Chère Advy,
Que pensez-vous du fait de recourir Ă des journĂ©es de santĂ© mentale? Il y a des jours oĂą je me rĂ©veille et je me sens accablĂ© par l’anxiĂ©tĂ© et la pression qui m’attend au travail. Bien que ces journĂ©es soient heureusement peu nombreuses et peu frĂ©quentes, j’ai l’habitude de les prendre comme des « congĂ©s de maladie », affirmant Ă mon employeur ĂŞtre terrassĂ© par un petit microbe d’une journĂ©e. Je crains que, si je dis la vraie raison, soit le fait que je ressente trop d’anxiĂ©tĂ© pour aller travailler, cela nuise dans une certaine mesure Ă ma carrière. Je sais que si je publiais cette question dans des mĂ©dias sociaux, la rĂ©ponse Ă©vidente serait que, Ă©videmment, vous pouvez prendre une journĂ©e de santĂ© mentale, que vos congĂ©s de maladie ne devraient pas ĂŞtre remis en question, mais nous savons tous que notre profession a une culture diffĂ©rente. Nous sommes formĂ©s pour ne pas montrer d’Ă©motions et nous hĂ©sitons Ă discuter de santĂ© mentale en gĂ©nĂ©ral. Peut-ĂŞtre que je me trompe ou qu’il ne vaut pas la peine d’Ă©tablir une distinction. J’aimerais connaĂ®tre votre opinion Ă ce sujet.
Cordialement,
Ras-le-bol-des-cachotteries
Cher Ras-le-bol-des-cachotteries,
Je rĂ©pondrai d’abord Ă la partie facile. Les gens devraient-ils ĂŞtre en mesure de prendre des congĂ©s de maladie quand ils en ont besoin, qu’ils aient un problème de santĂ© physique ou mentale? Je suis d’accord avec ce que vous dites concernant la rĂ©action potentielle dans des mĂ©dias sociaux : bien sĂ»r, vous devriez pouvoir le faire.
Abordons maintenant les aspects plus difficiles de la question. Vous craignez que, si vous confiez Ă votre employeur que l’anxiĂ©tĂ© que vous ressentez, et non la grippe qui vous cloue au lit, est la raison pour laquelle vous prenez une journĂ©e de maladie, cela entraĂ®ne des consĂ©quences nĂ©gatives sur votre carrière. J’aimerais pouvoir rĂ©pondre par la nĂ©gative Ă cette affirmation, tout en demandant quel genre d’employeur retiendrait contre vous le fait que vous avez un cerveau qui a parfois besoin de soins et d’entretien… Cependant, nous savons tous que dans le monde rĂ©el, il y a toutes sortes de personnes, aussi bien des employeurs que des collègues, qui considĂ©reraient la reconnaissance de l’anxiĂ©tĂ© (de la dĂ©pression ou de tout autre problème psychologique) comme un signe de faiblesse qui doit ĂŞtre punie ou exploitĂ©e. Je mentirais si je soutenais le contraire.
Prenons du recul et abordons cela sous un angle diffĂ©rent pour un moment. Si nous stipulons que votre patron limiterait votre carrière parce que vous rĂ©vĂ©lez souffrir d’anxiĂ©tĂ©, est-ce vraiment un endroit qui mĂ©rite que vous y consacriez votre temps, vos efforts et vos compĂ©tences? Je sais bien que ce n’est pas comme si vous pouviez quitter votre emploi demain et avoir dix autres offres d’emploi, mais je peux presque vous garantir que vous avez beaucoup plus d’influence dans votre relation de travail et plus de possibilitĂ©s d’emploi que vous le croyez. Les patrons minables sont lĂ©gion dans le monde et permettez-moi de vous dire qu’un patron qui punit votre anxiĂ©tĂ© en serait du nombre. Vous ne mĂ©ritez pas un patron minable.
Il est possible que la façon dont vous utilisez les congĂ©s de maladie pour prendre soin de votre santĂ© Ă©motionnelle cause des problèmes dans votre milieu de travail. Lorsque des employĂ©s s’absentent frĂ©quemment pour cause de maladie avec peu de prĂ©avis, cela peut mettre beaucoup de pression sur leurs collègues. Une Ă©quipe qui compte sur vous peut ĂŞtre vraiment dĂ©routĂ©e par une absence soudaine. Que cette absence soit due Ă l’anxiĂ©tĂ©, ou qu’il s’agisse vraiment d’une grippe n’est pas la question. Je ne mentionne pas cela pour que vous ressentiez de la culpabilitĂ©, mais simplement pour vous donner une idĂ©e de certaines rĂ©percussions qui vont de pair avec l’utilisation de congĂ©s de maladie, quelle que soit la raison. En tant qu’enjeu professionnel, la raison de votre absence pour cause de maladie importe peu. Ce qui importe, c’est la façon dont vous le faites. Si vous vous prĂ©occupez de la façon dont cela affecte votre rendement ou dont on vous perçoit au travail, il peut ĂŞtre utile d’en discuter franchement avec votre patron ou vos collègues. Encore une fois, cependant, la cause de l’utilisation de ces congĂ©s de maladie n’est pas pertinente, Ă moins qu’il s’agisse de la source d’un modèle de comportement problĂ©matique liĂ© Ă votre absentĂ©isme. Je n’ai pas l’impression que c’est le cas dans votre situation, mais il vaut la peine de garder cela Ă l’esprit.
