Quand convient-il de mener une enquête interne?
Le but de l’enquête interne est de déterminer la validité d’allégations et de recommander la prise de certaines mesures pour régler le problème. Cela suppose d’appliquer des protocoles d’enquête établis pour constater des faits, de déterminer si ces faits entraînent une violation des politiques de la société ou du droit applicable, et d’ensuite suggérer des mesures correctives appropriées. En présence d’allégations, la société doit agir de façon à protéger sa réputation et celle des membres de son conseil d’administration, de sa direction et de son personnel.
Premièrement, la société devrait déterminer si la loi l’oblige à mener une enquête interne – ce qui arrive très rarement au Canada. Dans la plupart des cas, la décision de lancer une enquête interne sera discrétionnaire et prise à la demande du conseil d’administration, de la direction générale et du contentieux de la société.
Deuxièmement, la société devrait entreprendre une évaluation préliminaire des risques et des conséquences néfastes de l’inconduite alléguée. Par exemple, si les allégations sont jugées fondées, quelles seraient les obligations de la société en matière de communication d’information (p. ex., divulgation sur le marché, autodéclaration aux organismes de réglementation, mesures correctives prévues par la loi) et de quoi devrait-on tenir compte en matière de responsabilité civile et d’assurance?
Règle générale, les situations suivantes peuvent justifier la tenue d’une enquête interne :
- Des dénonciateurs formulent des allégations d’inconduite de la part de membres de la haute direction ou de mandataires de la société;
- Des actionnaires demandent ou menacent d’intenter une action dérivée contre des administrateurs et des dirigeants;
- Des allégations d’inconduite sont soulevées par des auditeurs indépendants ou internes ou par le service de la conformité;
- Des membres du conseil d’administration soupçonnent une inconduite de la part de dirigeants, d’employés ou de mandataires de la société;
- Des organismes du gouvernement ou de réglementation signalent des activités illégales ou suspectes au sein de la société ou du secteur dont elle fait partie;
- Des allégations d’inconduite sont formulées publiquement sur les médias sociaux, par des groupes de surveillance, des universitaires ou des médias.
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle peut aider les entreprises à repérer les situations qui justifient la tenue d’une enquête interne.
Enquête parallèle et litiges d’actionnaires
L’existence (ou la probabilité) d’une enquête réglementaire parallèle ou d’une poursuite intentée par des actionnaires est un élément dont il faut tenir compte qui peut permettre de déterminer s’il convient de mener une enquête interne et la manière dont celle-ci devrait être menée. À titre d’exemple, selon la nature des allégations, le Service des poursuites pénales du Canada, une commission des valeurs mobilières provinciale ou un organisme de réglementation mettant en application des lois relatives à l’environnement, aux aliments et aux drogues ou à la sécurité en milieu de travail pourrait aussi décider de tenir une enquête.
Coopération avec les enquêtes du gouvernement et des organismes de réglementation
Il convient en outre d’envisager dès que possible de coopérer avec les enquêteurs et enquêtrices du gouvernement et des organismes de réglementation. Depuis la publication de la note appelée Yates Memo aux États‑Unis et de l’arrivée de tendances semblables au Canada, les « crédits de coopération » qui pourraient éventuellement résulter d’une coopération avec les responsables de la poursuite devraient être examinés et pris en compte par la société retenant les services de conseillers juridiques.
Le « Yates Memo » est une politique conçue pour s’assurer que la responsabilité individuelle se trouve « au cœur de la stratégie de mise en application de la loi du département de la Justice des États-Unis ». Elle présente le plan en six étapes du département qui vise à augmenter le nombre de poursuites contre les individus susceptibles d’être responsables des actes répréhensibles commis par les entreprises. Le « Yates Memo » a été modifié au cours de l’administration Trump, mais a été rétabli en octobre 2021.
L’autodéclaration rapide est l’un des critères énumérés par les autorités publiques pour évaluer la coopération dont fait preuve une société. Une déclaration rapide et exacte peut aider la société à minimiser les mesures réglementaires et à éviter les allégations de « dissimulation ».
