Chère Advy,
J’exerce en solo et j’ai lu votre première chronique avec grand intĂ©rĂŞt, Ă©tant moi-mĂŞme aux prises avec mes propres problèmes de santĂ© mentale. Le confinement, l’isolement volontaire et la limitation de nos bulles sont beaucoup plus difficiles Ă vivre pour les extrovertis comme moi qui ont besoin d’interactions interpersonnelles pour faire le plein d’Ă©nergie. Couronnez le tout par un rĂ©cent divorce, une famille Ă©loignĂ©e et la privation de mes baumes habituels pour ma santĂ© mentale (comme les sorties sociales et les cours d’entraĂ®nement physique) et vous avez une idĂ©e de la crise imminente qui me guette.
Dans votre dernière chronique, vous avez mentionnĂ© qu’un employeur devrait soutenir ses employĂ©s. Cependant, les « employeurs » d’un juriste exerçant seul sont ses clients et ils sont gĂ©nĂ©ralement peu comprĂ©hensifs, tout comme le milieu du droit d’ailleurs. Je ne peux compter sur aucun partenaire pour prendre en main mes dossiers les jours oĂą j’en aurais besoin et encore moins sur quelqu’un pour payer mes factures et mes employĂ©s si je prends soin de ma santĂ© et que ma productivitĂ© s’en trouve minĂ©e. HonnĂŞtement, j’ai l’impression que tout le monde exige quelque chose de moi, mais que personne n’est prĂŞt Ă m’aider Ă rĂ©pondre Ă mes besoins ou mĂŞme Ă les reconnaĂ®tre. Au secours!
– Loup solitaire
Cher Loup solitaire,
Sachez que vous avez franchi l’Ă©tape la plus importante : vous avez demandĂ© de l’aide. Ce premier pas demande une prĂ©sence d’esprit remarquable pour une personne exposĂ©e Ă tout le stress que vous dĂ©crivez. Vous pouvez obtenir de l’aide. Faites appel Ă votre programme local d’aide aux juristes ici : https://www.cba.org/Sections/Wellness-Subcommittee/Wellness-Programs?lang=fr-ca. Il pourra vous aider par toutes sortes de moyens, notamment en vous mettant en contact avec un pair ou un professionnel Ă qui vous pourrez vous confier.
Poussez un peu plus loin la prĂ©sence d’esprit que vous avez dĂ©montrĂ©e dans votre lettre et laissez-moi prendre quelques minutes de votre temps. Votre esprit est composĂ© de plusieurs Ă©lĂ©ments diffĂ©rents. Vous connaissez la partie consciente de votre cerveau, celle qui forge les rĂ©flexions, et la faites probablement beaucoup travailler. Toutefois, vos rĂ©flexions proviennent de diffĂ©rentes sources dans votre corps. La faim, l’Ă©puisement, le fait d’ĂŞtre sur la dĂ©fensive et le dĂ©sir de vous retrouver aux cĂ´tĂ©s d’autres personnes viennent de parties plus profondes de votre cerveau : votre système endocrinien. Des chercheurs ont mĂŞme rĂ©cemment dĂ©couvert que les bactĂ©ries prĂ©sentes dans les intestins jouent sur nos dĂ©sirs et nos besoins Ă chaque instant.
Vous devez voir la tempĂŞte d’impulsions qui s’acharne sur la partie consciente de votre cerveau comme un ĂŞtre Ă part entière très puissant, mais domptable malgrĂ© tout. Beaucoup de philosophes antiques et de neuroscientifiques modernes l’ont comparĂ©e Ă un Ă©lĂ©phant et Ă son cavalier. La partie consciente de votre cerveau est le cavalier, alors que la partie inconsciente (la partie non rationnelle de votre esprit) est l’Ă©norme Ă©lĂ©phant. L’Ă©lĂ©phant est assez fort pour avoir complètement le dessus, ça ne fait aucun doute. Pourtant, partout dans le monde, des gens arrivent Ă acquĂ©rir les compĂ©tences nĂ©cessaires pour monter Ă dos d’Ă©lĂ©phant. La clĂ© du succès est de comprendre les besoins de l’Ă©lĂ©phant cognitif Ă monter. Un animal bien nourri, abreuvĂ© et traitĂ© sera vraisemblablement plus enclin Ă prendre la direction que lui dicte le cavalier. Privez l’animal de ses ressources ou prĂ©tendez qu’il n’a aucun besoin et vous aurez de bien mauvaises surprises.
