Chère Advy,
Il ne semble pas y avoir assez d’heures dans une journée et j’ai déjà dû annuler deux fois mes vacances pour atteindre mes objectifs. Comment puis-je en parler à mon cabinet sans me tirer dans le pied?
Sincèrement,
Conversations-difficiles
Cher Conversations-difficiles,
Votre message soulève deux questions distinctes, quoique liées :
- Renoncer à ses vacances (ou à tout autre temps personnel en dehors du travail), est-ce une bonne idée?
- Comment parler à des supérieurs du cabinet qui semblent répondre à la question 1 en disant : « Oui, oui, c’est toujours une bonne idée de se priver de temps personnel »?
Une réponse désinvolte à votre lettre serait de dire qu’il y a toujours le même nombre d’heures dans une journée, à l’exception, peut-être, des jours où on avance ou on recule l’heure. Cependant, elle ne vous serait pas très utile.
Avant d’aborder vos deux questions, cependant, je remarque que vous mentionnez que vous avez renoncé à des vacances pour atteindre vos objectifs. Les objectifs de qui, au juste? S’il s’agit d’objectifs qui vous sont imposés par quelqu’un d’autre, êtes-vous d’accord? Ces objectifs sont-ils réalistes ou impossibles à atteindre?
Parmi les principales compétences que les juristes doivent développer pour accomplir leur travail, il y a la capacité d’évaluer les objectifs de manière critique. Nous le faisons habituellement au nom de nos clients, et en consultation avec eux, et non pour nous-mêmes. L’objectif du client de remporter la victoire devant les tribunaux (ou tout autre objectif juridique) est-il réaliste? Quel genre de temps, d’argent et de ressource faudrait-il pour atteindre cet objectif? Le client a-t-il les moyens de l’atteindre? Cet objectif devrait-il être revu pour tenir compte des coûts et risques qui lui sont associés?
Dans votre situation personnelle, il serait judicieux d’employer la même compétence que vous mettez au service de vos clients. Un des coûts des objectifs que vous mentionnez est votre santé mentale à long terme, et probablement votre santé physique. Cela crée un risque de détérioration de la productivité, de raccourcissement de votre carrière et, franchement, d’une vie misérable. Vous trouverez plus d’informations à ce sujet ci-dessous. Ces objectifs (peu importe de qui ils émanent) devraient-ils être révisés pour tenir compte de ces coûts et risques?
Vous seul pouvez répondre à ces questions. Cependant, la bonne nouvelle est que vous n’avez pas à les aborder seul. Vous pouvez obtenir l’aide de spécialistes pour évaluer vos objectifs – gratuitement – grâce au programme d’aide aux juristes de votre région. De nombreux programmes d’aide aux juristes offrent aussi du soutien par les pairs et même des programmes d’encadrement pour vous aider à comparer les coûts et les avantages des objectifs que vous mentionnez.
Passons aux deux questions que vous abordez dans votre message.
Il existe des données fiables qui appuient la conclusion selon laquelle, lorsque renoncer à des vacances devient une tendance, vous vous exposez à un risque important et accéléré d’épuisement professionnel et de troubles de santé mentale plus graves. En fait, prendre des vacances est assez important pour apparaître sur la liste des recommandations finales de l’Étude nationale des déterminants de la santé et du mieux-être des professionnels du droit au Canada de 2022. Ne me croyez pas sur parole. Vous pouvez dire à votre employeur de consulter la page 390 de l’étude (vous pouvez aussi y jeter un coup d’œil) :
Les professionnels devraient aussi prendre de VRAIES vacances. Il est important pour les professionnels d’adopter des pratiques propices à la déconnexion et à la prise de vacances (p. ex., déléguer des dossiers, organiser son temps autrement). Les vacances sont cruciales pour favoriser la santé mentale. Il importe que les professionnels s’accordent de vraies vacances chaque année et à divers moments, au besoin, et qu’ils puissent décrocher complètement.
Prendre de vrais temps d’arrêt peut sembler difficile, mais c’est un investissement essentiel dans votre bien-être à long terme. Je suppose que vous le savez déjà. Après tout, vous avez pris le temps d’écrire à une chronique de conseils sur le bien-être. Selon moi, c’est la deuxième question qui vous dérange vraiment.
