**Avertissement** : Veuillez noter que vous consultez un contenu ayant été archivé. Cette page se trouve parmi nos anciennes archives et ne fait plus l’objet d’une actualisation. Les renseignements qu’elle contient ne sont peut-être pas représentatifs des données courantes ou des plus récents développements. Nous vous remercions de votre compréhension.
La lutte contre les cartels au Canada repose en bonne partie sur les informateurs. Cela s’explique par deux principaux facteurs. Premièrement, les pratiques de cartel sont, par nature, secrètes et menées dans l’ombre des activités commerciales. Deuxièmement, le Bureau de la concurrence du Canada, qui est responsable des enquêtes sur les cartels, fait l’objet de compressions budgétaires qui limitent sa capacité à repérer et mettre au jour les pratiques de cartel.
Conscient de ces réalités, le Bureau de la concurrence fait appel à divers outils visant à encourager les informateurs à révéler des informations incriminantes. Le plus connu de ces outils est le programme d’immunité et de clémence, par lequel le Bureau recommande la clémence dans les procédures judiciaires pour les parties qui ont fourni des preuves des pratiques de cartel dans lesquelles elles étaient impliquées. Le niveau de clémence varie selon le moment choisi par la partie pour fournir les renseignements et son degré de coopération. Par exemple, les parties qui sont les « premières en ligne » pour dénoncer un cartel peuvent recevoir l’immunité complète contre les poursuites. Les parties qui fournissent des renseignements alors qu’elles font déjà l’objet d’une poursuite ou de sanctions peuvent encore voir leur amende réduite de manière importante (jusqu’à 50 %).
Prenant le contre-pied du dicton selon lequel « les loups ne se mangent pas entre eux », le programme d’immunité et de clémence du Bureau cherche à enrayer les pratiques de cartel en encourageant ses participants à se dévoiler le plus tôt possible pour obtenir un traitement plus favorable. Et au dire de tous, ce programme est un succès : la grande majorité des cas de cartel qui ont fait l’objet de poursuites du Bureau ces dernières années ont été découverts grâce à des renseignements fournis dans le cadre de ce programme.
La Loi sur la concurrence prévoit également des protections spéciales pour les personnes qui fournissent des renseignements sur des infractions aux dispositions anti-cartels ou sur toute autre infraction criminelle. En vertu de ces dispositions, le Bureau de la concurrence doit protéger l’identité des dénonciateurs qui demandent la confidentialité en échange de renseignements sur des infractions présumées. En outre, il est interdit aux employeurs de prendre des dispositions contre les employés (ou les entrepreneurs indépendants) qui, agissant de bonne foi et se fondant sur des motifs raisonnables, (i) informent le Bureau d’une infraction (passée ou prévue) à la Loi, (ii) refusent d’accomplir un acte qui constituerait une infraction à la Loi, (iii) accomplissent un acte nécessaire pour empêcher la perpétration d’une infraction à la Loi, ou (iv) font part de leur intention d’accomplir l’une de ces actions. (Le Code criminel contient également une interdiction générale contre les représailles de l’employeur, mais elle ne s’applique qu’aux cas où l’employé fournit des renseignements à un organisme d’application des lois fédérales; contrairement aux protections prévues à la Loi sur la concurrence, la disposition du Code criminel ne s’applique pas aux cas où l’employé refuse de commettre une action criminelle ou prend des mesures pour empêcher l’action criminelle.)
Les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives à la dénonciation ont été promulguées en 1999. Fait à noter, elles ont été proposées par des députés dans le cadre de l’examen d’autres modifications proposées à la Loi. Elles n’ont pas été présentées sur l’ordre du Bureau de la concurrence et ne faisaient pas non plus partie du projet de modification original proposé par le gouvernement à l’époque. En outre, elles ont été promulguées en dépit des objections de l’Association du Barreau canadien, qui soutenait que les employeurs ne devraient pas être obligés de garder des employés ou des entrepreneurs qui ont perdu leur confiance. Selon l’ABC, la plainte de l’employé risquant d’aigrir l’ambiance du milieu de travail, un employeur agissant de bonne foi devait avoir la possibilité de congédier l’employé avec un préavis ou une indemnisation tenant lieu de préavis. L’ABC avait également rappelé qu’un rapport produit par le juge Charles L. Dubin sur cette question en 1997 avait conclu qu’il n’était pas nécessaire de modifier la Loi de la concurrence pour protéger expressément les dénonciateurs, puisque des procédures existantes fournissaient déjà des protections suffisantes.
Les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux dénonciateurs n’ont fait l’objet d’aucune décision depuis leur promulgation en 1999. En fait, il serait juste de dire que ces protections ont été l’un des secrets les mieux gardés de la Loi. Peu de gens savaient même qu’il existait des protections légales officielles interdisant aux employeurs d’exercer des représailles contre les dénonciateurs.
Cette situation est toutefois sur le point de changer. Plus tôt cette année, le commissaire de la concurrence, John Pecman, a annoncé le lancement de la nouvelle « Initiative de dénonciation » du Bureau de la concurrence. Selon le commissaire, cette initiative a été conçue pour encourager les personnes du public à se présenter si elles ont des motifs raisonnables de croire qu’une infraction à la Loi sur la concurrence a été ou est sur le point d’être commise.
L’Initiative de dénonciation n’ajoute pas de nouvelle protection à celles déjà prévues à la Loi sur la concurrence. Son principal objectif consiste plutôt à informer le public de l’existence de ces protections, afin d’encourager la dénonciation spontanée des cartels potentiels et d’autres infractions criminelles. La dénonciation représente une voie de communication qui ne dépend pas de la procédure de clémence et peut donc aider le Bureau à obtenir des condamnations sans avoir à marchander avec les coupables.
