S’il y a quelque chose que le droit n’apprĂ©cie pas, c’est bien l’incertitude. Le système juridique consacre des annĂ©es Ă crĂ©er des prĂ©cĂ©dents, forgeant la prĂ©visibilitĂ©, et instaurant un mĂ©canisme de « si-A-donc-B » qui n’est pas tout Ă fait mathĂ©matique, mais qui est logique; un mĂ©canisme sur lequel nous pouvons tous compter.
Selon la Section du droit pĂ©nal (la Section) de l’ABC, le projet de loi C-46 pose le problème suivant : il abolirait des dĂ©cennies de jurisprudence bien implantĂ©e, pour laisser planer l’incertitude. Et, Ă une Ă©poque marquĂ©e par des tribunaux surchargĂ©s qui manquent de personnel, par les retards judiciaires et par l’arrĂŞt Jordan, l’incertitude s’avère encore moins sĂ©duisante que d’habitude.
La loi canadienne en matière de conduite avec les facultĂ©s affaiblies est la partie du Code criminel qui est la plus contestĂ©e devant les tribunaux. Les dĂ©cisions qui dĂ©coulent de dĂ©cennies de ces contestations supposent que cette loi est prĂ©visible. En un seul trait de plume, le projet de loi C-46 transformerait de très vastes et solides bases juridiques en d’Ă©ventuels sables mouvants.
Le projet de loi C-46 est prĂ©sentĂ© en deux parties. La partie 1 du projet de loi traite du besoin d’ajouter, aux dispositions existantes du Code criminel en matière de conduite avec les facultĂ©s affaiblies, des dispositions concernant les personnes qui conduisent avec les facultĂ©s affaiblies par la drogue. Dans la foulĂ©e de la lĂ©galisation proposĂ©e de la marijuana, ce besoin devient d’autant plus pressant. L’ABC juge problĂ©matiques certaines sections de la partie 1, mais en soutient l’objectif.
La partie 2 « abrogerait et remplacerait [Ă©ventuellement] toutes les dispositions actuelles de conduite avec facultĂ©s affaiblies du Code, y compris les modifications proposĂ©es Ă la partie 1. » Qui plus est, elle remplacerait ces dispositions par d’autres qui convergent, pour l’essentiel, avec les dispositions de l’ancien projet de loi d’initiative parlementaire C-226. Une commission parlementaire avait relevĂ©, Ă propos de cet ancien projet de loi, qu’il pouvait contrevenir Ă la Charte canadienne des droits et libertĂ©s et qu’il comportait certains articles qui Ă©taient « incontestablement inconstitutionnels ». Le projet de loi C-226 avait par la suite Ă©tĂ© rejetĂ©.
La partie 2 du projet de loi C-46 n’est pas identique au projet de loi C-226, relève le mĂ©moire prĂ©sentĂ© en comitĂ© parlementaire au mois de septembre par Kathryn Pentz, secrĂ©taire de la Section. NĂ©anmoins, les deux sont essentiellement les mĂŞmes et la Section en a discutĂ© avec le ministère de la Justice Ă plusieurs reprises.
Nous avons « exprimĂ© d’importantes prĂ©occupations au sujet de la constitutionnalitĂ© de plusieurs aspects du projet de loi. Nous avons aussi soulignĂ© que les nouvelles dispositions introduiraient une grande incertitude dans un domaine de droit bien Ă©tabli et très litigieux. Notre expĂ©rience quotidienne devant les tribunaux canadiens nous porte Ă croire qu’au lieu d’amĂ©liorer l’efficacitĂ©, le projet de loi fera augmenter considĂ©rablement cette incertitude et prolongera les litiges, ce qui alourdira davantage notre système de justice pĂ©nale au moment oĂą les dĂ©lais du système sont devenus critiques. »
La Section prĂ©sente plusieurs recommandations, dont une Ă l’effet que le projet de loi devrait ĂŞtre scindĂ©. La partie 1 constituerait son propre projet de loi, alors qu’il ne faudrait tout simplement pas procĂ©der avec la partie 2.
La Section reconnaĂ®t la nĂ©cessitĂ© de dĂ©pister et de poursuivre les conducteurs dont les facultĂ©s sont affaiblies par la drogue. La Section relève toutefois que, contrairement aux cas de personnes dont les facultĂ©s sont affaiblies par l’alcool, il n’y a aucune corrĂ©lation claire entre la quantitĂ© de drogue prĂ©sente dans le corps d’une personne et l’affaiblissement de ses facultĂ©s. S’il existe un consensus gĂ©nĂ©ral qu’un taux d’alcoolĂ©mie de 80 mg par 100 ml de sang est dans tous les cas un signe de facultĂ©s affaiblies, le niveau de concentration de drogue dans le sang peut revĂŞtir des significations diffĂ©rentes – un mĂŞme niveau de concentration peut avoir une sĂ©rie d’effets distincts selon le consommateur, variant d’une absence totale d’affaiblissement des facultĂ©s Ă un Ă©tat d’intoxication profonde.
« Il faut reconnaĂ®tre ce dilemme », dĂ©clare la Section, tout en faisant remarquer que des limites fixes pour les niveaux de drogue dans le sang pourraient en fait pĂ©naliser des conducteurs dont les facultĂ©s ne sont pas affaiblies. La Section recommande que toute Ă©valuation de la concentration de drogue dans le sang soit fondĂ©e sur une preuve scientifique dĂ©montrĂ©e qui lie la concentration Ă l’affaiblissement des facultĂ©s.
La Section a Ă©galement relevĂ© que la procĂ©dure nĂ©cessaire pour prouver une concentration de drogue dans le sang est beaucoup plus envahissante que la procĂ©dure pour l’alcoolĂ©mie – il n’existe pas d’analyseur d’haleine pour la drogue; il faut donc qu’un Ă©chantillon de fluides corporels soit testĂ©.
« L’Ă©volution technologique est rendue au point oĂą les appareils de dĂ©tection routiers pour la drogue existent. Il est important que le gouvernement fĂ©dĂ©ral utilise des mĂ©thodes de test efficaces pour s’attaquer Ă la conduite avec facultĂ©s affaiblies. Le lĂ©gislateur doit prendre soin de veiller Ă ce que les appareils approuvĂ©s soient scientifiquement valides et comportent un envahissement minime, compte tenu du faible seuil applicable Ă une demande d’alcootest et l’absence de droit Ă l’avocat. »
La Section formule un total de 12 recommandations au sujet du projet de loi. Toutefois, le plus important des messages Ă retenir transmis par le mĂ©moire est vĂ©hiculĂ© par l’extrait suivant :
« Nous recommandons une approche Ă©quilibrĂ©e qui tient compte des effets qu’un nombre important de litiges coĂ»teux aurait sur les personnes concernĂ©es et sur le système de justice au mĂŞme titre que des avantages potentiels pour la sĂ©curitĂ© publique. La jurisprudence constitutionnelle en matière de conduite avec facultĂ©s affaiblies devrait jouer un rĂ´le fondamental dans cet Ă©quilibrage.
La Section de l’ABC reconnaĂ®t la nĂ©cessitĂ© de fournir des outils additionnels pour s’attaquer Ă la conduite avec facultĂ©s affaiblies et appuie l’objectif de la partie 1 du projet de loi C-46 si des nouvelles mesures sont appuyĂ©es par la science. Toutefois, la partie 2 du projet de loi a les mĂŞmes vices que son prĂ©dĂ©cesseur, le projet de loi C-226, et ne devrait pas entrer en vigueur. »