La partie qui subit une perte dispose d’un délai précis pour déposer une réclamation au tribunal ou par voie d’arbitrage. En Alberta, la Limitations Act, RSA 2000, c L-12 permet au requérant de faire cette démarche dans les deux ans qui suivent la date à laquelle il a eu, ou aurait dû avoir, connaissance du préjudice subi. De plus, la Limitations Act prévoit, ultimement, un délai de prescription de 10 ans à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance, quel que soit le moment où la partie a eu connaissance du préjudice en question.
Les projets de construction étant souvent longs et complexes, les pertes constatées en cours de projet peuvent être difficilement quantifiables dans l’immédiat, surtout s’il s’agit de retards, de lacunes ou de modifications. Certaines pertes, qui peuvent sembler mineures au moment de l’incident, peuvent finir par représenter un lourd bilan quand s’y ajoutent des changements ou retards dans le calendrier du projet, ou d’autres problèmes touchant les travaux.
Toute cette incertitude peut engendrer beaucoup de confusion quant au genre d’incident qui constitue le point de départ du délai de prescription. La Limitations Act dispose qu’un incident marque le début de ce délai uniquement s’il remplit chacune des trois conditions suivantes :
- le requérant a subi un préjudice tel qu’une lésion corporelle, des dommages matériels, une perte financière ou l’inexécution d’une obligation ou le manquement à une obligation;
- le préjudice est attribuable aux agissements de la partie faisant l’objet de la réclamation;
- le préjudice « justifie l’introduction d’une instance».
Dans le domaine de la construction, le préjudice prend souvent la forme de négligence ou d’un manquement au contrat de la part de l’autre partie. Dans bien des cas, le préjudice (ou le manquement) et la partie responsable sont facilement identifiables. Toutefois, il est souvent difficile de savoir si le préjudice justifie l’introduction d’une instance.
Dans Riddell Kurczaba Architecture Engineering Interior Design Ltd v. Governors of the University of Calgary, 2018 ABQB 11, l’université propriétaire a versé les paiements à tarifs fixes à l’architecte requérant pendant la durée du projet, aux termes d’un contrat de services entre les deux parties. En 2009, la propriétaire a donné six ordres de modification au requérant, faisant augmenter la somme exigible par frais fixes prévue au contrat. En mars 2010, date où le projet était achevé en grande partie, les deux parties ont procédé à un rapprochement des factures et des paiements; elles ont convenu que les montants facturés par le requérant correspondaient aux sommes payées. Par la suite, après une nouvelle vérification du contrat de service et des factures, le requérant a jugé qu’il avait incorrectement facturé les versements à tarifs fixes, car le contrat lui donnait droit à des frais établis à un pourcentage du coût total des travaux. Il a donc conclu qu’il avait été sous-payé d’environ 1 800 000 $, et a déposé une réclamation au tribunal le 8 mai 2012.
De son côté, la propriétaire lui a opposé une défense fondée sur la prescription, alléguant que le requérant avait acquis une connaissance suffisante de tous les faits en cause dès le moment où le coût des travaux a dépassé le montant prévu au contrat de service. Après cela, elle lui a fourni une compensation par l’intermédiaire des ordres de modification, dont le but était de majorer les frais fixes stipulés.
À son tour, le requérant a fait valoir que, les frais établis au pourcentage devant être calculés et payés en fonction du coût total des travaux, le délai de prescription n’avait commencé qu’à la date à laquelle le projet était achevé et le coût des travaux, connu définitivement.
Dans sa conclusion selon laquelle le requérant avait dépassé le délai, la Cour a jugé que [traduction] « la question de savoir si l’incidence juridique des faits en cause était ou pouvait devenir connue n’a pas d’importance en ce qui concerne la connaissance [du requérant] effective ou possible des faits réels »1. En outre, la Cour a estimé que [traduction] « la parfaite connaissance des faits n’est pas nécessaire. Il suffit que des faits suffisants soient ou puissent être connus » pour que le requérant puisse faire sa réclamation2. Or, les ordres de modification donnés à ce dernier en 2009 avaient pour but de lui assurer une compensation par une majoration des tarifs fixes prévus au contrat de service. Par conséquent, la Cour a conclu que le requérant savait ou aurait dû savoir que la propriétaire s’écartait de son interprétation à lui du contrat au moment où elle a donné ces ordres. La réclamation ayant été déposée en 2012, le requérant avait dépassé le délai de prescription prévu par la Limitations Act.
Les entrepreneurs doivent souvent prendre des décisions difficiles, les pertes étant inévitables lors d’un projet de construction. D’une part, le dépôt d’une réclamation en cours de projet peut nuire aux relations d’affaires entre les parties et au bon déroulement des travaux. D’autre part, le défaut de faire la réclamation dans les délais prescrits par la Limitations Act laisse l’entrepreneur sans recours pour ce qui peut s’avérer une lourde perte.
Afin de préserver son droit à la réclamation sans nuire à ses relations d’affaires, la partie contractante bien avisée gardera à l’esprit les trois points suivants :
- les contrats doivent être relus régulièrement du début à la fin des travaux, et une attention particulière accordée aux clauses sur la gestion des changements, les paiements, le droit de réclamation et les retards, afin de repérer rapidement un éventuel manquement ou une éventuelle inexécution;
- en cas de manquement ou d’inexécution, il faut bien relire les clauses sur le règlement des différends et, s’il y a lieu, entamer la procédure judiciaire ou d’arbitrage dans les deux ans qui suivent le moment où le manquement ou l’inexécution a été constaté, que le requérant ait ou non une parfaite connaissance des pertes attribuables à cet incident;
- s’il y a de bonnes chances que l’introduction d’une action nuise au déroulement du projet ou à d’importantes relations d’affaires, il faut passer une entente relative à l’interruption de la prescription afin qu’aucune partie ne puisse par la suite invoquer l’expiration d’un délai de prescription.
Erin Cutts et Theron Davis sont respectivement avocate principale et avocat adjoint chez Borden Ladner Gervais LLP.