[TRADUCTION]
Par courriel : JUST@parl.gc.ca
L’honorable Marc Miller, C.P. député
Président, Comité permanent de la justice et des droits de la personne
131, rue Queen, sixième étage
Chambre des communes
Ottawa (Ontario) K1A OA6
Objet : Étude sur la réforme de la mise en liberté sous caution
Monsieur le Président,
Nous répondons à votre invitation de comparaître devant votre Comité au sujet de votre Étude sur la réforme de la mise en liberté sous caution.
L’Association du Barreau canadien représente plus de 40 000 juristes, dont des avocats et avocates, des notaires, des professeurs et professeures de droit et des étudiants et étudiantes dans l’ensemble du Canada. Nous avons pour mandat de promouvoir la primauté du droit, d’améliorer l’accès à la justice, de défendre une réforme du droit efficace et de fournir une expertise sur les répercussions des lois sur la vie quotidienne des Canadiens et des Canadiennes.
Tout comme le gouvernement, nous tenons à préserver la sécurité publique et souhaitons que les processus de mise en liberté sous caution restent conformes à la Charte. Soucieux de l’importance de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice, nous reconnaissons également ses préoccupations quant à des décisions judiciaires médiatisées relatives à la mise en liberté sous caution et comprenons pourquoi elles ont suscité des demandes de réforme législative.
Étant donné l’échéancier établi par le gouvernement pour adopter une loi sur la mise en liberté sous caution, nous formulons les observations suivantes dans le but de faire en sorte que toute réforme aborde efficacement les principaux défis du système. Selon notre expérience, bien qu’une modification législative puisse jouer un rôle dans l’apaisement des préoccupations du public, les principaux gains en matière de sécurité publique et d’efficacité du système proviennent de réformes ciblées qui améliorent la capacité des juges à cerner et à gérer de façon appropriée les personnes à risque élevé, plutôt que de restrictions générales susceptibles paradoxalement de réduire l’efficacité du système.
À notre avis, la réponse la plus efficace consisterait principalement à améliorer l’efficacité et la gestion des cas et à orienter l’attention et les ressources de la magistrature pour que les tribunaux puissent se concentrer sur les affaires concernant les véritables risques pour la sécurité publique.
Nous sommes prêts à appuyer les efforts pour répondre aux demandes de réformes sur la mise en liberté sous caution et sommes disponibles pour offrir notre expertise ainsi que notre vaste expérience pratique afin de guider le processus de réforme sur la mise en liberté sous caution.
Inversion du fardeau et dispositions progressives
Nous comprenons que le gouvernement envisage de prendre des mesures en ce qui concerne les dispositions relatives à l’inversion du fardeau de la preuve pour les infractions violentes et les vols de voitures et d’apporter des modifications au principe de l’échelle de sorte que ce dernier ne s’applique pas dans les situations d’inversion du fardeau. La conception et la mise en œuvre efficace de ces mesures bénéficieraient d’un examen minutieux pour que leur objectif de sécurité publique soit atteint.
La section s’oppose depuis longtemps à l’adoption de dispositions sur l’inversion du fardeau de la preuve puisqu’elle considère qu’elles sont inutiles d’un point de vue pratique et qu’elles ont un effet disproportionné sur les Autochtones accusés et d’autres contrevenants ayant plus de difficulté à obtenir une mise en liberté.
Nous comprenons également qu’une autre proposition prévoit l’adoption d’une loi qui empêchera l’application du principe de l’échelle aux situations d’inversion du fardeau de la preuve.
Selon notre expérience, il est possible que les dispositions sur l’inversion du fardeau de la preuve et les modifications au principe de l’échelle ne permettent pas l’atteinte de leur effet dissuasif prévu, et nous nous demandons si ces dispositions seraient conformes à la Charte. Nous sommes plutôt d’avis que ces réformes, si elles ne sont pas accompagnées d’un investissement correspondant dans les ressources des tribunaux et les systèmes de gestion de cas, risquent de rendre notre système de mise en liberté sous caution plus inefficace parce qu’elles augmenteront la complexité et la durée des audiences sur la mise en liberté sous caution ainsi que les délais dans l’ensemble du système.
