La lutte contre les agressions sexuelles ne devrait pas sanctionner les professionnels de la santé qui prodiguent des soins à leur conjoint

  • 09 dĂ©cembre 2020
  • Valerie Wise

La lutte contre les agressions sexuelles perpĂ©trĂ©es par les professionnels de la santĂ© devrait-elle inclure l’imposition de sanctions Ă  un hygiĂ©niste dentaire qui a traitĂ© son Ă©pouse? En Ontario, jusqu’au mois d’octobre 2020, la rĂ©ponse Ă©tait oui. Heureusement, la situation est en train de changer.

Le cas d’Alexandru Tanase, Ă  qui la licence a Ă©tĂ© retirĂ©e et qui s’est vu apposer l’Ă©tiquette d’agresseur sexuel car il avait traitĂ© son Ă©pouse, a fait couler beaucoup d’encre l’an dernier. Certains d’entre nous n’avions pas Ă©tĂ© surpris puisque nous nous opposions depuis des annĂ©es Ă  cette consĂ©quence apparemment inattendue de la Loi de 1991 sur les professions de la santĂ© rĂ©glementĂ©es (LPSR) en Ontario.

Nous semblons enfin aller dans la bonne direction. Un règlement autorisant les hygiĂ©nistes Ă  traiter leur conjoint a Ă©tĂ© approuvĂ© au dĂ©but octobre 2020. Des règlements similaires s’appliquant aux denturologistes, chiropraticiens et aux kinĂ©siologues ont Ă©tĂ© publiĂ©s par le ministère en vue de recueillir des commentaires. Il faut espĂ©rer que ces règlements seront eux aussi approuvĂ©s d’ici la fin de l’annĂ©e ou au dĂ©but de la prochaine.

Comment en sommes-nous arrivés là?

La LPSR dĂ©finit l’expression « mauvais traitements d’ordre sexuel » infligĂ©s Ă  un patient comme un comportement de nature sexuelle entre un patient et un professionnel de la santĂ©. Dans le cadre de l’effort pour Ă©liminer les abus de nature sexuelle quels qu’ils soient de la part des professionnels de la santĂ©, cette dĂ©finition semble tout Ă  fait raisonnable. Cependant, lorsqu’ils ont interprĂ©tĂ© la disposition, les tribunaux n’ont laissĂ© ni marge de manĹ“uvre ni possibilitĂ© de tenir compte du contexte. S’il existe une relation de traitement « concomitante » avec une relation sexuelle, alors il y a « mauvais traitements d’ordre sexuel » infligĂ©s Ă  un patient.

Les tribunaux ont en outre indiquĂ© clairement que le fait que le patient ait accordĂ© son consentement n’a aucune pertinence en droit, sans Ă©gard au contexte. Cette interprĂ©tation stricte se traduit par le fait que les professionnels de la santĂ© ne peuvent pas traiter leur conjoint sans commettre de « mauvais traitements d’ordre sexuel » infligĂ©s Ă  un patient.

Pis encore, si la relation entre un professionnel de la santĂ© et son conjoint inclut des actes sexuels manifestes, tels que des rapports sexuels, le ComitĂ© disciplinaire de l’Ordre n’a pas d’autre choix que de rĂ©voquer la licence du professionnel pendant au moins cinq ans.

Vers la réforme

En 2013, au terme d’un examen effectuĂ© par le Conseil consultatif sur la rĂ©glementation des professions de la santĂ©, la LPSR a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour permettre Ă  chacun des ordres de professionnels de la santĂ© de crĂ©er une exemption pour les « conjoints »; exemption selon laquelle si le « patient » en cause est un « conjoint » (selon la dĂ©finition), des relations concomitantes de nature sexuelle et professionnelle ne constitueraient pas des « mauvais traitements d’ordre sexuel ».

Toutefois, les ordres professionnels ne pourraient Ă©tablir d’exemption que par voie de règlement, exigeant non seulement leur approbation, mais aussi celle du gouvernement de l’Ontario. Depuis la modification de 2013, un certain nombre d’ordres professionnels ont dĂ©posĂ© des propositions de règlement auprès du gouvernement de l’Ontario, mais rares sont celles qui ont obtenu une approbation. Le retard est dĂ©concertant, car la lĂ©gislation est on ne peut plus claire quant Ă  ce que les règlements devraient dire, et par consĂ©quent, les propositions de règlements sont largement identiques quant Ă  leur libellĂ©.

Les ordres professionnels intentent des poursuites pour « mauvais traitements d’ordre sexuel »

Pendant ce temps, les ordres de professionnels de la santĂ© en Ontario intentent des poursuites pour « mauvais traitements d’ordre sexuel » contre leurs membres qui ont prodiguĂ© des soins Ă  leur conjoint alors que les règlements qu’ils ont proposĂ©s sont en attente de l’approbation du gouvernement.

Il pourrait bien exister des raisons valables pour lesquelles certains ordres ne veulent pas que leurs membres prodiguent des soins à leur conjoint. Cependant, la LPSR couvre un vaste éventail de professions de la santé. Les risques pouvant être posés par le traitement fourni par les médecins ou les psychothérapeutes à leur conjoint peuvent être très différents de ceux posés par les soins prodigués par les hygiénistes ou les podologues. Et pourtant, tous sont égaux devant la loi.

Si un ordre professionnel souhaite interdire le traitement des conjoints ou autres membres de la famille pour d’autres raisons (p. ex., conflit d’intĂ©rĂŞts ou autres prĂ©occupations), ils devraient identifier la raison et l’interdire sur cette base au lieu de simplement parler de « mauvais traitements d’ordre sexuel ».

Continuer Ă  dĂ©crire les soins prodiguĂ©s par un professionnel de la santĂ© Ă  son conjoint comme un mauvais traitement d’ordre sexuel non seulement nuit gravement aux membres et Ă  leur famille, mais cela bafoue le vĂ©cu des personnes ayant survĂ©cu Ă  une agression sexuelle.

Dans l’affaire Tanase la Cour a dĂ©crit ces faits comme une [traduction] « anomalie ». Ce n’est pas le cas. Nous avons reprĂ©sentĂ© maints clients dans des situations similaires. Parfois, c’est un assureur qui signale la situation, d’autres fois, c’est un ancien employĂ© mĂ©content qui s’en charge. C’est rarement le conjoint qui dĂ©pose la plainte. D’ailleurs, les rĂ©percussions sur le conjoint peuvent ĂŞtre dĂ©vastatrices puisque le professionnel de la santĂ© se voit interdire l’exercice de sa profession pendant au moins cinq ans, ce qui, manifestement, nuit gravement au revenu du foyer. Cela peut aussi faire obstacle Ă  la capacitĂ© du professionnel de la santĂ© de faire du bĂ©nĂ©volat dans l’Ă©cole de ses enfants ou dans le cadre de leurs activitĂ©s sportives, sans parler de la honte publique causĂ©e par le fait d’ĂŞtre considĂ©rĂ© comme un agresseur sexuel.

Les choses vont changer

Outre le nouveau règlement maintenant affichĂ© par le ministère, l’affaire Tanase sera entendue par un panel de cinq membres de la Cour d’appel de l’Ontario en 2021 (ce qui indique que la Cour pourrait ĂŞtre ouverte Ă  rĂ©examiner la jurisprudence). Il semble qu’un changement attendu se profile enfin Ă  l’horizon pour nombre de professionnels de la santĂ© de la province.


Valerie Wise, du cabinet Wise Health Law, a consacré la plus grande partie de ses activités professionnelles au droit de la santé depuis 1995, un domaine dans lequel elle exerce exclusivement depuis 2005.