Vavilov ou le prochain chapitre du droit administratif

Le droit administratif fait presque constamment l’objet de révisions au Canada. Un juge éminent – et fin penseur du domaine – a d’ailleurs déjà décrit le droit administratif comme un « chantier sans fin » où une équipe bâtit des structures, et la suivante les démolit pour tout recommencer. Et comme pour tout chantier, des gens se plaignent. Même l’ancienne juge en chef du Canada a confié que le droit administratif était devenu [traduction] « un enchevêtrement de barbelés impénétrable » où la confusion règne en maître. Ne se laissant pas abattre, la Cour suprême du Canada a annoncé, lorsqu’elle a autorisé l’affaire Vavilov, qu’elle sollicitait des mémoires sur la nature et la portée du contrôle judiciaire. L’Association du Barreau canadien a saisi la balle au bond. Le moment était venu de déconstruire – puis de rebâtir – le droit administratif (encore une fois).

Publiée par la Cour suprême le 19 décembre 2019, la décision Vavilov représente le prochain chapitre de l’histoire du droit administratif, mais selon toute apparence, ce ne sera pas le dernier. À la lumière des mémoires présentés par des amis de la cour très respectés et 24 autres intervenants, la Cour a élaboré un plan de match ambitieux pour clarifier deux points importants : 1) déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives; et 2) indiquer comment appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable aux décisions administratives. Après examen, on peut dire que les motifs invoqués par la Cour dans la décision Vavilov fournissent bel et bien des précisions – grandement nécessaires – sur ces points.

Déterminer la norme de contrôle

Selon la décision Vavilov, le cadre d’analyse de la norme de contrôle repose maintenant sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations :

• La première, lorsque le législateur a prescrit expressément la norme de contrôle applicable. C’est aussi le cas lorsqu’il a prévu un mécanisme d’appel. La norme de contrôle applicable sera alors déterminée eu égard à la nature de la question et par l’application des normes de contrôle existantes en matière d’appel (décision correcte ou erreur manifeste et déterminante).
• La deuxième, lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions de droit, soit : i) les questions constitutionnelles; ii) les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble; et iii) les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs.

Enfin, la Cour a confirmé dans la décision Vavilov que les questions insaisissables de compétence n’étaient désormais plus reconnues comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte.

Application de la norme de contrôle

L’application de la norme de la décision raisonnable, comme l’indique la décision Vavilov, est une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est « vraiment nécessaire » pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Dans les cas où des motifs sont requis, ceux‑ci constituent le point de départ du contrôle, ainsi que le mécanisme principal par lequel les décideurs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions. L’Association du Barreau canadien a indiqué le même « point de départ » pour le contrôle dans son mémoire à la Cour.

Selon la décision Vavilov, deux catégories de lacunes tendent généralement à rendre une décision administrative déraisonnable :

• La première est le manque de logique interne du raisonnement. Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement cohérent qui est à la fois rationnel et logique. Autrement dit, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale.
• La deuxième se présente dans le cas d’une décision indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Ces contraintes d’ordre contextuel délimitent l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut rendre une décision raisonnable. En voici des exemples : i) le régime législatif applicable; ii) tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent; iii) les principes d’interprétation des lois; iv) la preuve; v) les observations; vi) les pratiques et décisions antérieures du décideur; et vii) l’impact potentiel de la décision.

Enfin, avec la décision Vavilov, la Cour a ordonné que les questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel et, comme toute autre question de droit, que la cour de révision les évalue généralement en appliquant la norme de la décision raisonnable. Cependant, ceux qui interprètent la loi – autant les tribunaux judiciaires que les décideurs administratifs – doivent le faire conformément au principe moderne d’interprétation des lois.

Épilogue

L’un des fils conducteurs des motifs invoqués dans la décision Vavilov est la création d’une « culture de la justification » dans le processus décisionnel administratif. Cette insistance à vouloir des décideurs des justifications adaptées aux questions et préoccupations soulevées est l’une des avancées les plus intéressantes apportées par la décision Vavilov. Il pourrait d’ailleurs s’agir du prochain chapitre de l’histoire du droit administratif au Canada. L’Association du Barreau canadien, de son côté, avait insisté dans son mémoire à la Cour sur l’importance des justifications motivées autant pour les cours de révision que les décideurs administratifs. Elle estimait que cette pratique non seulement démontrerait plus de respect pour les choix législatifs, mais aussi favoriserait la primauté du droit. Comme elle l’a indiqué à la Cour pour l’affaire Vavilov, aux yeux des personnes directement touchées par une décision administrative ou judiciaire, la justification – donc le motif – n’est pas sans importance.

Il reste à voir si le chantier que constitue le droit administratif est enfin terminé. Pour le moment, tout ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que le plus récent chemin traversant l’enchevêtrement de barbelés impénétrable est celui frayé par la Cour dans la décision Vavilov.

Jonathan M. Coady, c.r., est associé chez Stewart McKelvey, à Charlottetown. Il a représenté l’Association du Barreau canadien dans son intervention.