En définitive, ces réformes risquent d’être vaines parce qu’elles empêcheront les tribunaux d’examiner les questions graves et les cas des récidivistes violents et détourneront les ressources limitées à cet égard. De plus, comme aucun système de mise en liberté sous caution ne peut éliminer tous les risques, ces réformes seront sans doute critiquées si un nouvel incident très médiatisé où une personne en liberté sous caution commet une infraction grave se produit, ce qui entraînera une nouvelle série de demandes de réforme du système de la mise en liberté sous caution.
Bien que nous comprenions que la réforme sur la mise en liberté sous caution est l’une des priorités des dirigeants provinciaux et territoriaux, toute réforme législative dans ce domaine entraînera des conséquences systémiques en aval pour l’administration de la justice qui nécessiteront des investissements considérables afin de réduire leur incidence opérationnelle sur les systèmes judiciaires.
Supervision communautaire accrue
À notre avis, le système de mise en liberté sous caution fait face à des défis pour deux catégories distinctes de contrevenants. Dans la première, il s’agit de récidivistes qui commettent des infractions mineures sans violence souvent motivées par la dépendance à une substance ou des problèmes de santé mentale non réglés et sont une source importante de préoccupation pour les entreprises et les communautés locales. Dans la deuxième, il s’agit des récidivistes violents.
Les personnes de la première catégorie sont souvent dans un cycle répétitif d’arrestations et de mise en liberté. Elles ne présentent pas un risque suffisamment élevé pour être détenues, elles accumulent donc des accusations multiples sur de courtes périodes. Elles sont habituellement mises en liberté dans la communauté sans bénéficier de soutien important pour régler leur dépendance sous-jacente et leurs problèmes de santé mentale.
Nous croyons que ces personnes ont besoin de meilleurs services de santé et de santé mentale, ainsi que d’une gestion des cas faisant appel à des organismes communautaires. Bien que les services de santé et les services sociaux relèvent normalement de la compétence provinciale, nous devons garder à l’esprit que la réforme législative en matière de mise en liberté sous caution entraînera des coûts et qu’elle pourrait coûter cher aux provinces, et que ses résultats seront nettement moins certains que ceux qu’une supervision et des services accrus dans la communauté permettrait. Des ressources judiciaires beaucoup trop importantes sont consacrées à cette catégorie de personnes qui, dans l’ensemble, présentent peu de risque pour la communauté.
Les personnes de la deuxième catégorie sont des récidivistes qui ont habituellement d’importants casiers judiciaires pour violence, ont déjà passé de longues périodes en détention et sont assujetties à une interdiction de port d’armes.
Bien que la préoccupation du public au sujet de cette catégorie de personnes soit entièrement justifiée, il n’y a pas de façon facile d’aborder cette catégorie. L’alinéa 11e) de la Charte prévoit que « [t]out inculpé a le droit […] de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable » et, selon l’alinéa 11d) de la Charte, tout inculpé a le droit d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable. Ces droits garantis par la Charte s’appliquent à toutes les catégories d’infraction.
À notre avis, la meilleure garantie de succès et de protection de la sécurité publique consisterait à aborder l’efficacité du système de mise en liberté sous caution, afin de concentrer plus d’attention et de ressources sur les infractions les plus graves.
Amélioration de l’efficacité
L’amélioration de l’efficacité du processus de mise en liberté sous caution passe par une meilleure reconnaissance des cas et des accusés qui ont besoin d’une attention accrue, ainsi que la rationalisation des processus et des ressources pour accorder la priorité aux cas à risque élevé plutôt qu’à ceux à faible risque.
Nous souhaitons que les juges jouent un rôle plus important dans le système de mise en liberté sous caution. Selon notre expérience, ils peuvent mener des audiences plus efficaces ciblant les principaux risques, en particulier pour des questions complexes et graves appuyées par des dossiers de preuve considérables. Bien que nous soyons d’accord pour que les juges provinciaux jouent un rôle accru, nous n’appuierions pas une proposition dans le cadre de laquelle certaines infractions non visées par l’art. 4691 seraient soumises à un juge d’une cour supérieure.
