Perdurer-malgré-l’oppression

13 janvier 2023

Chère Advy,

Je suis un jeune juriste dans un grand cabinet de l’Ontario. Je ne me faisais pas d’illusions au début de ma carrière, sachant que les premières années seraient difficiles, mais j’étais enthousiaste à l’idée de prouver ce que je pouvais faire. Malheureusement, je n’avais pas prévu la mentalité d’oppression écrasante qu’encouragent les membres avec plus d’anciennetés du cabinet. J’entends souvent des commentaires comme « c’est comme ça » ou « si ça ne vous plaît pas, ne soyez pas avocat ».

Il semble exister une prémisse de rite de passage que tout le monde accepte. J’évite de parler de cette question, même à mes pairs, de crainte que ça se retourne contre moi. Je comprends qu’il s’agit d’un milieu concurrentiel (c’est l’une des choses que j’aime de la profession juridique), mais j’espérais que la mentalité « j’ai souffert et c’est maintenant votre tour » soit de l’histoire ancienne. Je ne veux pas seulement survivre à mes premières années et je ne veux certainement pas brûler la chandelle par les deux bouts. Des suggestions?

Sincères salutations,
Perdurer-malgré-l’oppression


Cher Perdurer-malgré-l’oppression,

Comme c’est souvent le cas lorsque je réponds à des questions, je vous dis ce que vous pouvez faire pour prendre soin de vous. Il est facile de croire en lisant cette chronique que la résolution de ce problème dépend entièrement de vous. Ce n’est pas le cas. C’est un problème avec lequel l’ensemble des membres de la profession doit composer. La récente étude nationale sur le mieux-être des juristes démontre que l’épuisement que vous tentez d’éviter est répandu au sein de notre profession. Votre préoccupation est tout à fait valable et vous n’êtes pas le seul à la soulever. Cependant, puisque c’est vous qui le faites, je vais limiter mes conseils à ce que vous pouvez faire pour vous.

La bonne nouvelle, c’est que vous avez déjà accompli le plus important : vous n’acceptez pas comme un acquis le fait de devoir passer par les rites de passage s’apparentant à de l’exploitation qui font partie intégrante, selon les plus anciens juristes de votre cabinet, du processus d’intégration à la profession juridique. Devenir juriste implique du travail acharné. C’est un fait. Le succès dans ce secteur implique du travail acharné. Autre fait. Il y a cependant une différence entre le travail acharné et la pression écrasante et la violation arbitraire de votre vie personnelle que l’on voit parfois dans les cabinets juridiques. Lorsque vous recevez le vendredi après-midi une tâche qui doit être menée à bien pour le lundi matin, mais dont le dossier traîne sur le bureau d’un associé depuis le mardi, que celui-ci a refusé de confier à toute personne, cela n’a rien à voir avec du travail acharné. C’est tenir pour acquise l’entière disponibilité des nouveaux juristes.

Vous n’avez pas dit exactement en quoi consiste la « mentalité d’oppression » qui règne dans votre cabinet. Je vais me permettre quelques hypothèses, alors pardonnez-moi si je ne décris pas parfaitement ce que vous évoquez. Lorsqu’on parle d’oppression au bureau, bien des gens font allusion aux longues heures consacrées à l’accumulation d’heures facturables. Cela peut aussi faire référence au fait d’accepter des causes, des dossiers et des clients qui requiert un niveau d’investissement émotionnel éreintant. En général, les avocats établis font la promotion de cette « mentalité d’oppression » chez les nouveaux juristes parce qu’ils croient que cette « oppression » se traduira par des facturations et des revenus plus élevés pour eux-mêmes.

Comme je l’ai mentionné, il est bien que vous vous rendiez compte que vous n’êtes pas d’accord avec cette culture de votre lieu de travail. Prenons cette capacité de conscience de soi et tirons-en parti.

Vous devez trouver le moyen d’aborder ce sujet avec un ou plusieurs de ces plus anciens juristes. Je ne vous suggère pas ici de les réunir pour leur parler de la façon dont ils vous surmènent. À tout le moins, pas lors de votre première conversation. Je parle de jeter les bases d’une négociation. La résolution de votre problème va impliquer des négociations avec les juristes dont vous relevez. D’ailleurs, il est possible que cette situation requière également des négociations avec le personnel de soutien et avec les pairs que vous mentionnez, mais nous allons nous en tenir à celles avec les plus anciens juristes pour l’instant. Posez-leur des questions qui ressemblent le moins possible à des critiques pour savoir ce qu’ils souhaitent réellement quand ils parlent d’objectifs d’heures facturables ou de tout autre aspect susceptible de mettre votre santé en danger.

N’oubliez pas que la collecte de ce type d’informations vous donne du pouvoir dans la relation, quelle que soit la hiérarchie officielle. Rappelez-vous également que les réponses que vous obtenez ne sont que des renseignements. Les réponses que vous obtenez peuvent être fausses ou exagérées (par exemple, le nombre d’heures qu’ils travaillaient durant leurs premières années de pratique). Vos supérieurs peuvent vous donner leurs opinions sur vous ou sur votre travail qui sont loin d’être agréables à entendre.