Je voudrais revenir sur un point clĂ© que vous n’avez peut-ĂŞtre mĂŞme pas remarquĂ© dans votre lettre. Vous dites que certains matins, vous ĂŞtes « accablĂ© par l’anxiĂ©tĂ© et la pression qui vous attend au travail ». Vous devez parfois prendre un congĂ© de maladie lorsque ces journĂ©es sont particulièrement intenses.
Les Ă©motions que vous ressentez vous fournissent des informations très utiles. Votre rĂ©action Ă©motionnelle rĂ©vèle qu’il y a quelque chose dans les conditions de votre milieu de travail qui doivent changer afin de vous permettre de donner le meilleur de vous-mĂŞme.
On nous a enseignĂ© que les Ă©motions, ou le fait d’ĂŞtre Ă©motionnel sont simplement une distraction par rapport au fait de faire preuve de logique et de rationalitĂ©. Comme vous le soulignez, les juristes, davantage que la plupart des gens, ont acceptĂ© l’idĂ©e que de montrer des Ă©motions au travail est un problème qu’il faut Ă©liminer dans notre quĂŞte de perfection rationnelle. C’est faux.
L’historien Yuval Hariri utilise une analogie utile pour expliquer Ă quel point l’Ă©cole de pensĂ©e de M. Spock-Wannabe est erronĂ©e. Il Ă©crit qu’un singe qui envisage de cueillir un fruit dans un arbre près de l’endroit oĂą dort un lion utilise ses Ă©motions pour calculer les risques relatifs. La peur du singe de finir dans le ventre du lion l’amène Ă effectuer un calcul de la probabilitĂ© que cet Ă©vĂ©nement se produise. En mĂŞme temps, poussĂ© par la faim, le singe calcule la mesure dans laquelle il a besoin d’obtenir le fruit ou le risque qu’il meure de faim. Ni la peur ni la faim ne mènent Ă ce que nous considĂ©rons comme un calcul rationnel, mais elles peuvent toutes deux dĂ©terminer le poids relatif des risques beaucoup plus rapidement et souvent beaucoup plus prĂ©cisĂ©ment que si le singe – ou l’un de nos ancĂŞtres humains d’ailleurs – prenait une pause et procĂ©dait calmement Ă l’analyse coĂ»ts-avantages. Vous ne voyez pas beaucoup de singes peser les choix risques-avantages sur une feuille de calcul, mais ils se dĂ©brouillent cependant assez bien dans ce domaine.
Pourquoi est-ce que je continue Ă parler de singes mourant d’envie de manger une banane? La survie humaine dĂ©pend la plupart du temps de l’efficience et de l’efficacitĂ© (habituelle) de nos pensĂ©es transitoires sous-rationnelles. Quand nous entendons des pneus crisser, notre tĂŞte se tourne vers la source du bruit avant mĂŞme que nous rĂ©alisions consciemment ce qui se passe. Nos paupières clignent pour protĂ©ger nos yeux de faisceaux de lumière aveuglants sans que nous y pensions, comme le confirmerait tout photographe qui tente de prendre une sĂ©rie de belles photos pour l’album d’une Ă©cole.
Votre rĂ©action Ă©motionnelle Ă ce qui se passe au travail est rĂ©vĂ©latrice de quelque chose qui mĂ©rite de l’attention. Maintenant, Ă l’instar de beaucoup d’informations que nous obtenons de nos calculatrices Ă©motionnelles, il peut ĂŞtre assez difficile de comprendre ce que le sentiment d’anxiĂ©tĂ© peut vous rĂ©vĂ©ler exactement. Heureusement pour vous, des conseillers et conseillères qualifiĂ©s de votre programme local d’aide aux juristes sont Ă votre disposition. Ces programmes offrent du soutien psychologique gratuit et confidentiel. Vous n’avez pas Ă attendre qu’une crise se dĂ©clare pour y recourir. Les gens Ă qui vous parlerez peuvent vous aider Ă aborder les aspects de votre travail qui vous font ressentir de l’anxiĂ©tĂ© et vous amènent Ă prendre un congĂ© de maladie. Ils peuvent vous aider Ă gĂ©rer les symptĂ´mes d’anxiĂ©tĂ©. Mieux encore, ces professionnels pourraient vous permettre de trouver des façons pour que votre employeur vous aide Ă modifier vos conditions de travail afin de vous Ă©viter l’envie de prendre un congĂ© de maladie. Avez-vous trop de dossiers? Y a-t-il des problèmes par rapport aux limites que peuvent franchir vos clients? Est-ce qu’un peu d’aide vous serait utile pour gĂ©rer des clients difficiles? Les objectifs de facturation sont-ils irrĂ©alistes? Ne vous mĂ©prenez pas, ces Ă©lĂ©ments sont liĂ©s Ă la bonne gestion aussi bien qu’Ă de bonnes conditions de travail. Votre employeur mĂ©rite de savoir comment il pourrait amĂ©liorer le fonctionnement de son cabinet et vous pouvez apporter votre contribution.
