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Qu’est-ce qui sépare les pères du Québec de ceux du reste du Canada? Un gouffre. Un fossé dû aux valeurs culturelles et aux politiques publiques, et que les cabinets de droit à travers le pays feraient bien de tenter de combler.
Comparés aux pères des autres provinces, les pères du Québec participent avec enthousiasme aux programmes de congé parental : ils ont dix fois plus de chances de demander des prestations de paternité, et Statistique Canada a récemment rapporté que la proportion de pères admissibles québécois demandant un congé parental ou de paternité a bondi de 22 % à 56 % entre 2004 et 2006 — pendant que le taux de participation pour les pères hors Québec plafonnait à 13 %.
La marée sociale qui déferle sur le Québec, provoquant cette augmentation prononcée de la participation des pères aux congés parentaux, s’est même fait sentir, au moins partiellement, jusque dans la profession juridique québécoise. Toutefois, la culture de la profession à travers le pays manifeste une résistance à adopter complètement le congé de paternité.
Cet échec structurel pourrait s’avérer préjudiciable à long terme : comme le rapporte la série de reportages de Catalyst sur la souplesse d’emploi dans les cabinets d’avocats canadiens intitulée Beyond A Reasonable Doubt,« les hommes plus jeunes, en particulier, jouent un rôle plus actif dans l’éducation des enfants et dans les tâches ménagères […] [et ils] recherchent un horaire de travail plus souple afin de répondre à ces […] besoins ».
La même série de reportages signalait également que les cabinets d’avocats qui mettent en valeur leur culture de conciliation travail/vie personnelle retiennent davantage leurs employés.
En matière de congés de paternité, la société québécoise et les employeurs québécois font bien les choses, ou à tout le moins les font-elles différemment — ce qui soulève les questions suivantes : que font-ils au juste, comment cela peut-il être amélioré et comment les autres cabinets peuvent-ils imiter leurs succès?
Les programmes actuels de congé parental et de paternité
Les droits en matière de congé parental au Canada sont faits d’un treillis de lois provinciales et fédérales. En vertu de la législation provinciale en matière de normes d’emploi, les mères enceintes ont droit à un « congé de grossesse » (qui a pour but d’offrir un temps de préparation à la naissance et de rétablissement), la plupart des provinces et des territoires prévoyant une période obligatoire de dix-sept semaines (les avocates salariées — par opposition aux associées — de la Colombie-Britannique et de Terre-Neuve et Labrador ne sont pas admissibles à de tels congés, car la législation de ces deux provinces en matière de normes d’emploi ne s’applique pas aux avocats).
Le « congé parental » est une période plus longue dont l’objectif est de favoriser l’attachement de l’enfant vis-à-vis du ou des parent(s); les lois provinciales prévoient en moyenne une période de trente-cinq semaines, et plusieurs provinces autorisent les parents à partager ce congé. Les employeurs n’ont pas l’obligation légale de continuer à rémunérer un ou une employé(e) en congé parental ou de grossesse, bien que certains choisissent de le faire, que ce soit pour des raisons de concurrence ou par altruisme. Toutefois, le programme fédéral d’assurance-emploi donne droit aux employés qui répondent au nombre minimum exigé d’heures travaillées à des prestations d’assurance-emploi équivalant à 55 % de leur salaire, jusqu’à concurrence de 413 $ par semaine.
Les innovations que le Québec a apportées à cette structure représentent à la fois une manifestation des différences culturelles de la société québécoise et une volonté d’amplifier ces différences. D’abord, les employés participant au Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) ont droit à des prestations équivalant à 70 % de leur salaire hebdomadaire, jusqu’à concurrence de 767 $ par semaine.
De manière encore plus radicale, le Québec a instauré en 2006 un congé de paternité non transférable de cinq semaines avec des prestations équivalant à 70 % du salaire hebdomadaire; autrement dit, un programme spécialement conçu pour encourager les nouveaux pères (et seulement les pères : si le père choisit de ne pas utiliser son congé de paternité, les semaines ne peuvent pas être utilisées par la mère et sont perdues) à se libérer du temps en dehors du travail à consacrer à la dernière addition à leur famille. À plus d’un titre, le programme de congé de paternité du Québec est à l’avant-garde des prestations de paternité : une comparaison d’une partie des pays de l’OCDE effectuée par Statistique Canada a montré que les prestations de paternité du RQAP n’ont pas seulement la plus grande durée, mais offrent également les montants les plus élevés.
Les effets du programme amélioré au Québec
L’impact des nouvelles prestations de paternité du RQAP, en vigueur depuis janvier 2006, a été immédiat et étendu : en un an, le taux de participation au congé de paternité au Québec a bondi de près de 25 %. Ce changement rapide accélère en fait une tendance qui s’observe depuis une dizaine d’années : à travers le Canada (incluant le Québec), avec la modification des politiques gouvernementales, le taux de participation des pères aux programmes de congé parental ou de paternité est passé de 3 % en 2000 à 20 % en 2006.
