidentialité et que le ministère public devait divulguer l’intégralité des informations factuelles10.
Les ordonnances
Après la publication de l’arrêt Nestlé, le juge Nordheimer a accueilli la requête déposée par le ministère public qui visait à obtenir des ordonnances exigeant de Cadbury, Hershey et de leurs avocats qu’ils produisent les « informations factuelles » en leur pouvoir, possession et contrôle connexes à l’instance pénale11. Cela recouvrait les interrogatoires de témoins effectués par les avocats pendant chacune des enquêtes internes des sociétés respectives12. Les ordonnances autorisaient le caviardage des seuls conseils juridiques.
Cadbury et Hershey ont tout d’abord cherché à faire annuler les ordonnances, mais ont ensuite retiré leurs oppositions. Plusieurs mois plus tard, le ministère public a suspendu les accusations portées contre tous les accusés13.
Implications
Les ordonnances ouvrent la possibilité que la participation aux programmes puisse exiger d’une partie qu’elle produise les documents établis par ses avocats au cours d’enquêtes internes. Les parties et leurs avocats doivent se poser trois questions lorsqu’ils envisagent une participation aux programmes.
- Les documents établis dans le cadre des enquêtes internes menées par l’avocat le sont-ils sous le sceau du secret?
- Quand le privilège de la confidentialité des documents établis dans le cadre des enquêtes internes peut-il être perdu?
- Si le privilège de la confidentialité des documents établis dans le cadre des enquêtes internes est perdu, l’est-il pour tous?
Quels sont les documents couverts par le privilège de la confidentialité?
Les documents des avocats établis dans le cadre d’enquêtes internes seront probablement couverts par le privilège de la confidentialité14, plus particulièrement lorsque la phase de l’enquête vouée à la collecte de renseignements est [traduction] « inextricablement liée » à la prestation de conseils juridiques15.
Les documents créés avant l’entrée d’une partie dans les programmes satisfont probablement à cette norme. Cependant, les parties et leurs avocats devraient se demander si les documents établis pendant la durée de la participation aux programmes et de la coopération avec le gouvernement sont « inextricablement liés » à la prestation de conseils juridiques. Pour réduire l’incertitude quant aux documents qui sont privilégiés, les parties pourraient préférer effectuer une enquête interne approfondie avant de décider d’intégrer les programmes. Elles pourraient en outre préférer mettre les témoins à la disposition du Bureau pour répondre aux questions de suivi des entrevues préalables à la coopération plutôt que de placer l’avocat dans une position d’intermédiaire. Procéder de cette manière réduirait la quantité de renseignements recueillis par l’avocat après le début de la coopération. Cependant, cela alourdira probablement le fardeau de la coopération puisque le fait de demander à des témoins d’assister à des interrogatoires est onéreux en argent, en temps et en concentration.
La présentation de certains renseignements en preuve au Bureau constitue-t-elle une renonciation au privilège couvrant l’ensemble des documents d’enquêtes internes?
L’arrêt Nestlé a établi que Cadbury et Hershey avaient renoncé au privilège de la confidentialité des renseignements présentés en preuve au Bureau16. La Cour n’a cependant pas défini la portée de la renonciation à l’égard des documents n’ayant pas été présentés en preuve.
La renonciation à un renseignement porte généralement renonciation au privilège de la confidentialité de tous les renseignements connexes17. Certains tribunaux ont accepté des renonciations partielles lorsque la partie qui effectue la communication n’a pas l’intention d’induire le tribunal en erreur et que ni ce dernier ni toute autre partie ne seront trompés18.
L’incertitude quant à la portée de la renonciation pourrait décourager les parties de participer aux programmes si le risque de renoncer au privilège excède les possibles avantages qu’elles pourraient en tirer.
Une partie qui intègre l’un des programmes pourrait réduire le risque de renoncer au privilège de la confidentialité des dossiers d’enquête en réduisant considérablement la quantité et la précision des renseignements qu’elle fournit au Bureau par l’entremise de son avocat. Les modalités de l’application pratique de cette approche demeurent cependant peu claires. Cette approche s’oppose en outre à celle que préfère le Department of Justice américain.
La présentation en preuve au Bureau de renseignements visés par le privilège de la confidentialité porte-t-elle renonciation au privilège à toute autre fin?
Les tribunaux ont reconnu une doctrine de renonciation limitée aux termes de laquelle la renonciation au profit de certaines parties ne porte pas nécessairement renonciation à l’égard du monde entier.
Dans l’arrêt Nestlé, le juge Nordheimer a affirmé que les documents remis à une partie opposée ne sont pas sujets à une renonciation limitée19. Cependant, d’autres tribunaux ont reconnu la portée limitée de la renonciation après qu’une partie a remis les documents à une partie opposée20.
Les tribunaux internationaux ne sont pas unanimes quant à la renonciation limitée. Ceux du Royaume-Uni, d’Irlande et de Hong Kong possèdent de solides doctrines en la matière alors que l’Australie rejette la renonciation limitée21. Aux États-Unis, tous les tribunaux fédéraux de circuit, sauf celui du 8e circuit22, ont rejeté la renonciation limitée23.
Les incertitudes qui perdurent au sujet de la renonciation limitée au Canada pourraient décourager la participation de certaines sociétés aux programmes étant donné que ce type de renonciation accroît les risques de production aux demandeurs en cas de poursuites civiles. Une partie visée par des ordonnances de production, telles que celles accordées dans l’arrêt Nestlé, pourrait cependant tenter de se prévaloir d’une disposition affirmant la nature limitée de la renonciation24.
