L'honorable Karen A. Crowshoe
QUEL CHEMINEMENT VOUS A MENÉ AU MONDE DU DROIT ET À LA MAGISTRATURE?
Je suis née dans la réserve Piikani et je suis membre de cette Première Nation. Mes huit frères et sÅ“urs et moi avons été élevés dans une petite maison de trois pièces par mes parents, Edward et Anne Marie Crowshoe. Nous avons ressenti le legs historique du colonialisme, du racisme systémique et de l’oppression, ainsi que les effets du traumatisme intergénérationnel causé par les pensionnats, qui ont entraîné des répercussions sur notre famille. Mes parents ont persévéré malgré l’expérience qu’ils ont vécue et ils nous ont appris à être résilients et à nous efforcer de surmonter les défis auxquels les peuples autochtones sont confrontés tous les jours. Ils nous ont aussi appris qu’il était important de recevoir une éducation pour assurer notre avenir.
Quelques années après l’obtention de mon diplôme d’études secondaires, j’ai commencé mes études postsecondaires à l’Université de Lethbridge et j’ai obtenu mon baccalauréat en gestion en 1994. Alors que j’en étais à la dernière année de mon baccalauréat, je me suis inscrite à un cours d’études autochtones que donnait l’un des deux seuls juristes en exercice de ma communauté des Pieds-Noirs. Source d’inspiration et modèle pour de nombreux étudiants autochtones, il parlait de la nécessité qu’un plus grand nombre d’Autochtones pratiquent le droit et nous encourageait à poursuivre nos études dans ce domaine après l’obtention de notre diplôme. J’ai suivi ses conseils et j’ai obtenu mon diplôme en droit de l’Université de la Colombie-Britannique en 1992 avant d’être admise au Barreau de l’Alberta en 1994.
J’ai pratiqué le droit pendant plus de vingt ans avant de présenter ma candidature à la magistrature, encouragée par un juge d’une Première Nation qui soulignait l’importance que plus de juristes autochtones postulent à la magistrature. C’était la même personne qui donnait le cours en études autochtones de nombreuses années plus tôt après ses études en droit, et qui siégeait dorénavant à la Cour provinciale de l’Alberta. Cette discussion a eu lieu à peu près au moment où la Commission de vérité et réconciliation a publié ses appels à l’action en 2015, notamment le besoin d’éliminer la surreprésentation des Autochtones en détention. À la suite de mes discussions avec ce juge et après m’être familiarisée avec les appels à l’action, je suis allée faire un tour au tribunal pénal de la ville voisine de la réserve Piikani et j’ai remarqué que les personnes présentes au tribunal étaient principalement des Autochtones de ma communauté. Je me suis dit qu’il existait sans doute un meilleur moyen et une façon plus réparatrice de traiter les peuples autochtones devant les tribunaux. J’ai ensuite présenté ma candidature pour devenir juge à la Cour provinciale et j’ai été nommée à la magistrature en décembre 2017, devenant ainsi la première femme d’une Première Nation à la magistrature de l’Alberta.
Depuis ma nomination, j’ai participé à la création du tribunal autochtone de Calgary, qui a officiellement ouvert ses portes en septembre 2019 et où je siège régulièrement. Les Autochtones qui comparaissent devant ce tribunal ont l’occasion de créer un plan de guérison réparatrice qui comprend des services complets leur permettant de trouver l’équilibre dans leur vie, notamment du counseling sur les traumatismes intergénérationnels, ainsi qu’un accès à des cérémonies et à des gardiens du savoir traditionnel, qui les orientent spirituellement et culturellement. Je siège aussi à des tribunaux régionaux où il y a une plus grande représentation de la population autochtone et où je peux adopter une approche de guérison réparatrice semblable pour les Autochtones qui y comparaissent.
QUELLE EXPÉRIENCE DE VOTRE CARRIÈRE JURIDIQUE VOUS A LE MIEUX PRÉPARÉ À VOTRE TRAVAIL AU SEIN DE LA MAGISTRATURE?