Katherine Marshall, de la Division de l’analyse des enquêtes auprès des ménages et sur le travail de Statistique Canada, attribue l’augmentation du taux de participation aux changements qui ont été apportés aux règles des programmes de congé parental; la prolongation de la période de prestations de 10 à 35 semaines et l’élimination d’une période d’attente non payée de deux semaines (deux changements apportés en 2001) expliquent une bonne partie de cette augmentation. Le taux de participation de 20 % cité ci-haut a été atteint principalement grâce à la hausse considérable du taux de participation au Québec, une hausse « principalement due à l’instauration du RQAP » en 2006, selon Mme Marshall. Mais l’argent ne peut pas expliquer entièrement l’écart entre les taux du Québec et ceux du reste du Canada, car même avant l’instauration du RQAP, les taux de participation au Québec étaient plus du double que ceux du reste du pays.
Les avocats et le congé de paternité
Lorsqu’on étudie la participation des avocats au congé de paternité, on observe que deux clivages culturels sont à l’oeuvre : l’un entre le Québec et le reste du Canada, et l’autre entre les bureaux de spécialistes (incluant les cabinets d’avocats) et les autres milieux de travail. Aucune étude formelle n’a été réalisée, mais il semble que la différence culturelle perçue dans la société en général et les tendances mises en relief plus haut aient également un effet sur les cabinets d’avocats à travers le pays.
Ogilvy Renault s.r.l., qui compte près de 450 avocats et agents répartis sur deux provinces (avec des bureaux à Montréal, Québec, Ottawa et Toronto), a confirmé que les cinq avocats et agents masculins qui ont profité d’une forme quelconque de congé parental depuis 2007 travaillaient tous au Québec. En revanche, Bennett Jones s.r.l., avec plus de 350 avocats en Alberta et en Ontario (mais aucun au Québec), a rapporté qu’aucun de ses avocats masculins n’avait bénéficié d’un congé parental.
Au Québec, le programme « Bébé bonus » du Barreau du Québec permet aux nouveaux parents (biologiques et adoptifs) ayant pris un congé d’au moins 6 semaines de demander le remboursement de la moitié de leur cotisation annuelle payée au Barreau. Le programme a vu une hausse importante du nombre d’avocats masculins participants depuis 2005-2006, alors que 33 hommes se prévalaient de leur congé : au cours de la dernière année, ce nombre est passé à 58. Ce qui demeure néanmoins nettement inférieur au nombre de participantes : au cours des trois dernières années, le nombre de participantes a varié entre 282 et 395 par année.
Fanie Pelletier, conseillère à l’équité au Barreau du Québec, confie que, bien que des chiffres ne soient pas disponibles, son sentiment est que même au Québec les congés de paternité demeurent plutôt rares chez les avocats par comparaison aux non-avocats, et lorsque des congés sont pris, ils sont généralement de plus courte durée. Mme Pelletier mentionne plusieurs facteurs pour expliquer la répugnance apparente des avocats masculins à profiter des programmes pour lesquels ils sont admissibles : la nouveauté du congé de paternité (qui donne lieu à une pression de la part des collègues qui regardent d’un œil désapprobateur l’anticonformisme), les difficultés propres à la gestion des dossiers et des relations avec les clients, les simples questions financières, tous ces phénomènes jouent un rôle.
Marie-Chantal Perreault, directrice générale des ressources humaines et des communications internes chez Ogilvy Renault, évoque un ensemble de raisons similaires et remarque elle aussi que les avocats masculins profitent rarement de l’entièreté de la période qui leur est accordée. L’incidence du congé parental sur le budget familial semble jouer un rôle déterminant dans le choix du père de profiter ou non du congé de paternité : comme le note Statistique Canada, « ce qui joue, ce n’est pas tant le revenu familial total que le manque à gagner si c’est le père plutôt que la mère qui reste au foyer »; autrement dit, étant donné le salaire élevé des avocats, si celui des deux membres du couple qui est avocat est le père, l’effet de dissuasion devant la possibilité de prendre un congé de paternité est multiplié.
Mme Pelletier évoque également des questions d’ordre structurel qui ont un effet sur la latitude offerte aux avocats masculins relativement à la possibilité de prendre un congé de paternité : il y a plus d’hommes en pratique privée (77 % des juristes en pratique privée sont des hommes) qu’en dehors (où 44 % des juristes sont des hommes), et la situation hors privé offre sans doute un environnement culturel plus progressiste et des politiques officielles ou des conventions collectives plus avantageuses qui favorisent le congé de paternité.
Congés de paternité en hausse au Québec
Ceci étant dit, tous les signes montrent que la participation des avocats au congé de paternité est malgré tout en hausse au Québec. Les nouvelles politiques au Québec ont, comme prévu, amené un effet d’entraînement mutuel entre les attitudes sociales et les réformes législatives. Comme le remarque Michel F. (nom fictif), un jeune avocat d’un cabinet de Montréal qui a récemment pris un congé de paternité de trois semaines : « Les changements législatifs […] commencent à avoir un effet. »
À certains égards, il se peut que ce ne soit qu’une question de temps : Michel remarque qu’il existe un écart générationnel « évident », et Simon M. (nom fictif), un avocat principal qui attend son troisième enfant, est d’avis que les avocats plus jeunes ont un tempérament qui les porte à ne pas simplement tolérer les congés de paternité pris par leurs collègues, mais à respecter leur choix. Le facteur le plus déterminant, toutefois, semble être d’ordre culturel : selon Simon, la culture québécoise fait de la place pour le plaisir et impose moins de culpabilité pour la poursuite d’activités en marge des corvées du bureau — une culture qui, lorsque couplée à un taux de syndicalisation plus élevé et à une approche, disons, plus « socialiste » en matière de conciliation travail/vie personnelle, engendre un taux de participation plus soutenu.
