Une sociĂ©tĂ© agricole qui Ă©tait bĂ©nĂ©ficiaire d’une succession a mis fin Ă l’adhĂ©sion d’une administratrice en raison d’un conflit d’intĂ©rĂŞts apparent lorsque des membres de sa famille ont vendu des biens de la succession en question. L’administratrice a toutefois intentĂ© une action en justice et a obtenu le rĂ©tablissement de son adhĂ©sion. Dans l’affaire Dillon v Carp Agricultural Society, publiĂ©e le 28 mars 2024, la Cour supĂ©rieure de justice de l’Ontario a conclu que l’intimĂ©e, Carp Agricultural Society (« CAS »), avait violĂ© les règles de justice naturelle dans la manière dont elle enquĂŞtait et a annulĂ© sa dĂ©cision de rĂ©voquer l’adhĂ©sion de la demanderesse. CAS, un organisme de bienfaisance enregistrĂ©, avait conclu que la demanderesse, Mme Laurie Dillon, avait manquĂ© Ă ses obligations fiduciaires en tant qu’administratrice parce qu’elle se trouvait en conflit d’intĂ©rĂŞts relativement Ă la vente des biens de la succession. La Cour a dĂ©cidĂ© que le conseil d’administration de la CAS avait commis une erreur dans sa dĂ©cision et a rĂ©intĂ©grĂ© la demanderesse comme membre de la CAS en vertu de l’article 191 de la Loi sur les organisations sans but lucratif de l’Ontario (la « LOSBLO »), qui donne Ă la Cour la compĂ©tence et l’autoritĂ© pour rendre des ordonnances de conformitĂ© et, dans ces circonstances, a permis Ă la Cour de dĂ©terminer si la demanderesse Ă©tait « lĂ©sĂ©e » par le processus qui a menĂ© Ă la rĂ©vocation de son adhĂ©sion.
La demanderesse et son mari, Tim Dillon, sont tous deux agents immobiliers Ă Ottawa. La demanderesse a appris Ă la fin de 2020 que la CAS Ă©tait bĂ©nĂ©ficiaire Ă 75 % d’une succession, qui comprenait principalement la maison du testateur dĂ©cĂ©dĂ©. Le testateur avait promis Ă son voisin, Taylor White, le droit de premier refus sur sa maison après son dĂ©cès au prix demandĂ© de 300 000 $. M. White a refusĂ© d’acheter la maison parce qu’il pensait qu’elle ne valait que 240 000 $. La liquidatrice de la succession, Margaret Blair, Ă©tait la voisine de la demanderesse et a demandĂ© conseil Ă M. Dillon sur la valeur de la maison. Il a suggĂ©rĂ© une valeur d’environ 310 000 $, mais a Ă©galement soulignĂ© que la seule façon de confirmer le prix serait de la mettre sur le marchĂ©, ce que Mme Blair n’a pas fait. Le père de la demanderesse, Bruce Baird, a fini par acheter la maison pour 300 000 $, tout en insistant pour que M. Dillon reçoive une commission. M. Baird a ensuite vendu la propriĂ©tĂ© en 2021 pour 500 000 $. Ni la demanderesse, ni son mari, ni la maison de courtage immobilier pour laquelle ils travaillaient, dont la mère de la demanderesse est propriĂ©taire, n’ont touchĂ© de commission lorsqu’ils ont reprĂ©sentĂ© M. Baird dans le cadre de la vente de 500 000 $.
En juin 2021, la demanderesse a assistĂ© Ă une rĂ©union au bureau de la CAS et a apportĂ© des documents Ă l’appui de son affirmation selon laquelle elle n’avait Ă©tĂ© impliquĂ©e dans aucune des transactions concernant la vente de la propriĂ©tĂ© successorale. En aoĂ»t 2021, la CAS a formĂ© un comitĂ© exĂ©cutif pour enquĂŞter sur la vente de la propriĂ©tĂ©, laquelle enquĂŞte fut finalisĂ©e en novembre 2021, concluant que la demanderesse avait manquĂ© Ă ses obligations fiduciaires, Ă©tait en conflit d’intĂ©rĂŞts et avait violĂ© les statuts, les politiques et les procĂ©dures de la CAS. La CAS a conclu que des mesures disciplinaires Ă©taient justifiĂ©es puisque la demanderesse n’avait pas divulguĂ© un conflit d’intĂ©rĂŞts et que son mari avait reçu une commission sur la vente de la propriĂ©tĂ© que le père de la demanderesse avait vendue Ă profit. MĂŞme si le procès-verbal de la rĂ©union du conseil d’administration de la CAS ne mentionnait pas les conclusions de l’enquĂŞte, il indiquait que le conseil d’administration avait demandĂ© la dĂ©mission de la demanderesse en tant qu’administratrice, sous peine de rĂ©vocation de son adhĂ©sion.