Avant ma nomination à la magistrature, en tant qu’avocate autochtone, j’ai eu le privilège de consacrer ma carrière à travailler avec des personnes, des entités et des gouvernements des Premières Nations. J’ai vécu tout au long de ma vie de nombreuses expériences autochtones liées à mon héritage et à mon passé en tant que membre d’une Première Nation, ce qui m’a permis de m’adresser tous les jours de façon significative à des personnes autochtones dans nos tribunaux. J’utilise également mon expérience pour faire avancer des initiatives de justice autochtone dans nos tribunaux, y compris les efforts de réconciliation qui prennent forme avec l’établissement de tribunaux autochtones et de stratégies de justice autochtone, et avec l’adoption d’approches de justice réparatrice autochtone dans le système de justice.
J’ai eu la chance et le privilège de continuer de me livrer aux pratiques spirituelles, traditionnelles et culturelles des Pieds-Noirs tout au long de ma carrière juridique. Ces pratiques sont une composante fondamentale de mon identité culturelle et je réalise l’importance qu’elles ont dans la vie des peuples autochtones. Je comprends aussi que l’absence de telles pratiques a mené de nombreux Autochtones à devoir comparaître devant les tribunaux. Mes connaissances et mes antécédents m’ont permis de recommander des formes réparatrices de guérison à des personnes autochtones qui sont possiblement déconnectées de leur identité et culture autochtones.
QUELS CONSEILS DONNERIEZ-VOUS AUX JURISTES QUI COMPARAISSENT DEVANT VOUS?
Assurez-vous de bien connaître vos clients autochtones, y compris leur affiliation, leur communauté, leurs antécédents et la façon dont leur vie a été touchée par le traumatisme intergénérationnel associé à l’héritage des pensionnats et à d’autres facteurs cernés dans les arrêts R. c. Gladue et R. c. Ipeelee de la Cour suprême, que nous appelons maintenant les facteurs Gladue. Ces renseignements généraux sont essentiels pour le tribunal et la Cour suprême du Canada a demandé aux juges de première instance de tenir compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue lors de toute audience de détermination de la peine devant une cour. Ces renseignements de base sont également essentiels pour les juges dans le cadre d’audiences de mise en liberté sous caution impliquant une personne autochtone, et le Code criminel exige que les juges « accordent une attention particulière à la situation des prévenus autochtones » lorsqu’ils rendent une ordonnance de mise en liberté provisoire en vertu de l’alinéa 493.2a) du Code criminel du Canada.
QUE SOUHAITEZ-VOUS QUE LE PUBLIC SACHE AU SUJET DU SYSTÈME DE JUSTICE?
Le public doit savoir qu’une stratégie de justice autochtone est comprise dans le plan stratégique de 2021-2024 de la Cour provinciale de l’Alberta, maintenant appelée la Cour provinciale de justice. L’une des priorités de la cour est de s’efforcer de fournir un système de justice adapté à la culture, qui soit réparateur et holistique pour les personnes autochtones, y compris pour les accusés, les contrevenants, les victimes, les familles, les jeunes et les enfants, ainsi que pour les communautés autochtones touchées par les actions de personnes qui comparaissent devant la Cour.
Aussi, la Cour provinciale de justice, comme il est indiqué dans sa stratégie de justice autochtone, reconnaît que les Autochtones de diverses communautés qui comparaissent devant elle ont également des traditions distinctes ainsi que leurs propres priorités, antécédents et besoins. Pour diverses raisons, ces personnes ont l’impression de ne pas avoir accès au système judiciaire et manquent de confiance dans le l’appareil judiciaire. De plus, la Cour provinciale de justice est consciente que les Autochtones sont surreprésentés dans les périodes de maintien sous garde avant et après le procès, et que les enfants autochtones sont appréhendés et surreprésentés dans le système de protection de l’enfance. La Cour provinciale de justice vise à donner suite aux recommandations énoncées dans sa stratégie de justice autochtone pour réagir à ces constatations.