L’Initiative de dénonciation fait partie d’une tendance mondiale dans laquelle les autorités de régulation encouragent les employés et tout autre initié à signaler des infractions présumées. La crise financière de 2008 a été une importante force d’impulsion pour l’adoption de dispositions législatives protégeant la dénonciation, un mouvement dont la loi Dodd-Frank est l’exemple le plus marquant. La loi Dodd-Frank offre même une rétribution financière aux personnes admissibles qui fournissent des renseignements à la Securities Exchange Commission des États-Unis concernant des infractions présumées aux lois américaines sur les valeurs mobilières. En vertu de cette loi, le dénonciateur peut recevoir entre 10 % et 30 % des amendes perçues par les autorités en lien avec les pratiques illégales dénoncées. Selon la Securities Exchange Commission, les incitatifs financiers prévus à la loi Dodd-Frank ont permis d’obtenir des renseignements « de première qualité » qui ont épargné à ses enquêteurs une somme considérable de temps et de ressources.
Plus près de nous, l’Agence du revenu du Canada a annoncé le lancement d’un programme qui prévoira le versement d’une rétribution financière pour la divulgation de renseignements sur des contribuables canadiens se soustrayant aux taxes sur les importations et les opérations à l’étranger. L’ARC versera jusqu’à 15 % de l’impôt fédéral perçu (à l’exclusion des pénalités, des intérêts et de l’impôt provincial) sur les avis de cotisation excédant 100 000 $. (Cette rétribution sera bien évidemment imposable.)
Les « primes » ne font pas partie de l’Initiative de dénonciation, et elles ne sont pas non plus prévues à la Loi sur la concurrence. Les autres autorités de régulation de la concurrence ont toutefois emprunté cette voie. Le Royaume-Uni, par exemple, offre aux dénonciateurs jusqu’à 100 000 £ pour des renseignements liés à l’existence d’un cartel. Comme on pouvait s’y attendre, et compte tenu de l’expérience Dodd-Frank, la possibilité de verser des primes pour le signalement d’infractions aux dispositions antitrust est également étudiée par les États-Unis.
Même sans la perspective d’un incitatif financier, l’Initiative de dénonciation du Canada soulève des questions sérieuses pour les entreprises et leurs conseillers juridiques. Contrairement à la procédure d’immunité et de clémence, qui est habituellement engagée pour des entreprises et fait donc l’objet de leur surveillance et de leur contrôle, le programme de dénonciation encourage les employés individuels à contourner leur employeur pour s’adresser directement au Bureau. En outre, toute tentative de l’employeur d’exercer un contrôle sur la situation pourrait donner lieu à des accusations de non-respect de l’interdiction faite aux employeurs par la Loi sur la concurrence d’exercer des représailles. À noter que ces protections interdisent non seulement les sanctions comme le congédiement, la rétrogradation et la suspension de l’employé, mais aussi toute mesure ayant pour but de « le harceler ou de lui faire subir tout autre inconvénient ou de le priver d’un bénéfice de son emploi ». En somme, outre les aspects importants d’une enquête sur un cartel, les entreprises et leurs conseillers juridiques pourraient devoir se soucier aussi de la manière de gérer le dénonciateur afin de ne pas contrevenir aux dispositions de la Loi protégeant les dénonciateurs.
Considérez la question suivante. Comme l’a fait remarquer l’ABC, la présence d’un dénonciateur au sein du personnel d’une compagnie peut empoisonner l’ambiance de travail, les autres employés étant susceptibles de regarder de travers une personne dont les actions risquent de placer leur conduite sous un examen rigoureux. Et si ces employés se mettaient à éviter ou à rejeter le dénonciateur et que la compagnie fermait les yeux sur ce comportement? Cela pourrait-il constituer du harcèlement aux termes des dispositions de la Loi sur la concurrence relatives à la dénonciation? La compagnie a-t-elle l’obligation de prendre des mesures disciplinaires contre ses autres employés pour prévenir ce type de harcèlement « de seconde main »? Nous n’avons aucune réponse concrète à ces questions pour l’instant. Mais la nouvelle insistance du Bureau sur la dénonciation pourrait faire émerger ces questions très bientôt.
Comment aborder les défis présentés par la dénonciation? Le premier élément de réponse est évidemment de ne pas s’engager dans des pratiques de cartel au premier chef. L’étape suivante consiste à vous assurer que votre compagnie dispose d’un programme de conformité efficace comprenant des mécanismes fiables de signalement et de mise en application. Les employés devraient être informés que leur premier recours devrait être d’utiliser les voies internes s’ils ont des préoccupations à l’égard de pratiques illégales. Si les employés qui désirent agir correctement craignent de faire l’objet de mesures disciplinaires s’ils soulèvent des préoccupations, ou de voir leurs préoccupations ignorées, ou concluent que les malfaiteurs ne feront pas l’objet de sanctions suffisantes, ils auront toutes les raisons de préférer « tirer la sonnette d’alarme » et s’adresser directement au Bureau. Grâce à l’Initiative de dénonciation du Bureau de la concurrence, la voie est toute tracée pour ce faire, maintenant plus que jamais.
Mark Katz, Erika Douglas et Megan Cheema sont respectivement associé, avocate et étudiante au cabinet Davies Ward Phillips & Vineberg s.r.l., à Toronto.