Comment convaincre votre cabinet que vous devriez être autorisé à prendre des vacances et tout autre temps nécessaire pour vous ressourcer? Vous avez signé votre lettre avec « Conversations-difficiles ». Cela suggère que vous vous attendez à ce que cette discussion avec votre cabinet soit difficile. C’est de bonne guerre. La première étape pour avoir une conversation difficile réussie est de comprendre que la conversation sera… difficile. La deuxième étape consiste à adopter une approche délibérée et planifiée pour mener cette conversation.
Encore une fois, je vous recommande d’avoir recours aux compétences que vous avez passé de nombreuses années à peaufiner et de les mettre en application. Vous êtes un juriste. Peu importe le domaine du droit dans lequel vous pratiquez, vous travaillez dans le secteur de la persuasion. Une conversation difficile, comme celle que vous prévoyez d’avoir, est un exercice de persuasion. Il faut beaucoup de temps et d’argent pour développer les compétences que vous avez acquises. Utilisez-les pour votre client ultime : vous.
Voici quelques compétences que vous avez acquises en devenant un défenseur des intérêts de vos clients, et que vous pouvez adapter et appliquer à cette conversation :
- Définissez le public que vous cherchez à convaincre. À qui devez-vous parler? Non, vraiment, à qui de votre cabinet devez-vous parler de votre besoin de prendre des vacances?
Les probabilités sont que le cabinet a une structure officielle pour les vacances (définir le moment avec le gestionnaire de bureau ou le service des ressources humaines). Toutefois, ce sont les obstacles officieux de la prise de vacances qui vous empêchent de vous adresser à eux à cet égard. La perception que vous ressentez de devoir renoncer à vos vacances vous vient-elle directement de vos clients? Vient-elle d’associés ou d’autres juristes de votre cabinet? Craignez-vous que vos pairs ou concurrents se précipitent sur les projets les plus intéressants pendant votre absence?
Dressez une liste de toutes les personnes ou tous les groupes de personnes qui vous ont fait obstacle par le passé lorsque vous vouliez prendre des vacances et gardez ce public à l’esprit lorsque vous préparez votre dossier.
- Évaluez la façon dont votre public pense. Si vous comparaissiez devant un tribunal, vous évalueriez probablement votre dossier selon la façon dont un juge en verrait les forces et les faiblesses. Si vous étiez en médiation ou même à une réunion du conseil, vous structureriez votre affaire selon la façon dont les autres personnes autour de la table la comprendraient. Votre message aura un attrait limité s’il s’adapte aux besoins du mauvais public. Si, pendant que vous préparez votre argumentaire, vous vous apercevez que vous vous éloignez de votre intention initiale pour vous adapter à la mentalité du public que vous cherchez à convaincre, arrêtez-vous et recentrez vos efforts sur ce que vous voulez que ce public entende afin d’arriver à la conclusion désirée.
En supposant que les associés de votre cabinet soient votre public, quelles compétences mettez-vous à profit pour résoudre des problèmes pour lesquels votre absence serait préjudiciable? Ils s’inquiètent probablement de ne pas obtenir assez de revenus pour payer le loyer et l’électricité, et pour que le cabinet engrange des profits. Je vais vous donner quelques points précis à partager avec ce type de public ci-dessous, mais vous savez mieux que moi ce qui lui plaît et ce qui lui déplaît.
- Organiser les faits pour construire votre argumentaire. Quand avez-vous pris des vacances pour la dernière fois? Combien de temps ont-elles duré? Les avez-vous interrompues pour terminer un mémoire ou pour assister à un appel vidéo? Quel effet le fait de renoncer à des vacances et à du temps personnel a-t-il sur vous et sur votre capacité à contribuer au succès de votre cabinet? Le cabinet a-t-il une politique de vacances? Les documents de recrutement du cabinet utilisent-ils des termes comme « équilibre » ou « développer sa pratique »? La pratique réelle du cabinet est-elle à la hauteur de son propre discours? Soyez prêt à présenter à votre public les faits dont il a besoin pour arriver à la bonne conclusion.