Vous n’avez pas à croire à la véracité de tout ce qu’on vous dit au cours des négociations. Ces conversations vous permettent de comprendre comment ces personnes voient le monde. Lorsque vous lisez un roman, vous pouvez apprendre des choses sur les personnages avec lesquelles vous êtes fortement en désaccord. Cela ne change pas le fait que vous pouvez éprouver du plaisir à voir comment quelqu’un voit le monde qui nous entoure pendant un moment et en tirer quelque chose. Vous pouvez comprendre ce que pensent des personnages complexes comme Humbert Humbert, Rodion Raskolnikov ou même Batman sans partager leurs points de vue. Traitez ce que vous disent vos supérieurs de la même manière. Lorsque l’un de ces juristes vous dit qu’il travaillait 14 heures sur 24, 7 jours sur 7 et que cela en a fait un meilleur juriste, vous n’avez pas à être d’accord avec cette analyse. Ce que vous savez, c’est que cette personne croit ce qu’elle dit. Essayez d’aller plus loin dans votre compréhension et de découvrir l’intérêt qu’elle a à s’accrocher à cette histoire personnelle d’employé surmené heureux. À ce stade, rappelez-vous que vous avez deux oreilles, mais une bouche, et que vous devriez écouter deux fois plus que parler. Comme je l’ai suggéré plus tôt, votre supérieur pense peut-être que l’oppression dont vous parlez est la clé à l’augmentation des revenus. Peut-être qu’il raconte son histoire pour mieux gérer la culpabilité qu’il ressent de ne pas avoir été présent pour ses enfants pendant qu’ils grandissaient. Il ignore peut-être même cette réalité. Il y a beaucoup d’explications possibles à cette culture du milieu de travail à laquelle s’accrochent les juristes supérieurs de votre cabinet.

Maintenant, vous vous dites peut-être qu’il est irréaliste de négocier pour rendre plus saine votre situation professionnelle. Vous pensez peut-être qu’il est facile pour moi de vous dire ce que vous pouvez faire, mais le poids que vous avez au sein de votre cabinet est si insignifiant que vous n’avez probablement d’autre choix que de prendre ce que l’on vous laisse. Je ne vous dis pas que vous atteindrez le nirvana avec une seule conversation. Vous pourriez avoir l’impression que votre première conversation avec ce juriste supérieur ne vous permet de faire aucun progrès. La culture du lieu de travail, comme n’importe quelle autre culture, est une mosaïque d’habitudes assemblées au fil du temps parmi un groupe de personnes. Rappelez-vous le mot « habitude ». Vous ne changerez pas cet éventail d’habitudes en un jour avec un seul nouvel apport. Cependant, en discutant avec les juristes établis de votre cabinet de la façon dont vous effectuez votre travail, vous plantez la semence de ce qui pourrait devenir une nouvelle habitude, que vous pourriez intégrer à cette culture de travail. La culture d’oppression de votre cabinet n’est pas quelque chose d’immuable si les personnes avec qui vous travaillez ne font pas partie de l’équation. Elle peut être modifiée peu à peu même si vous sentez que vous êtes au bas de l’échelle.

Vous vous demandez peut-être aussi si le fait d’écouter des histoires des juristes établis toute la journée vous donnera l’occasion de dire ce que vous souhaitez obtenir de votre travail et d’établir les limites de ce dont vous avez besoin pour vous protéger. C’est là que toute votre écoute entre en pratique. Ne perdez pas de vue la raison qui motive un associé à vous confier une mission qui attise votre haine de la profession juridique. Souvenez-vous également de vos propres besoins. C’est votre anniversaire, et vous avez des plans avec votre douce moitié pour le souper? Vous avez un remonte-pente pour la fin de semaine et vous voulez en profiter? Votre enfant joue à une partie de soccer en fin de semaine? Vous êtes épuisé et vous avez simplement besoin d’un peu de temps libre?

C’est à ce moment que votre créativité entre en jeu. Comment pouvez-vous répondre aux besoins de cet associé tout en comblant vos propres besoins? La question ici ne consiste pas à céder et à faire tout ce qu’on vous dit de faire. L’associé qui vous confie une mission a un objectif précis. Lorsqu’il vous la confie, vous avez l’occasion de le faire participer à la création d’idées sur la façon de la mener à bien. Quelle est réellement la date d’échéance? Quelle partie du projet pouvez-vous déléguer à d’autres personnes? De quels résultats le client a-t-il besoin de la part du cabinet? Peu importe le peu de pouvoir que vous croyez posséder dans cette relation, vous pouvez améliorer votre position en vous concentrant sur les besoins sous-jacents, et non sur l’exigence de l’associé.

Vous dites aussi craindre que si vous parlez de la façon dont la culture du cabinet affecte votre santé mentale, que cela n’affecte vos possibilités d’avancement au sein du cabinet. N’avez-vous pas le droit légitime de protéger votre bien-être mental? Oui. Est-ce important de parler de votre santé mentale? Oui. Les dirigeants de votre cabinet devraient-ils être ouverts à une discussion sur ce dont vous avez besoin pour être un membre de l’équipe en bonne santé mentale? Ça devrait être le cas. Les dirigeants de votre cabinet sont-ils prêts? Selon ce que vous dites, peut-être pas.

Pour l’instant, étalez vos efforts pour protéger votre bien-être. Trouvez un conseiller professionnel pour prendre soin de votre santé mentale. Parlez aux membres de votre cabinet de la meilleure façon d’effectuer le travail tout en vous assurant que vous avez une vie en dehors du travail. En continuant de parler aux plus anciens juristes de votre cabinet de la façon d’accomplir le travail juridique, vous les aidez à devenir plus réceptifs. Tôt ou tard, ils pourraient parler du fait que ce qui met à l’épreuve votre santé mentale peut exercer une incidence sur vos résultats. Peut-être un jour pourrez-vous faire preuve de plus de franchise au sujet de vos préoccupations en matière de santé mentale avec vos pairs et avec vos supérieurs. Vous reconnaîtrez probablement ce moment quand il se présentera.

Prenez bien soin de vous.
Advy