Le 22 septembre 2023, le juge Badwen de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendu sa décision sur une demande de divulgation dans l’affaire R. v. Tri-Can Contract Inc.1 Il s’agit de la deuxième décision qui examine au peigne fin comment le privilège juridique s’applique pour les infractions criminelles dans le cadre des programmes d’immunité et de clémence du Bureau de la concurrence (« le Bureau »). Cette décision confirme que lorsque les juristes communiquent avec leurs clients et les interrogent pour obtenir des informations à présenter au Bureau afin de déterminer si l’immunité et la clémence seront accordées, le privilège du secret professionnel de l’avocat s’applique à juste titre à ces communications.
(a) Contexte : Les programmes d’immunité et de clémence du Bureau de la concurrence
Les procédures d’immunité et de clémence se déroulent en trois grandes étapes. Premièrement, un « signet d’immunité » est accordé si une partie, normalement par l’intermédiaire de l’avocat ou l’avocate, procède à une divulgation hypothétique restreinte dans laquelle elle relève la nature de l’infraction criminelle possiblement tenue à l’égard d’un produit ou d’un intérêt commercial spécifique. Deuxièmement, dans l’éventualité où le signet d’immunité est accordé, le demandeur devrait alors présenter au Bureau une déclaration détaillée décrivant la conduite illégale. La présentation de l’information est habituellement faite, sur une base hypothétique, par l’avocat ou l’avocate de la partie demanderesse, afin de fournir au Bureau des informations suffisantes pour déterminer si une immunité ou une clémence serait octroyée. Finalement, le Bureau fournirait toutes les informations pertinentes et recommanderait au directeur des poursuites pénales (DPP) l’octroi d’immunité à l’égard des poursuites (ou la clémence), assujetti à quelques conditions, y compris une coopération sans réserve et une divulgation complète de la part de la partie demanderesse. Ensuite, une entente d’immunité ou de clémence entre la Couronne et la partie demanderesse sera signée.
(b) La jurisprudence antérieure
Le privilège dans le cadre des programmes d’immunité et de clémence a déjà fait l’objet d’un examen dans l’affaire R. v. Nestlé Canada Inc.2 Lors de cette affaire, le juge Nordheimer a examiné la question de savoir si les informations recueillies par un avocat ou une avocate dans le cadre d’une enquête interne, et communiquées par la suite à la Couronne, étaient protégées par le secret professionnel de l’avocat. Le juge Nordheimer a tranché que lorsqu’une partie demanderesse d’immunité ou de clémence présente à la Couronne des copies de communications entre le client et son avocat ou avocate, le privilège est renoncé pour ces communications.3
(c) Analyse de l’affaire Tri-Can
Le juge Bawden a décrit l’affaire Tri-Can comme « la suite prévisible » de l’affaire Nestlé.4 Dans cette dernière, la Cour présumait que le privilège du secret professionnel de l’avocat s’appliquait aux notes d’interrogatoire des avocats ou des avocats, mais a estimé qu’il avait disparu lorsque les notes avaient été intentionnellement divulguées au Bureau. Les parties défenderesses dans l’affaire Tri-Can a contesté cette première présomption, sous prétexte que les avocats des parties demanderesses d’immunité ou de clémence dans l’affaire Tri-Can sont devenus des agents de l’État lorsqu’ils ont accepté d’interroger des témoins sur des sujets spécifiques à la direction du Bureau. Par conséquent, les informations factuelles qu’ils ont recueillies (par opposition aux conseils juridiques qui ont été donnés) étaient sous le contrôle de l’État et assujetties à la divulgation conformément à l’affaire R. c. Stinchcombe.
La Cour a rejeté cet argument, et a jugé que « le privilège du secret professionnel de l’avocat s’applique aux informations obtenues par l’avocat d’une partie demanderesse d’immunité ou de clémence lors de l’étape de la présentation d’information dans la demande », qui comprend les interrogatoires avec « les employées et agents de l’entreprise, afin de déterminer les faits ».5 Ce faisant, la Cour a formulé un certain nombre d’observations utiles :
- Le privilège du secret professionnel de l’avocat appartient au client : Bien que le juge Bawden n’ait pas accepté que les avocats des parties demanderesses d’immunité ou de clémence soient de simples agents de l’État6, il a également clarifié la question pertinente pour déterminer si le privilège du secret professionnel de l’avocat protège cette information. Ce privilège appartenant au client, la question est de savoir si ce dernier a communiqué avec l’avocat à titre confidentiel pour obtenir un conseil juridique. En d’autres termes, « le seul fait qui compte est de savoir si les clients avaient compris que lorsqu’ils ont parlé à leurs avocats, les conversations étaient privilégiées »7. La Cour a statué que c’était exactement ce que les clients attendaient et que les communications en question étaient donc privilégiées.8
- Une connaissance privilégiée des faits est une condition préalable à l’obtention d’un conseil juridique : la demande des parties défenderesses avait tenté de faire la distinction entre les « renseignements factuels » contenus dans les communications entre les avocats et les clients et les conseils juridiques qu’elles contenaient. Ces parties ont fait valoir qu’elles ne recherchaient que les conseils juridiques. La Cour s’est interrogée sur le bien-fondé de cette distinction. En acceptant que ces communications soient privilégiées, le juge Bawden a souligné le fait que l’avocat ou l’avocate devrait être « bien équipé par une connaissance privilégiée des faits » afin de pouvoir fournir un conseil juridique avisé.9
- Le Bureau n’a pas droit à un « dossier d’enquête » : Dans l’affaire Tri-Can, le Bureau a demandé à plusieurs reprises le « dossier d’enquête » de certaines parties demanderesses d’immunité à la suite de l’affaire Nestlé. Le juge Badwen s’est servi de l’opportunité de clarifier que le Bureau n’a pas droit à de telles informations (sauf renonciation à ce privilège, comme était le cas dans l’affaire Nestlé); en effet, les lignes directrices pertinentes du Bureau indiquent clairement que les procédures d’immunité et de clémence n’exigent pas la présentation des documents privilégiés par les parties demanderesses.10
Nikiforos latrou est associé au sein du groupe Droit de la concurrence/antitrust et de l’investissement étranger McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L./s.r.l., où il travaille sur toutes sortes de litiges et d’enquêtes en matière de droit de la concurrence. William Rooney est sociétaire au sein du groupe Droit de la concurrence/antitrust et de l’investissement étranger McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L./s.r.l. Son champ d’expertise est étendu, et comprend les affaires de fusions et d’acquisitions, les pratiques de marketing et de distribution, les enquêtes, la conformité et les questions litigieuses en matière de droit de la concurrence.
Notes de fin
1 R. v. Tri-Can Contract Inc, 2023 ONSC 5330 [“Tri-Can”] (disponible uniquement en anglais). Nikiforos Iatrou et William Rooney du cabinet McCarthy Tétrault ont représenté deux personnes jouissant d’immunité en vertu de l’entente d’immunité dans cette affaire.
2 2015 ONSC 810 [“Nestlé”] (disponible uniquement en anglais).
3 Nestlé, 2015 ONSC 810, par. 37 et 38.
4 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 20.
5 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 124.
6 Il a noté plutôt que [traduction] « les avocats agissaient indubitablement pour promouvoir les intérêts de leurs clients ». Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 119.
7 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 119.
8 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 158.
9 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 125.
10 Tri-Can, 2023 ONSC 5330, par. 151.