Incombera-t-il aux ordres professionnels de trancher les questions d’agression sexuelle?

Harvey Weinstein aurait agressé (article disponible uniquement en anglais) plus de trois douzaines de femmes. Netflix a coupé tous ses liens avec Kevin Spacey alors qu’il est visé par des allégations d’agressions sexuelles. Il n’y a pas si longtemps, le procès de Jian Ghomeshi suscitait des discussions à l’échelle nationale quant à la façon dont nous traitons les personnes qui allèguent des agressions sexuelles. Les juges, eux aussi, ont été mis sur la sellette en raison de commentaires sexistes et discriminatoires adressés aux plaignantes au cours de procès pour agression sexuelle. On se souviendra notamment du  juge Robin Camp en Alberta et du juge Jean-Paul Braun au Québec (les deux articles sont disponibles uniquement en anglais).

Au sein de la société canadienne, on parle de plus en plus souvent et ouvertement de la question du règlement des affaires d’agressions sexuelles. Avec cette attention plus soutenue, le gouvernement cherche à jouer un rôle plus actif dans la règlementation des professionnels de la santé dans le contexte des agressions sexuelles, s’immisçant peut-être inutilement dans les activités des organes auxquels nous avons appris à faire confiance pour réglementer, à l’interne, les professions qui relèvent du domaine de la santé.

C’est une série d’articles parus dans le Toronto Star au sujet de médecins, plus particulièrement le D^r Javad Peirovy, qui ont poursuivi leurs activités professionnelles après avoir été déclarés coupables d’agressions sexuelles sur leurs patients, qui a contribué à renouveler l’attention portée aux agressions sexuelles de patients perpétrées par des professionnels de la santé. En avril 2016, le D^r Peirovy a reçu une suspension de six mois pour agressions sexuelles perpétrées sur quatre patientes. L’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario a interjeté appel de la peine infligée par son propre comité, et a eu gain de cause devant la Cour divisionnaire. La Cour divisionnaire a ordonné que soit tenue une nouvelle audience, qualifiant la peine de [traduction] « manifestement inadaptée » (article disponible uniquement en anglais).

En septembre 2016, un groupe de travail constitué par le gouvernement de l’Ontario a déposé un rapport sur la prévention des agressions sexuelles contre les patients dans lequel il a présenté un certain nombre de recommandations importantes, y compris celle d’étendre la liste des actes constituant des agressions sexuelles passibles d’une révocation obligatoire du certificat d’inscription du professionnel de la santé. La recommandation la plus digne de mention est peut-être celle qui prône la création d’un Office ontarien de la sécurité et de la protection des patients, et d’un tribunal indépendant qui tranchera les affaires d’agressions sexuelles. Outre le soutien offert aux patients, l’Office contribuerait à l’éducation du public et à la sensibilisation alors qu’il incomberait au tribunal d’enquêter sur toutes les plaintes d’agression sexuelle, de mauvais traitements d’ordre sexuel et d’inconduite sexuelle, avant de trancher à leur égard.                  

Que cela signifie-t-il pour les ordres professionnels qui, de par leur nature, s’auto-règlementent?

Les plaintes d’agressions sexuelles déposées contre des professionnels de la santé relèvent de la compétence des ordres auto-réglementés. La création d’un office de protection des patients exigerait de leur retirer cette compétence pour l’accorder à un organe décisionnel financé par le gouvernement.

La création de l’office et de son tribunal n’est pas la seule recommandation émise par le groupe de travail qui étendrait les pouvoirs du gouvernement. Ce dernier a déjà promulgué une loi fondée sur les recommandations de ce groupe de travail; loi qui permet au ministre de la Santé et des Soins de longue durée de préciser la composition des sous-comités qui tiendront des audiences disciplinaires et celle des comités mandatés par la législation. Il s’agit d’une mesure qui, dans les faits, permet de faire en sorte que ces sous-comités soient principalement composés de membres pris hors des professions du domaine de la santé (article disponible uniquement en anglais). Dans son ensemble, le rapport du groupe de travail indique un éloignement important de la nature auto-réglementée des professions du domaine de la santé.