- Traiter carrément les faits problématiques et le « droit ». Les meilleurs dossiers tiennent compte des faiblesses inhérentes à leur argument. Si vous défendiez quelqu’un accusé de vol à l’étalage, vous devriez probablement remettre en question la vidéo de sécurité montrant votre client qui prend un article de l’étagère et sort du commerce.
De même, votre argument en faveur du droit d’avoir du temps personnel, y compris des vacances, sera plus fort si vous traitez clairement les soi-disant « faits » de votre affaire. Avez-vous reçu une mauvaise évaluation de rendement récemment? Un client s’est-il plaint de la façon dont vous vous êtes occupé d’un dossier? Ce sont des problèmes que vous pouvez possiblement résoudre en prenant un peu de temps de vacances. Vous êtes plus fort et plus productif lorsque vous avez la possibilité de récupérer. Transformez les objections qu’on pourrait soulever contre votre requête en arguments qui appuient la théorie que vous défendez, ou du moins qui les neutralisent.
- Lisez la salle. Lorsque vient le temps de présenter votre cause, restez toujours concentré sur la personne qui prend la décision et ajustez-vous en fonction de ce que vous voyez et entendez.
Il y a de très fortes probabilités que les associés de votre cabinet veuillent que vous preniez des vacances. Le problème en est un de coordination, ou de ce que les spécialistes en sciences sociales appellent un problème de « connaissance commune ». Un associé ne sait pas quels types d’exigences vous imposent ou non les autres associés. De même, les clients ne savent pas à quel point leurs propres besoins en matière de temps et d’attention rivalisent avec ceux d’autres clients. Même en insistant, aucune de ces personnes ne dirait que vous ne devriez jamais prendre de vacances. Ils diraient qu’ils n’avaient aucune idée que vous ne preniez pas de vacances à cause d’eux.
Individuellement, aucun des membres de ce public ne sait que leurs propres actions vous empêchent de prendre les vacances dont vous avez besoin. En effet, il est tout à fait possible que leurs demandes individuelles à votre égard ne vous empêchent pas de prendre des vacances. Ce qui vous empêche de prendre des vacances, c’est l’agrégation de ces demandes. Plus les gens qui font des demandes sont nombreux, moins l’un ou l’autre d’eux comprend l’effet que ses demandes ont sur votre capacité à répondre à ses besoins, sans parler de votre capacité à avoir une vie heureuse.
Faites attention à ce que votre public vous communique à propos de votre message. Si la source du problème est, comme je le suppose, un manque de connaissances communes, votre public peut exprimer de la surprise en apprenant que vous ne prenez pas de vacances à cause d’eux. Si vous détectez cette réaction, assurez-vous de fournir les informations dont votre public a besoin pour développer des connaissances communes sur la façon dont vous gérez les attentes afin de vous accorder du temps personnel. Bien sûr, si les clients constituent le public, vous devez aborder la question en respectant le droit à la vie privée de chaque client.
Quelle que soit la réaction du public, ajustez votre message pour faire face à cette réaction. Au fait, l’un des moyens les plus efficaces de jauger ce que pense votre public est de lui demander. Il peut être intimidant de demander à quelqu’un de préciser l’aspect de votre requête qui lui cause des difficultés, tout comme de poser la même question à un juge. Cependant, les commentaires que vous obtenez sont inestimables pour adapter votre message et pour vous assurer d’être le plus persuasif possible.
- Terminez la conversation avec un appel à l’action. Chaque argument que vous présentez au tribunal se termine – et commence souvent – par une déclaration de ce que vous souhaitez que le juge fasse. Assurez-vous d’en faire de même pour le public que vous tentez de convaincre dans cette affaire. Si vous avez besoin de prendre au moins deux semaines de congé ce trimestre, dites-le. Si vous n’exprimez pas clairement votre besoin de vous déconnecter du travail, votre public ne saura pas quoi faire avec tous les faits et arguments que vous lui avez présentés. Soyez aussi précis que possible lorsqu’il est question de vos besoins. Donnez-leur matière à agir.