La demanderesse a refusĂ© de dĂ©missionner, a fait appel de la dĂ©cision de rĂ©vocation et a demandĂ© qu’on lui donne la possibilitĂ© de plaider sa cause en personne devant les membres du conseil d’administration. La CAS a rouvert l’enquĂŞte en janvier 2022 et a posĂ© une sĂ©rie de questions par Ă©crit Ă la demanderesse, qui a soumis des documents supplĂ©mentaires en mars 2022 pour Ă©tayer son appel. Toutefois, en avril 2022, la CAS a maintenu et communiquĂ© sa dĂ©cision initiale dans une lettre. La Cour a observĂ© qu’aucune explication ni information sur les conclusions sur lesquelles reposait cette dĂ©cision n’ont Ă©tĂ© fournies.
Dans son analyse, la Cour a citĂ© les statuts et la politique disciplinaire de la CAS, estimant que le conseil d’administration de la CAS avait mal gĂ©rĂ© le processus dès la première rĂ©union lorsque les questions de succession avaient Ă©tĂ© portĂ©es Ă son attention et n’avait pas respectĂ© ses propres statuts et règlements. La Cour a conclu que le processus suivi par le comitĂ© exĂ©cutif et les raisons qu’il a fournies n’ont pas permis une analyse significative pour dĂ©terminer si la politique disciplinaire des statuts de la CAS avait Ă©tĂ© respectĂ©e, que ce soit dans ses phases d’enquĂŞte ou de dĂ©cision. MĂŞme si les conseils d’administration des organismes sans but lucratif, comme la CAS, ne sont pas tenus de respecter une norme de perfection et devraient faire l’objet de dĂ©fĂ©rence, la Cour a dĂ©clarĂ© que le conseil d’administration de la CAS a suivi un processus fondamentalement entachĂ© d’irrĂ©gularitĂ©s et n’a pas respectĂ© ses propres statuts. Le conseil d’administration n’a pas non plus suivi un processus juste et raisonnable, comme l’exige l’article 51 de la LOSBLO.
En ce qui concerne l’allĂ©gation de conflit d’intĂ©rĂŞts de la CAS, il n’y a eu aucun contrat ou transaction important en lien avec le conseil d’administration de la CAS et donc aucun conflit d’intĂ©rĂŞts ne devait ĂŞtre dĂ©clarĂ©. La notion de conflit d’intĂ©rĂŞts a Ă©tĂ© mal interprĂ©tĂ©e par la CAS puisque l’organisme de bienfaisance n’Ă©tait qu’un bĂ©nĂ©ficiaire et n’avait droit qu’Ă ce qui avait Ă©tĂ© lĂ©guĂ© dans le testament; il n’y a eu aucune transaction devant le conseil d’administration de la CAS qui nĂ©cessitait un vote de quelque nature que ce soit. Enfin, la Cour a statuĂ© que la demanderesse n’avait pas manquĂ© Ă ses obligations fiduciaires parce qu’elle n’avait pas personnellement profitĂ© de celles-ci ni fait passer ses propres intĂ©rĂŞts avant ceux de la CAS, qui, selon la Cour, n’a pas subi de prĂ©judice du fait que le mari de la demanderesse fournissait des services immobiliers Ă la succession. La Cour a dĂ©clarĂ© que le paiement de la commission ne dĂ©coule pas des obligations fiduciaires de la demanderesse. Quant au statut de la demanderesse en tant qu’administratrice ou dirigeante, la Cour a refusĂ© d’offrir ses commentaires.
Une fois de plus, cette affaire rappelle que les organismes sans but lucratif et les organismes de bienfaisance doivent suivre leurs propres règlements et politiques lorsqu’ils imposent des mesures disciplinaires Ă leurs membres. S’ils ne le font pas, la Cour peut intervenir et dĂ©livrer une ordonnance de conformitĂ©. De plus, la dĂ©cision fournit un sĂ©rieux avertissement selon lequel les règles de justice naturelle doivent ĂŞtre respectĂ©es pour la discipline des membres corporatifs.
Jennifer M. Leddy est associée chez Carters.