Vous remarquerez peut-ĂŞtre que j’ai assimilĂ© l’Ă©motion de l’anxiĂ©tĂ© Ă l’Ă©tat psychologique de l’anxiĂ©tĂ©. Je l’ai fait parce que vous assimilez vous-mĂŞme votre propre anxiĂ©tĂ© Ă l’utilisation d’une journĂ©e de santĂ© mentale. Ces deux choses ne s’Ă©quivalent pas, mais la meilleure façon pour vous de savoir si l’anxiĂ©tĂ© que vous ressentez menace rĂ©ellement votre santĂ© mentale est – vous l’aurez devinĂ© – de travailler individuellement avec un conseiller ou une conseillère professionnel. Aucune chronique de conseils, aucun questionnaire en ligne, aucune application de tĂ©lĂ©phone et aucun membre de votre famille ou ami ne peut efficacement aller au fond de ce problème avec vous. Si une bosse apparaissait sur votre peau, vous iriez probablement voir un dermatologue avant de conclure qu’il s’agit d’une tumeur cancĂ©reuse ou d’opter pour une chirurgie. De mĂŞme, il est important d’obtenir une Ă©valuation professionnelle pour dĂ©terminer les types d’interventions dont vous ou votre travail avez besoin pour assurer votre bonne santĂ© mentale.
Si vous avez besoin d’accommodements au travail – et encore une fois un professionnel est beaucoup plus apte Ă vous aider Ă comprendre cela que vous-mĂŞme –, le temps est peut-ĂŞtre venu de rĂ©vĂ©ler que les raisons pour lesquelles vous vous absentez parfois ne sont pas « un microbe qui vous affecte pendant une journĂ©e », mais plutĂ´t de l’anxiĂ©tĂ©. Un milieu de travail qui ne sait pas en quoi il vous nuit ne peut pas apporter des changements Ă vos conditions de travail pour attĂ©nuer ces effets. Cela ne vous aiderait pas beaucoup si, en rĂ©ponse Ă la frĂ©quence de vos infections grippales de 24 heures, des stations de dĂ©sinfectants pour les mains Ă©taient installĂ©es un peu partout Ă votre bureau. Je sais que je me lance dans une prĂ©diction risquĂ©e en vous prodiguant des conseils mĂ©dicaux, mais je peux en toute confiance vous dire que le dĂ©sinfectant pour les mains n’est pas très utile pour rĂ©soudre les symptĂ´mes d’anxiĂ©tĂ©. En dissimulant la vĂ©ritĂ© sur ce qui vous empĂŞche de travailler, vous privez votre employeur des renseignements dont il a besoin pour rĂ©pondre Ă vos besoins. Il peut ĂŞtre gĂŞnant d’aborder le sujet et, comme mentionnĂ© ci-dessus, il se peut que cela entraĂ®ne des consĂ©quences nĂ©gatives dans votre milieu de travail, mais selon toute probabilitĂ©, ce ne sera pas aussi mauvais que vous l’imaginez. Un symptĂ´me commun de l’anxiĂ©tĂ©, qui est en fait un symptĂ´me assez commun du simple fait d’ĂŞtre humain, est d’imaginer un avenir qui est pire que ce qu’il est.
Vous mentionnez Ă©galement que dans notre profession, nous, juristes, ne passons pas beaucoup de temps Ă parler d’Ă©motions ou de santĂ© mentale. Vous avez raison. Savez-vous ce qui pourrait changer cette tendance? Que les juristes parlent de santĂ© mentale. La culture de notre profession est constituĂ©e des habitudes des nombreuses personnes qui la composent. La seule façon de changer cette culture est de changer notre propre comportement. Votre comportement est la seule chose que vous contrĂ´lez. Veuillez saisir toutes les occasions qui se prĂ©sentent Ă vous de parler le plus ouvertement possible de la façon dont vous prenez soin de votre santĂ© mentale. Aussi dur que cela puisse ĂŞtre, c’est la seule façon de changer quoi que ce soit.
Prenez bien soin de vous.
Advy