Loup solitaire

09 février 2021

Chère Advy, 

J’exerce en solo et j’ai lu votre première chronique avec grand intérêt, étant moi-même aux prises avec mes propres problèmes de santé mentale. Le confinement, l’isolement volontaire et la limitation de nos bulles sont beaucoup plus difficiles à vivre pour les extrovertis comme moi qui ont besoin d’interactions interpersonnelles pour faire le plein d’énergie. Couronnez le tout par un récent divorce, une famille éloignée et la privation de mes baumes habituels pour ma santé mentale (comme les sorties sociales et les cours d’entraînement physique) et vous avez une idée de la crise imminente qui me guette.

Dans votre dernière chronique, vous avez mentionné qu’un employeur devrait soutenir ses employés. Cependant, les « employeurs » d’un juriste exerçant seul sont ses clients et ils sont généralement peu compréhensifs, tout comme le milieu du droit d’ailleurs. Je ne peux compter sur aucun partenaire pour prendre en main mes dossiers les jours où j’en aurais besoin et encore moins sur quelqu’un pour payer mes factures et mes employés si je prends soin de ma santé et que ma productivité s’en trouve minée. Honnêtement, j’ai l’impression que tout le monde exige quelque chose de moi, mais que personne n’est prêt à m’aider à répondre à mes besoins ou même à les reconnaître. Au secours! 

– Loup solitaire


Cher Loup solitaire,

Sachez que vous avez franchi l’étape la plus importante : vous avez demandé de l’aide. Ce premier pas demande une présence d’esprit remarquable pour une personne exposée à tout le stress que vous décrivez. Vous pouvez obtenir de l’aide. Faites appel à votre programme local d’aide aux juristes ici : https://www.cba.org/Sections/Wellness-Subcommittee/Wellness-Programs?lang=fr-ca. Il pourra vous aider par toutes sortes de moyens, notamment en vous mettant en contact avec un pair ou un professionnel à qui vous pourrez vous confier.

Poussez un peu plus loin la présence d’esprit que vous avez démontrée dans votre lettre et laissez-moi prendre quelques minutes de votre temps. Votre esprit est composé de plusieurs éléments différents. Vous connaissez la partie consciente de votre cerveau, celle qui forge les réflexions, et la faites probablement beaucoup travailler. Toutefois, vos réflexions proviennent de différentes sources dans votre corps. La faim, l’épuisement, le fait d’être sur la défensive et le désir de vous retrouver aux côtés d’autres personnes viennent de parties plus profondes de votre cerveau : votre système endocrinien. Des chercheurs ont même récemment découvert que les bactéries présentes dans les intestins jouent sur nos désirs et nos besoins à chaque instant. 

Vous devez voir la tempête d’impulsions qui s’acharne sur la partie consciente de votre cerveau comme un être à part entière très puissant, mais domptable malgré tout. Beaucoup de philosophes antiques et de neuroscientifiques modernes l’ont comparée à un éléphant et à son cavalier. La partie consciente de votre cerveau est le cavalier, alors que la partie inconsciente (la partie non rationnelle de votre esprit) est l’énorme éléphant. L’éléphant est assez fort pour avoir complètement le dessus, ça ne fait aucun doute. Pourtant, partout dans le monde, des gens arrivent à acquérir les compétences nécessaires pour monter à dos d’éléphant. La clé du succès est de comprendre les besoins de l’éléphant cognitif à monter. Un animal bien nourri, abreuvé et traité sera vraisemblablement plus enclin à prendre la direction que lui dicte le cavalier. Privez l’animal de ses ressources ou prétendez qu’il n’a aucun besoin et vous aurez de bien mauvaises surprises.

L’une des plus précieuses méthodes pour dompter un cerveau exubérant est la marche ou tout autre exercice modéré semblable. Dès que vous sentez monter l’angoisse causée par les échéances imminentes, les comparutions devant le tribunal et autres, sortez faire un tour. Vous pourriez être tenté de vous dire que vous n’en avez pas le temps, mais c’est plutôt l’inverse : vous ne pouvez pas vous permettre de vous en priver. Prenez le temps de rappeler à l’ordre la partie inconsciente saccageuse de votre cerveau, même si la marche n’est que de quelques minutes.

Pensez aussi à créer des liens avec des pairs qui vivent une situation semblable à la vôtre. L’ACB et de différents barreaux offrent des exutoires qui vous permettront de socialiser avec des consœurs et confrères dont le travail est semblable au vôtre. Profitez délibérément de ces occasions. Encore une fois, le temps passé à fraterniser n’est pas retranché du temps consacré aux besoins de votre pratique. Il vous permet de peaufiner votre doigté cognitif et, ainsi, de mieux relativiser vos angoisses.

Combien de fois avons-nous entendu dire que la pandémie actuelle est une situation « sans précédent »? Cependant, il est bon de se rappeler que les humains traversent toutes sortes de crises depuis que le monde est monde. Il y a plusieurs centaines d’années, le grand poète perse Djalâl ad-Dîn Rûmî a comparé la tempête que vous traversez aujourd’hui au poste de concierge dans un hôtel (ou à ce qui s’en rapproche aujourd’hui) :

Être humain, c’est être une maison d’hôtes. 
Tous les matins arrive un nouvel invité. 

Une joie, une dépression, une méchanceté, 
une prise de conscience momentanée vient 
comme un visiteur inattendu. 

Accueillez-les tous et prenez-en soin! 
Même s’ils sont une foule de chagrins, 
qui balaient violemment votre maison 
et la vident de tous ses meubles, 
traitez chaque invité honorablement. 
Peut-être vient-il faire de la place en vous
pour de nouveaux délices. 

La pensée sombre, la honte, la malice, 
rencontrez-les à la porte en riant, 
et invitez-les à entrer. 

Soyez reconnaissants pour tous ceux qui viennent, 
parce que chacun a été envoyé 
comme un guide de l’au-delà.

Vous avez raison : exercer le droit peut paraître impitoyable, mais chacune de vos mauvaises impressions vous donne des renseignements utiles. Tant que vous ne laissez pas ces impressions prendre le dessus et tout saboter, vous pouvez les utiliser judicieusement. Vous vous sentez désespéré? C’est probablement un indice que c’est le moment de noter trois choses dont vous êtes reconnaissant. Vous vous sentez perdu dans vos idées? C’est peut-être le temps de boire un grand verre d’eau et de grignoter. Vous vous sentez abattu et accablé? Vous avez peut-être les muscles endoloris ou mal à la tête parce que vous êtes devant l’ordinateur depuis trop longtemps. Faites aller votre esprit analytique : faites des essais-erreurs et tentez de décortiquer les résultats que vous en tirez. 

Prenez bien soin de vous,
- Advy