Infractions à la Loi sur la concurrence : Le Bureau de la concurrence et le Service des poursuites pénales du Canada administrent souvent conjointement des programmes d’immunité et de clémence pour des parties à des infractions à la Loi sur la concurrence qui souhaitent se signaler elles-mêmes. On devrait consulter des juristes spécialisés en droit de la concurrence si les allégations concernent la fixation des prix ou d’autres infractions prévues à la Loi sur la concurrence.
Poursuites civiles
Les poursuites civiles seront pratiquement inévitables si une personne a subi un préjudice. Si le préjudice est minime, mais subi par de nombreuses personnes, il est probable qu’une action collective soit intentée. Entreprendre une enquête et procéder à une divulgation publique en temps utile auprès des autorités peut atténuer certaines conséquences des actes répréhensibles et minimiser les demandes en dommages‑intérêts punitifs.
Le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige
On ne saurait trop insister sur l’importance d’établir et de maintenir le secret professionnel de l’avocat au cours d’une enquête interne. La capacité de la société d’être pleinement informée par ses conseillers juridiques de façon confidentielle et sous le sceau du secret professionnel est essentielle pour lui permettre de bien évaluer les risques et de prendre les décisions qui s’imposent.
Le secret professionnel de l’avocat est une question complexe. Le fait que ce soit un juriste qui mène l’enquête ne signifie pas nécessairement que celle-ci sera protégée par le secret professionnel. Règle générale, une communication sera visée et protégée par le secret professionnel de l’avocat lorsqu’il s’agit d’une communication entre un juriste et son client, que leur intention est que la communication soit confidentielle et que l’objectif de cette communication est d’obtenir des conseils juridiques. Le secret professionnel de l’avocat couvre également les communications entre les représentants d’un employeur au sujet de conseils juridiques reçus (voir British Columbia (A.G.) v. Lee, 2017 BCCA 219).
Or, en confirmant la décision de la Cour suprême des États‑Unis dans l’affaire Upjohn Co. v. United States 449 U.S. 383 1981) (S.C.), la Cour d’appel du Manitoba, dans l’arrêt Gower v. Tolko Manitoba Inc. 2001 MBCA 11, a affirmé ceci :
[Traduction] […] les conseils juridiques ne se limitent pas simplement à énoncer à son client l’état du droit. Ils incluent des conseils sur ce qui doit être fait dans le contexte juridique pertinent. Ils requièrent, nécessairement, de pouvoir constater les faits sur lesquels ils portent, ou de pouvoir enquêter sur ces faits. Les tribunaux ont toujours reconnu que l’enquête pouvait représenter une partie importante des services juridiques que fournit un juriste à son client, pourvu qu’elle ait un lien avec la fourniture de ces services juridiques. Comme l’a reconnu la Cour suprême des États-Unis :
[TRADUCTION] La première étape dans la résolution de tout problème juridique est d’établir le contexte factuel et de passer les faits au crible en s’attardant sur ce qui est pertinent sur le plan juridique.
Par conséquent, il est reconnu au Canada que les enquêtes menées par des juristes peuvent être protégées par le secret professionnel de l’avocat. Il n’existe toutefois aucune garantie comme quoi tous les aspects d’une enquête seront ainsi protégés.
Le secret professionnel de l’avocat se veut aussi absolu que possible et il ne devrait être écarté que lorsque cela est absolument nécessaire.
Pour une analyse de la primauté du secret professionnel de l’avocat, voir les arrêts suivants :
Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 RCS 860
Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44
Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), 2006 CSC 31
Voici des exemples de situations où le secret professionnel de l’avocat sera levé :
- lorsque la communication en elle‑même est criminelle (voir Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 RCS 860)
- lorsqu’existe une menace claire, grave et imminente contre la sécurité publique (voir Smith c. Jones, [1999] 1 RCS 455)
- pour empêcher qu’une déclaration de culpabilité injustifiée soit prononcée (voir R. c. McClure, 2001 CSC 14 et R c. Brown, 2002 CSC 32)
- lorsqu’un client divulgue volontairement l’information à un tiers.
Même lorsque l’on autorise la levée du secret professionnel de l’avocat, l’atteinte doit être aussi minimale que possible. L’étendue du secret professionnel de l’avocat doit cependant coïncider avec le niveau d’enquête qui était nécessaire pour donner les conseils juridiques. Cette étendue est déterminée par un juge procédant à l’examen de l’atteinte au secret professionnel. La société doit être mise en garde des limites du secret professionnel de l’avocat.
