La Cour suprême du Royaume-Uni a été saisie d’un dossier lui demandant de déclarer si la question de savoir si les conseils prodigués par le premier ministre à la Reine quant à la légalité de la prorogation du Parlement était justiciable. La Cour a affirmé dans l’arrêt Miller (disponible uniquement en anglais) que la question était justiciable puisqu’elle portait sur la portée de la prérogative plutôt que sur les modalités de l’exercice de cette prérogative dans les limites de son cadre légal.
Depuis l’arrêt Miller, la mesure dans laquelle les cours canadiennes souscriront à ce raisonnement a fait couler beaucoup d’encre. Dans l’arrêt Canadian Federation of Students v. Ontario, 2019 ONSC 6658 (disponible uniquement en anglais), la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Cour divisionnaire) est devenue l’une des premières cours à examiner l’arrêt Miller et ses incidences sur le droit canadien.
Contexte
En décembre 2018, le gouvernement de l’Ontario a approuvé une directive pour que le ministre de la Formation et des Collèges et Universités exige des collèges et universités qu’ils fournissent aux étudiants la possibilité de ne pas payer les droits accessoires connexes aux associations étudiantes. Le ministre a mis cette directive en œuvre en mars 2019 au moyen de « directives de politique » pour les collèges et de « lignes directrices » pour les universités ontariennes (ensemble appelées les « directives contestées »). Cherchant à faire annuler les directives contestées, les demanderesses, à savoir deux associations étudiantes, ont saisi la Cour divisionnaire d’une demande de contrôle judiciaire.
Arrêt de la Cour divisionnaire
Les demanderesses se fondaient sur l’argument principal selon lequel les directives contestées n’étaient pas conformes aux mécanismes établis par la loi qui régissent les collèges et les universités en Ontario. Le défendeur, le gouvernement de l’Ontario (ministre de la Formation et des Collèges et Universités), affirmait qu’en l’absence de mauvaise foi ou d’absurdité, les questions soulevées dans la demande ne pouvaient être tranchées par un juge car les directives contestées, soit constituaient des [traduction] « décisions de politique fondamentale » du Cabinet fondées sur des considérations sociales, économiques et politiques, soit relevaient de l’exercice de la prérogative de dépenser des fonds publics.
Répondant à l’argument de l’Ontario selon lequel les directives contestées n’étaient pas justiciables car elles reflétaient une décision de politique fondamentale, la Cour a affirmé que la question de leur légalité contenait une composante légale suffisante pour justifier une intervention judiciaire.
Traitant les observations de l’Ontario selon lesquelles les directives contestées n’étaient pas justiciables car elles comportaient un exercice de la prérogative de dépenser les fonds publics, la Cour a examiné l’analyse effectuée dans l’arrêt Miller. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Royaume-Uni a identifié deux questions distinctes qui apparaissent dans le contexte de l’exercice de la prérogative : [traduction] « La première est celle de l’existence même d’une prérogative et, le cas échéant, de sa portée. Il s’agit ensuite de se demander si, au cas où son existence est avérée et qu’elle a été exercée à bon droit, si l’exercice de la prérogative peut être contesté devant les tribunaux en se fondant sur quelque autre motif ». Dans l’arrêt Miller, la Cour a affirmé que la première de ces questions est clairement justiciable, tandis que la seconde « pourrait soulever des questions de justiciabilité » auxquelles la réponse « dépendrait de la nature et de l’objet de la prérogative particulière ayant été exercée ». (Miller, paragraphe 35).
La Cour divisionnaire a remarqué que des cours canadiennes ont, elles aussi, confirmé le caractère justiciable de décisions fondées sur l’exercice de la prérogative. La Cour a conclu qu’il ne faisait aucun doute, en l’espèce, que la Couronne avait une prérogative de dépenser des fonds publics. La question était plutôt celle de savoir si les directives contestées tombaient dans les limites de cette prérogative. La Cour a affirmé qu’il s’agissait d’une question touchant à la légalité et qu’elle était par conséquent justiciable.
La Cour a affirmé qu’il existe des limites avérées à l’exercice de la prérogative et qu’en l’espèce elles jouaient un rôle déterminant. Plus précisément, la Couronne ne peut exercer sa prérogative en contravention à la loi ou lorsque la législation s’est, à toutes fins utiles, substituée à la prérogative de la Couronne. La Cour a souligné que ce principe est ancré dans la souveraineté du Parlement, comme l’explique l’arrêt Miller : [traduction] « [que] les lois promulguées par la Couronne sous la forme du Parlement sont l’incarnation suprême du droit dans notre système juridique, que tout un chacun, y compris le gouvernement, est tenu de respecter » (paragraphe 95).
La Cour divisionnaire s’est également appuyée sur la jurisprudence canadienne qui confirme que la législation a préséance sur l’exercice des prérogatives qui peuvent être limitées ou remplacées par une loi une fois que cette dernière [traduction] « occupe le terrain » antérieurement réservé à la prérogative. La Cour a terminé en affirmant qu’en l’espèce, il s’agissait par conséquent de savoir si les directives contestées étaient contraires à la législation ou si cette dernière avait occupé le terrain visé par les directives.
À cet égard, la Cour a affirmé que les directives contestées étaient contraires à la législation régissant les collèges et les universités. Elles étaient contraires à l’autonomie conférée aux universités par les lois d’intérêt privé qui occupent le terrain concernant la gouvernance des universités et les activités estudiantines en accordant aux conseils d’administration et aux sénats des universités le pouvoir de gérer les affaires universitaires. Le libellé de la législation qui prévoit l’établissement des collèges par voie de règlement prévaut sur toute ingérence dans les affaires des associations étudiantes qui les empêcheraient de poursuivre leurs « activités normales ». Les directives contestées exigeaient des collèges qu’ils interfèrent avec les activités normales des associations étudiantes en réduisant leur financement ou en les en privant complètement. Pour ces motifs, la Cour a affirmé que les directives contestées ne constituaient pas un exercice légitime des pouvoirs ministériels.
Par conséquent, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire et a rendu une ordonnance portant annulation des directives de politique contestées.
Enseignements
Ces décisions sont importantes car elles affirment que toute prérogative a ses limites et qu’il incombe à la Cour de les déterminer.
En ce qui concerne des faits de l’affaire Miller, les limites de la prérogative contestée ont été déterminées par la common law et les principes fondamentaux du droit constitutionnel, tels que la souveraineté du Parlement et la responsabilité parlementaire.
En revanche, dans le dossier Canadian Federation of Students, les limites en cause ont été fixées à la lumière du cadre législatif applicable. La Cour divisionnaire a reconnu que l’exercice des prérogatives est également assujetti à la common law et à la constitution. Alors que ces questions ne faisaient pas l’objet d’une discussion fondée sur les faits de l’espèce, il faut se garder d’interpréter les motifs de la Cour comme suggérant que l’exercice des prérogatives est limité uniquement par voie législative.
Par conséquent, il reste encore à voir si les tribunaux canadiens vont adopter la jurisprudence Miller et une approche moins restrictive que celle qui était la leur sur la question de la justiciabilité dans le contexte de l’exercice des prérogatives.
Christopher Wirth est associé et Shamim Fattahi est stagiaire dans le cabinet Keel Cottrelle LLP.