Est-ce la façon la plus efficace de régler les préoccupations quant aux agressions sexuelles?

S’agissant des ordres professionnels, le manque de ressources et de sensibilité face aux décisions qui se traduisent par une revictimisation des plaignants constitue l’une des principales préoccupations quant au traitement actuel des plaintes d’agressions sexuelles. Selon les critiques, les insuffisances de ces ordres découragent les personnes de déposer leur plainte et réduisent les probabilités que les professionnels de la santé fassent l’objet de sanctions appropriées. La création d’un office de protection des patients a pour but d’atténuer cette revictimisation de plusieurs façons, y compris en accordant un traitement prioritaire et rapide aux plaintes d’agressions sexuelles et en offrant un soutien et une assistance juridiques aux plaignants.

Toutefois, les agressions sexuelles ne surgissent pas toujours du néant. Elles peuvent se produire en conjonction avec d’autres inconduites professionnelles telles que le défaut de se conformer à des normes d’exercice appropriées, ou l’adoption d’un comportement scandaleux, déshonorant ou contraire à la déontologie (comme dans le cas du D^r Peirovy). Dans le régime proposé, les plaignants porteraient une plainte d’agression sexuelle devant l’office et toute autre plainte d’inconduite devant un ordre professionnel. Si l’on s’inquiète de la sécurité et du bien-être des plaignants, le risque de les obliger à participer à plusieurs instances (notamment le dépôt de la plainte, le témoignage, la comparution à des audiences en qualité de témoin) devrait militer contre la création d’un tribunal supplémentaire.

En outre, l’Office soustrairait les plaintes d’agressions sexuelles de la liste des compétences de réglementation des ordres qui sont très bien placés pour connaître les normes de comportement des membres de professions particulières, et par conséquent les circonstances et modalités de leur violation. Ceci est important car la notion d’agression sexuelle ne peut être dissociée de son contexte : il semble y avoir une différence entre les contacts ou remarques inappropriés venant d’un technicien en radiation médicale et d’un psychologue. Les instances disciplinaires, et les personnes qui y prennent part, profitent du point de vue des personnes versées dans les pratiques et normes spécifiques de la profession. Les exclure du processus disciplinaire serait une erreur.

Alors, quelles sont les autres solutions possibles?

L’office de protection des patients et les recommandations du groupe de travail dans leur ensemble sont axés sur les droits des plaignants et sur l’expansion de l’éventail des ressources à leur disposition. Entre autres points, un groupe indépendant composé de membres du public et doté de ressources recommanderait la nomination des membres du tribunal qui devraient suivre une formation approfondie dans les domaines de la dynamique des agressions sexuelles et des préjudices qu’elles causent.

Le règlement des plaintes déposées à l’encontre de professionnels de la santé est un enjeu complexe et polarisant. Cependant, les recommandations visant à autonomiser les patients en leur offrant éducation et soutien au moyen de l’accompagnement, et à donner une formation approfondie aux personnes qui traiteront leur plainte sont sans aucun doute des objectifs nécessaires. Pourquoi ne pas simplement modifier le régime actuel pour les y incorporer?

Au lieu de priver les ordres de certaines de leurs compétences, nous devrions mettre ces recommandations en œuvre en leur sein. Nous voulons que les enquêteurs et décideurs possèdent une formation quant aux préjudices causés par le racisme, le sexisme, l’homophobie et autres formes d’exclusion sociale et économique (comme le recommande le groupe de travail) et que les plaignants aient un meilleur accès aux ressources, non seulement celles connexes aux agressions sexuelles, mais aussi celles qui portent sur toutes les plaintes d’inconduite professionnelle.

Point n’est peut-être besoin de restructurer complètement le système de réglementation. On pourrait espérer que la création d’un processus simple, bien informé et sensibilisé au sein même des ordres professionnels incitera les victimes à dénoncer les agressions sexuelles.

Sarah Berhane est membre de la section du droit de la santé.