Conclusion
Eu égard à l’incertitude du droit, les parties qui envisagent de participer aux programmes doivent savoir qu’en raison de leur participation, elles courent le risque d’être tenues de présenter au ministère public certains documents établis lors d’enquêtes internes et d’ainsi perdre complètement le privilège protégeant leur confidentialité. Les parties qui intègrent les programmes et leurs avocats devraient par conséquent envisager de prendre les mesures d’atténuation des risques évoquées dans le présent article et dans d’autres.
Randal T. Hughes, Emrys Davis et Ethan Z. Schiff sont avocats dans le cabinet Bennett Jones LLP
Notes de bas de page
1 2015 ONSC 810, 2015 CarswellOnt 1323. Randy Hughes représentait ITWAL, l’un des accusés, dans l’affaire Nestlé (disponible uniquement en anglais).
2 Suite à l’arrêt Nestlé (et autres questions), le Bureau met à jour ses lignes directrices concernant les programmes. Le sous-commissaire principal a récemment affirmé que les programmes révisés pourraient exiger par défaut des participants qu’ils produisent tous les renseignements de nature factuelle. La réponse à la question de savoir si le Bureau s’attendra à ce que les notes des avocats soient également produites, comme l’a ordonné le juge Nordheimer, demeure incertaine.
3 Nestlé, supra note 1, par. 5. Les accusations ont été portées en vertu d’une version antérieure de l’article 45 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c. C-34, qui exigeait du ministère public qu’il établisse, au-delà de tout doute raisonnable, que l’entente nuisait à la concurrence.
4 Ibid, par. 6.
5 Ibid, par. 8.
6 Ibid, par. 12.
7 Ibid, par. 16.
8 Le bulletin du Programme d’immunité du Bureau indique qu’un demandeur d’immunité doit informer le Bureau des progrès de son enquête interne « sans déroger à aucun secret légal ». Il prévoit en outre que tout document fourni au Bureau après l’étape de présentation de l’information « est traité comme étant confidentiel ou protégé sous le sceau du secret ». Le Bureau exige enfin du demandeur « la divulgation exhaustive, complète, franche et sincère de tous les renseignements, éléments de preuve et documents non visés par le secret légal qu’il possède, sous son contrôle ou qui sont à sa disposition ». Bureau de la concurrence, Foire aux questions du Programme d'immunité, Q 20, 21 et 28.
9 Nestlé, supra note 1 par. 20.
10 R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326, [1991] SJ No 83.
11 R v Nestlé Canada Inc (16 Mars 2015), Toronto, Ont Sup Ct 13-90000394-000 (ordonnance de production), par. 2 (disponible uniquement en anglais)
12 Ibid, par. 1.
13 Bureau de la concurrence, Dernières accusations de fixation des prix suspendues dans le dossier du chocolat (18 novembre 2015), disponible en ligne.
14 Consulter Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, 2013 CarswellNat 3338; Strong v General Motors of Canada Ltd, 4 CPC (4th) 412, 1996 CarswellOnt 3759 (Cour de justice (division générale)) (disponible uniquement en anglais).
15 Gower v Tolko Manitoba Inc, 2001 MBCA 11, 2001 CarswellMan 24, par. 38 (disponible uniquement en anglais).
16 Nestlé, supra note 1, par. 33-38.
17 S&K Processors Ltd v Campbell Avenue Herring Producers Ltd, [1983] 35 CPC 146, 1983 CarswellBC 147 (SC), juge McLachlin (ce qu’elle était alors) (disponible uniquement en anglais).
18 Consulter par exemple, Stevens c. Canada (Premier ministre), 21 CPC (4th) 327, 1998 CarswellNat 1051 (CAF); Rakuten Kobo Inc v Canada (Commissioner of Competition), 2017 FC 382, par. 62-63, 2017 CarswellNat 1449 (disponible uniquement en anglais) et Ross River Dena Council v Canada (Attorney General), 2016 YKSC 51, par. 21, 2016 CarswellYukon 118 (disponible uniquement en anglais).
19 Nestlé, supra note 1, par. 36.
20 Consulter par exemple, Ed Miller Sales & Rentals Ltd v Caterpillar Tractor Co, 1988 ABCA 282, 1988 CarswellAlta 148 (disponible uniquement en anglais), Rekken Estates v Health Region No 1, 2012 SKQB 248, 2012 CarswellSask 912 (disponible uniquement en anglais), Pinder v Sproule, 2003 ABQB 33, 2003 CarswellAlta 35 (disponible uniquement en anglais), Philip Services Corp (Receiver of) v Ontario (Securities Commission), 77 OR (3d) 209, 2005 CarswellOnt 3934 (Cour divisionnaire) (disponible uniquement en anglais), Interprovincial Pipe Line Inc. c. M.R.N.,, 22 BLR (2d) 147, 1995 CarswellNat 1151.
21 Royaume-Uni : British Coal v Dennis Rye Ltd [1988] 3 All ER 816 (CA), B v Aukland District Law Society, [2004] 4 All ER 269 (PC), Property Alliance Group Ltd v Royal Bank of Scotland plc, [2015] EWHC 1557 (Ch). Irlande : Fyffes plc v DCC plc, [2005] 1 IR 59 (SC). Hong Kong : Citic Pacific Ltd v Secretary of State for Justice, [2012] HKCA 153. Australie : Goldberg v Ng (1995), 137 ALR 57 (HC) (toutes ces décisions sont disponibles uniquement en anglais).
22 Consulter Diversified Industries Inc v Meredith, 572 F.2d 596 (1977 8th circ) (disponible uniquement en anglais).
23 Jonathan Sack, "Selective Waiver in the Second Circuit -- Is It Dead, Or Just Dying?", Forbes (11 décembre 2013), en ligne : (disponible uniquement en anglais).
24 R v Basi, 2008 BCSC 1242, 2008 Carswell BC 3315.