Le « privilège relatif au litige » (connu également aux États‑Unis sous le nom de « privilège relatif au produit du travail de l’avocat ») protège de son côté le travail des juristes et des personnes qui travaillent pour eux (comme les juricomptables). Il couvre les enquêtes dont un objet « important » est la préparation du litige à venir et ne vaut que pendant la durée du litige pour lequel le produit du travail en cause a été produit (voir Blank c. Canada (ministère de la Justice), 2006 CSC 39). De ce fait, les documents de travail relatifs à une enquête pénale pourraient devoir être produits dans le cadre d’un litige civil subséquent si le secret professionnel de l’avocat ne s’applique pas.
Le choix de renoncer ou non au privilège est une question clé lorsqu’il s’agit de déterminer la meilleure façon de coopérer avec les autorités chargées d’appliquer la loi. Le produit du travail, les conclusions et les conseils créés au cours de l’enquête sont normalement protégés par le secret professionnel de l’avocat et par le privilège relatif au litige.
On peut d’abord être tenté de choisir certains documents ou thèmes pour lesquels nous serions prêts à renoncer au privilège. Cette stratégie peut toutefois s’avérer risquée, car la plupart des accords de coopération comprenant une clause de renonciation exigent une communication complète, franche et exacte – à défaut de quoi elle entraînera la nullité de l’accord de coopération. En outre, renoncer au privilège de manière sélective pourrait involontairement se traduire par une renonciation plus large, appelée typiquement une renonciation « à l’objet ».
D’autre part, une renonciation complète offre à l’organisme de réglementation et aux demandeurs éventuels dans une action civile une feuille de route détaillée des actes répréhensibles. Par conséquent, à moins de se voir attribuer du « crédit de coopération » pour avoir accepté de lever le privilège, mieux vaut généralement le maintenir.
Normalement, les autorités gouvernementales n’exigent pas les communications protégées par le privilège relatif au litige ou par le secret professionnel de l’avocat qui sont non factuelles. Cela ne signifie toutefois pas que les organismes de réglementation sont insensibles à l’attrait d’avoir accès à des renseignements privilégiés. Pour inciter les entreprises à renoncer au privilège, les organismes de réglementation peuvent accepter de conclure des accords de confidentialité pour appuyer la thèse selon laquelle la divulgation de documents privilégiés n’a entraîné aucun abandon de privilège. L’efficacité de ce type d’accord pour éviter que des renseignements soient dévoilés dans le cadre de litiges civils de tiers dépendra du tribunal qui l’examinera.
Accords sur le privilège d’intérêt commun et accords de défense conjointe
Il arrive souvent que deux personnes morales concluent un accord sur le privilège d’intérêt commun (APIC) lors d’une enquête menée par une autorité gouvernementale ou un organisme de réglementation. Un APIC peut également être conclu entre la société et ses employés, si on le juge utile et nécessaire. Le conseiller juridique de la société devrait toutefois porter une attention particulière aux situations où les obligations légales en matière de communication d’information et les stratégies visant à obtenir des crédits de coopération comprendraient la conclusion d’un APIC ou l’imposition de limites à un tel accord.
Des accords de défense conjointe (ADC) peuvent également être conclus par deux personnes morales qui font l’objet d’une enquête ou d’une poursuite, ou entre une société et un employé en particulier. Les ADC permettent aux conseillers juridiques des entreprises (ou de l’entreprise et de l’employé) d’échanger de l’information et des éléments de preuve et de discuter de leurs stratégies sans renoncer au secret professionnel de l’avocat. Pour l’employé, l’avantage manifeste de ce type d’accord est qu’il obtiendra probablement plus de renseignements sur les conclusions du conseiller juridique responsable de l’enquête (et qu’il aura l’occasion de les commenter). L’employé sera également probablement indemnisé de ses frais juridiques.
La société et ses conseillers juridiques devraient discuter des avantages d’un APIC et d’un ADC. Ces accords doivent être rédigés en fonction des circonstances propres à l’enquête et de la responsabilité éventuelle susceptible de découler des allégations qui pourraient être corroborées, ou non, par l’enquête interne.