Avec les programmes de congé parental, les gouvernements cherchent explicitement à utiliser des stimulants économiques pour amener certains changements sociaux et fortifier certains comportements qui présentent des avantages économiques. Dans son étude de 2005 sur les programmes de congé parental, Ressources humaines et Développement social Canada déclare que ces programmes ont pour objectifs sociaux de favoriser le développement des enfants, d’équilibrer les exigences du travail et de la vie de famille, et de promouvoir l’égalité des sexes. La même étude avance que les programmes de congé parental ont pour objectifs économiques de promouvoir des investissements à court terme qui rapporteront des bénéfices à long terme, en permettant aux entreprises de retenir des employés précieux.
Dans la mesure où les cabinets d’avocats sont prêts à reconnaître le mérite de ces différents objectifs, ils devraient être prêts à encourager la participation des avocats masculins aux programmes de congé parental. Il semble toutefois que les cabinets doivent surmonter certaines résistances bien ancrées. Lorsque Melinda Ligos a écrit dans le New York Times en 2000 au sujet des congés parentaux, avec un accent sur les bureaux de spécialistes, elle a fait un reportage sur un sujet qui a suscité peu de réactions positives : l’article était intitulé « The Fear of Taking Paternity Leave » (« La peur de prendre un congé de paternité »), et Suzanne Braun Levine, auteure d’un essai intitulé Father Courage: What Happens When Men Put Their Family First, y déclarait que « les hommes sont terrifiés à l’idée de prendre un congé parental », et que leurs employeurs font clairement savoir que pour eux, un homme qui prend un congé parental est au mieux un homme « pas très viril », au pire une personne qui « laisse tomber son équipe ».
Les avocats masculins à l’extérieur du Québec font l’objet de contraintes venant de deux sources : une réticence culturelle et une absence de stimulants économiques officiels. Quels que soient les facteurs culturels en question, il semble que le facteur le plus important ait un caractère économique : comme mentionné plus haut, les familles regardent lequel des deux conjoints gagne le salaire le plus élevé, et celui des deux qui gagne le salaire le moins élevé est celui qui prend le congé.
Initiatives pour favoriser les congés de paternité
Il semble peu probable que les familles hors Québec s’empresseront d’apporter des changements importants à leurs habitudes de vie en l’absence d’un changement des politiques gouvernementales similaire à celui qu’a connu le Québec. Toutefois, même avant les changements récents au congé de paternité au Québec, les pères québécois profitaient des avantages du congé parental à un taux significativement plus élevé que dans les cohortes non québécoises. Impossible de savoir si les avocats québécois étaient aussi enthousiastes à prendre un congé parental, mais chose certaine, tous les signes montrent qu’ils ont fait l’objet des mêmes réserves que leurs collègues des autres provinces. C’est maintenant aux cabinets d’avocats de prendre des initiatives pour favoriser les congés de paternité.
Lorsqu’on demande quels sont les éléments qui constituent une politique efficace de congé de paternité pour les cabinets d’avocats, certaines idées reviennent d’un répondant à l’autre. Par exemple, une politique officielle écrite est une condition nécessaire, mais non suffisante. Selon Marie-Chantal Perreault, la reconnaissance et la promotion publiques des congés de paternité aident à les rendre plus populaires et acceptés. Selon elle, « la culture du milieu de travail prime sur ce qui est écrit et officiel ». Simon est en faveur d’une politique d’ouverture et de conduite exemplaire, et suggère de faire en sorte que lorsqu’un avocat prend un congé de paternité, que la nouvelle devienne officielle, de manière à envoyer aux futurs pères le message que cette pratique est non seulement acceptée, mais encouragée.
La composante « culturelle » d’une politique efficace ne peut pas simplement venir de la base, en comptant sur la lente évolution démographique qui engendrera une masse critique de partisans des congés de paternité et amènera les jeunes avocats d’aujourd’hui à la tête des cabinets. L’acceptation et l’encouragement doivent aussi venir d’en haut. Comme dit Fanie Pelletier : « Vous pourriez avoir sur votre site Web la meilleure des politiques écrites en matière de congé parental, si le discours ambiant est du genre “ce paresseux qui a pris deux mois de vacances pour faire le gardien et n’a aucune chance de devenir associé”, vous avez tout simplement raté la cible. »
Bob Tarantino est rédacteur à la pige et avocat auprès de l’industrie du divertissement à Toronto. Il est l’auteur de Under Arrest – Canadian Laws You Won’t Believe(Dundurn 2007), et peut être joint à l’adresse courriel bob_tarantino@hotmail.com.