L’une des plus prĂ©cieuses mĂ©thodes pour dompter un cerveau exubĂ©rant est la marche ou tout autre exercice modĂ©rĂ© semblable. Dès que vous sentez monter l’angoisse causĂ©e par les Ă©chĂ©ances imminentes, les comparutions devant le tribunal et autres, sortez faire un tour. Vous pourriez ĂŞtre tentĂ© de vous dire que vous n’en avez pas le temps, mais c’est plutĂ´t l’inverse : vous ne pouvez pas vous permettre de vous en priver. Prenez le temps de rappeler Ă l’ordre la partie inconsciente saccageuse de votre cerveau, mĂŞme si la marche n’est que de quelques minutes.
Pensez aussi Ă crĂ©er des liens avec des pairs qui vivent une situation semblable Ă la vĂ´tre. L’ACB et de diffĂ©rents barreaux offrent des exutoires qui vous permettront de socialiser avec des consĹ“urs et confrères dont le travail est semblable au vĂ´tre. Profitez dĂ©libĂ©rĂ©ment de ces occasions. Encore une fois, le temps passĂ© Ă fraterniser n’est pas retranchĂ© du temps consacrĂ© aux besoins de votre pratique. Il vous permet de peaufiner votre doigtĂ© cognitif et, ainsi, de mieux relativiser vos angoisses.
Combien de fois avons-nous entendu dire que la pandĂ©mie actuelle est une situation « sans prĂ©cĂ©dent »? Cependant, il est bon de se rappeler que les humains traversent toutes sortes de crises depuis que le monde est monde. Il y a plusieurs centaines d’annĂ©es, le grand poète perse Djalâl ad-DĂ®n RĂ»mĂ® a comparĂ© la tempĂŞte que vous traversez aujourd’hui au poste de concierge dans un hĂ´tel (ou Ă ce qui s’en rapproche aujourd’hui) :
ĂŠtre humain, c’est ĂŞtre une maison d’hĂ´tes.
Tous les matins arrive un nouvel invité.
Une joie, une dépression, une méchanceté,
une prise de conscience momentanée vient
comme un visiteur inattendu.
Accueillez-les tous et prenez-en soin!
MĂŞme s’ils sont une foule de chagrins,
qui balaient violemment votre maison
et la vident de tous ses meubles,
traitez chaque invité honorablement.
Peut-ĂŞtre vient-il faire de la place en vous
pour de nouveaux délices.
La pensée sombre, la honte, la malice,
rencontrez-les Ă la porte en riant,
et invitez-les Ă entrer.
Soyez reconnaissants pour tous ceux qui viennent,
parce que chacun a été envoyé
comme un guide de l’au-delĂ .
Vous avez raison : exercer le droit peut paraĂ®tre impitoyable, mais chacune de vos mauvaises impressions vous donne des renseignements utiles. Tant que vous ne laissez pas ces impressions prendre le dessus et tout saboter, vous pouvez les utiliser judicieusement. Vous vous sentez dĂ©sespĂ©rĂ©? C’est probablement un indice que c’est le moment de noter trois choses dont vous ĂŞtes reconnaissant. Vous vous sentez perdu dans vos idĂ©es? C’est peut-ĂŞtre le temps de boire un grand verre d’eau et de grignoter. Vous vous sentez abattu et accablĂ©? Vous avez peut-ĂŞtre les muscles endoloris ou mal Ă la tĂŞte parce que vous ĂŞtes devant l’ordinateur depuis trop longtemps. Faites aller votre esprit analytique : faites des essais-erreurs et tentez de dĂ©cortiquer les rĂ©sultats que vous en tirez.
Prenez bien soin de vous,
- Advy