De plus, la section de l’ABC est d’avis que le système bénéficierait d’un plus grand nombre de travaux de recherche sur les outils améliorés pour cerner les cas à faible risque par rapport à ceux à risque élevé. À l’heure actuelle, les tribunaux consacrent beaucoup de temps aux récidivistes à faible risque qui sont plus aux prises avec des problèmes de santé et des problèmes sociaux que des problèmes juridiques. L’existence de meilleurs outils pour identifier les personnes susceptibles de présenter un risque élevé de violence permettrait de remplacer progressivement les dépenses inefficaces des ressources judiciaires limitées dans cette catégorie par des évaluations rationalisées des risques visant les infractions graves et les délinquants.
Modifications législatives proposées
L’ABC propose deux modifications législatives dans le but de rationaliser les audiences sur la mise en liberté sous caution.
Tout d’abord, nous proposons que le gouvernement précise que toutes les audiences sur la mise en liberté sous caution – inversion du fardeau de la preuve ou non – puissent être scindées d’une manière conforme à celle de la décision R. v. Tunney2. Dans l’état actuel des choses, de nombreux juges insistent pour mener une audience complète sur la mise en liberté sous caution, y compris entendre le témoignage des cautions et les arguments sur l’ensemble des questions. Une modification législative visant à clarifier le projet de loi enverrait le message clair aux juges présidant une audience sur la mise en liberté sous caution qu’ils doivent être plus efficaces et se concentrer sur les questions essentielles de l’évaluation des risques, ce qui réduirait la durée de l’audience et libérerait des ressources qui pourraient se concentrer sur les personnes à risque élevé.
Ensuite, nous proposons que le gouvernement adopte une disposition claire obligeant à demander la permission du tribunal pour contre-interroger les personnes appelées par l’une ou l’autre des parties à l’audience sur la mise en liberté sous caution. La pratique actuelle, particulièrement en Ontario, comprend inévitablement le témoignage des cautions aux audiences, ce qui allonge considérablement la procédure et occupe le temps précieux du tribunal. Nous reconnaissons que le contre-interrogatoire à une audience sur la mise en liberté sous caution est parfois éclairant. Cependant, à notre avis, dans la plupart des cas, le procureur de la Couronne et l’avocat de la défense disposent des outils nécessaires pour formuler des arguments significatifs sur la mise en liberté ou la détention, grâce aux documents produits à l’audience sur la mise en liberté sous caution, et les juges sont en mesure d’examiner les motifs primaires, secondaires et tertiaires sans devoir utiliser le temps précieux du tribunal pour contre-interroger officiellement chaque caution présentée au tribunal. Par comparaison, dans les demandes de mise en liberté sous caution en attendant un appel (les demandes de mise en liberté après qu’une personne ait été reconnue coupable), les documents produits comprennent des affidavits des cautions, entre autres informations, mais il est extrêmement rare qu’une caution dans le cadre d’une demande de mise en liberté sous caution en attendant un appel soit contre-interrogée. Les avocats plaident souvent la demande devant un seul juge de la Cour d’appel, et l’affaire est habituellement instruite et tranchée en moins de 30 minutes.
Nous serons heureux de collaborer avec votre Comité pour renforcer le système judiciaire fédéral du Canada et le rendre plus efficace.
Nous vous prions d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de notre haute considération.
(Lettre originale signée par Julie Terrien au nom Melanie Webb et David Perry)
Melanie Webb
Présidente, Section du droit pénal de l’ABC
David Parry
Président sortant, Section du droit pénal de l’ABC
Fin de notes
1 Art. 49, Code criminel, L.R.C. (1985), ch C-46. Les infractions visées par l’article 469 sont les actes criminels les plus graves et comprennent la trahison (article 47), le fait d’intimider le Parlement ou une législature (article 51), l’incitation à la mutinerie (article 53), les infractions séditieuses (article 61), la piraterie (article 74), les actes de piraterie (article 75) et le meurtre (article 235). D’autres infractions mentionnées à l’article 469 : le fait d’être complice après le fait d’une haute trahison, d’une trahison ou d’un meurtre; la corruption d’un détenteur de fonctions judiciaires (article 119); les infractions visées à l’un des articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre; la tentative de commettre l’une des infractions susmentionnées et le fait de comploter en vue de commettre l’une des infractions susmentionnées.
2 2018 ONSC 961.