- Comprenez votre plan B. La réalité est que, parfois, votre acte de persuasion ne fonctionne pas. Si vous alliez au tribunal, vous comprendriez et communiqueriez quels sont les droits d’appel de votre client. Si vous négociiez un règlement, vous décideriez des mesures à prendre si la discussion semble ne mener nulle part.
En théorie de la négociation, cela s’appelle « évaluer la meilleure solution de rechange à un accord négocié ». Il s’agit d’un plan réaliste de ce que vous pourriez faire si vous ne parvenez pas à obtenir ce dont vous avez besoin dans le cadre de cette négociation. Pour une plus longue explication sur la façon d’utiliser cette évaluation dans votre carrière et dans votre vie, vous pouvez consulter une chronique précédente traitant de ce sujet.
Si votre public – qu’il s’agisse d’associés de votre cabinet, de pairs, de vos clients, d’une combinaison de ces groupes ou de quelqu’un d’autre – continue de faire en sorte qu’il vous est impossible de prendre des vacances, demandez-vous si vous pouvez et devriez continuer à travailler au service de ce public.
Rappelez-vous que vous ne faites de faveur à personne en niant vos propres besoins au point de vous brûler et devenir incapable de répondre à leurs besoins. Repérez la métaphore clichée du discours que vous entendez lorsque vous montez à bord d’un avion : en cas de dépressurisation de la cabine, vous devez mettre votre propre masque à oxygène avant d’aider quelqu’un d’autre. Cette métaphore est devenue un cliché pour une bonne raison. Il est vrai, même si nous l’oublions souvent, que nous ne pouvons pas aider les autres lorsque nous négligeons nos propres besoins.
Donc, si votre cabinet exige vraiment que vous écourtiez votre vie et votre carrière en ne prenant pas de temps pour vous-même, quelles options avez-vous pour gagner votre vie d’une manière qui ne vous enlève pas tout ce pour quoi vous vivez? Je soupçonne qu’il est hautement improbable que le cabinet ait vraiment cette attitude, mais cela aide quand même à évaluer votre meilleure solution de rechange à un accord négocié.
Prendre du temps loin de votre pratique a des avantages au-delà de simplement vous aider à vous sentir mieux. Bien que votre propre bien-être soit la chose la plus essentielle à protéger et à améliorer pour vous, les décideurs de votre cabinet pourraient être persuadés de soutenir vos besoins s’ils réalisent qu’ils en profiteront eux aussi.
Partir en vacances et prendre des dispositions pour que quelqu’un d’autre puisse assumer vos fonctions temporairement dans un dossier est une excellente occasion de mettre votre dossier dans un état où il est possible pour quelqu’un d’autre d’assumer vos fonctions. Ajoutez des notes de service au dossier. Rassemblez les notes de vos appels téléphoniques à un seul endroit. Faites le point sur les aspects où il est possible de déléguer la responsabilité à quelqu’un d’autre. Toutes ces choses et beaucoup d’autres mesures que vous prenez pour vous préparer à partir en vacances vous aident à détecter les lacunes dans le dossier. Y a-t-il une date butoir imminente? Y a-t-il un aspect du droit ou de la preuve dont vous avez reporté l’examen plus que vous le devriez? Ces questions et d’autres qui vous chicotent lorsque vous vous préparez à prendre des vacances ont l’avantage secondaire de faire de vous un meilleur juriste. Le regard de quelqu’un d’autre sur le dossier peut également vous aider à cerner les problèmes et les possibilités que vous n’avez peut-être pas vus personnellement.
L’honorable George R. Strathy, ancien juge en chef de l’Ontario, a prononcé le discours principal à la Conférence de l’ABC sur le bien-être en novembre 2023. Une grande partie de son discours portait sur le genre de mesure dont je parle ici que les professionnels du droit peuvent envisager pour prendre du temps loin du bureau. Si vous avez besoin de citer une autorité plus élevée qu’une modeste chroniqueuse de conseils, envisagez d’écouter sa présentation.
Vous avez tout à fait le droit de trouver l’équilibre entre votre temps personnel et les exigences de votre travail. J’espère que cela a donné quelques idées sur la façon pour vous de gagner la cause la plus importante de toutes : votre propre bonheur.
Prenez bien soin de vous.
Advy