La nouvelle loi texane qui interdit l’avortement après six semaines de grossesse est bien entendu effroyable. Elle prouve notamment que la protection juridique de l’avortement, que nous jugeons plutĂ´t solide au Canada, est plus fragile qu’il n’y paraĂ®t. Ce moment tragique offre nĂ©anmoins une occasion de revoir notre conception de l’avortement. Car nous ne devrions pas penser l’avortement uniquement comme un objet de droit, mais aussi comme un acte qui peut se poser en toute sĂ©curitĂ© Ă la maison, lorsque les circonstances s’y prĂŞtent, sans surveillance mĂ©dicale directe ni intervention de l’État.
InspirĂ©es par les travaux de chercheurs comme la professeure Joanna Erdman, nous croyons que l’avortement autogĂ©rĂ© doit occuper une place plus importante dans le dialogue sur l’avortement au Canada. Un dialogue qui doit notamment Ă©valuer les risques juridiques qui pèsent sur cette pratique – car, bien que le droit ne doive pas toujours guider notre façon de penser l’avortement, nous ne pouvons pas non plus l’ignorer.
DĂ©fini au sens large, l’avortement autogĂ©rĂ© dĂ©signe les actions ou activitĂ©s d’une personne visant Ă interrompre sa grossesse en dehors du cadre mĂ©dical. Il consiste habituellement Ă prendre des pilules abortives, mais il existe d’autres mĂ©thodes (dont l’avortement par succion-aspiration, qui peut ĂŞtre pratiquĂ© Ă la maison de façon sĂ©curitaire, si l’intervenante dispose des outils et de la formation appropriĂ©s).
L’avortement autogĂ©rĂ© n’est pas nouveau. Avant d’ĂŞtre mĂ©dicalisĂ© – et ensuite criminalisĂ© – au XIXe siècle, l’avortement se faisait dans l’espace privĂ©, souvent avec l’aide de praticiens communautaires comme des sages-femmes. Les Autochtones ont longtemps utilisĂ© des mĂ©thodes traditionnelles, non cliniques pour mettre fin Ă une grossesse. (Pour en savoir plus sur l’histoire de l’avortement au Canada, nous recommandons cet ouvrage collectif.)
Les soins abortifs ont fait beaucoup de progrès depuis les annĂ©es 1960 et 1970, une Ă©poque oĂą des militantes donnaient des cours d’« avortement maison » parfois Ă l’aide d’un dispositif d’aspiration appelĂ© Del-Em (encore utilisĂ© de nos jours). Comme le dit Renee Bracey Sherman, l’avènement des pilules abortives a « rĂ©volutionnĂ© » l’accès Ă l’avortement en permettant aux femmes de « gĂ©rer en toute sĂ©curitĂ© leur propre avortement, Ă domicile, avec un minimum de supervision mĂ©dicale ». (Une mĂ©thode qui a jouĂ© un rĂ´le crucial pendant la pandĂ©mie.)
Les pilules utilisĂ©es pour interrompre la grossesse sont la mifĂ©pristone et le misoprostol. Pris seul, le misoprostol suffit gĂ©nĂ©ralement Ă mettre fin Ă la grossesse, mais les chances de rĂ©ussite sont meilleures lorsqu’il est utilisĂ© avec la mifĂ©pristone : le taux d’efficacitĂ© est de 95 % Ă 98 % jusqu’Ă 63 jours de grossesse.
Au Canada, ces mĂ©dicaments sont vendus ensemble sous l’appellation commerciale Mifegymiso (parfois dit « Mife »), que SantĂ© Canada a approuvĂ© en 2015, mais seulement jusqu’Ă neuf semaines de grossesse (mĂŞme si les pilules peuvent ĂŞtre efficaces au-delĂ de ce point).
Bien que l’acte de s’administrer une pilule abortive soit lĂ©gal au Canada, il existe des interdictions pĂ©nales et rĂ©glementaires susceptibles d’exposer les personnes qui autogèrent leur avortement, ou qui accompagnent l’avortement autogĂ©rĂ© d’une autre personne, Ă un risque juridique.
Plusieurs activitĂ©s pendant et après la naissance sont proscrites par des dispositions du Code criminel, comme le fait de dissimuler le cadavre d’un nouveau-nĂ©, de tuer un enfant non encore nĂ© pendant la mise au monde ou de nĂ©gliger de se procurer de l’aide pour l’accouchement. Heureusement, grâce Ă l’arrĂŞt R. v. Levkovic (oĂą la Cour supĂ©rieure de l’Ontario a acquittĂ© la dĂ©fenderesse, accusĂ©e d’avoir fait disparaĂ®tre le corps de son enfant, en invoquant la possibilitĂ© qu’elle ait procĂ©dĂ© Ă un avortement autogĂ©rĂ©), ces cas d’avortements autoprovoquĂ©s ne devraient gĂ©nĂ©ralement pas tomber sous le coup de ces dispositions.
Le cadre rĂ©glementaire canadien en matière d’aliments et de drogues est une autre source de restrictions juridiques.
En tant que substance inscrite Ă l’annexe I, le Mifegymiso ne peut ĂŞtre vendu sans ordonnance. Et l’importation de mĂ©dicaments sur ordonnance pour usage personnel constitue normalement une infraction en vertu de la Loi sur les aliments et drogues. Toute personne impliquĂ©e dans la fourniture de mĂ©dicaments d’ordonnance importĂ©s peut ĂŞtre reconnue coupable de cette infraction. Il n’existe Ă notre connaissance aucun site Internet basĂ© au Canada qui vende des pilules abortives. La commande en ligne de mĂ©dicaments importĂ©s se fait donc probablement Ă partir d’autres pays, une pratique qui serait illĂ©gale en vertu de la Loi sur les aliments et drogues dans sa version actuelle.
Rendre le Mifegymiso disponible en vente libre (ne serait-ce que « derrière le comptoir », comme la pilule du lendemain) pourrait ĂŞtre une solution pour libĂ©raliser l’accès aux pilules abortives et soutenir l’avortement autogĂ©rĂ© au Canada. Le Mifegymiso et le misoprostol sont dĂ©jĂ offerts en vente libre dans de nombreux autres pays. Ă€ tout le moins, le fait d’obtenir des pilules abortives sans ordonnance ne devrait pas ĂŞtre une infraction en droit canadien.
Certains objecteront que les restrictions lĂ©gales visant les pilules abortives sont, comme pour d’autres mĂ©dicaments, nĂ©cessaires pour protĂ©ger les personnes qui les utilisent (en dĂ©pit de l’innocuitĂ© dĂ©montrĂ©e des pilules abortives). Mais le Texas nous rappelle qu’en matière d’avortement, la loi peut vite devenir plus punitive que protectrice. Bref, le droit n’est pas toujours la solution ou, du moins, pas la seule solution.
Les activistes se prĂ©paraient depuis longtemps aux États-Unis Ă une interdiction de l’avortement comme celle du Texas. Ils ont mis en place une extraordinaire infrastructure communautaire dans le but de soutenir celles – notamment dans les communautĂ©s marginalisĂ©es, qui sont touchĂ©es de manière disproportionnĂ©e par l’interdiction texane – qui ont besoin d’interrompre leur grossesse. Cette infrastructure prĂ©voit la possibilitĂ© d’offrir une aide financière, des conseils juridiques, des renseignements sur l’accès Ă l’avortement, des fonds de dĂ©fense juridique et de mise en libertĂ© sous caution, et des guides en ligne sur les pilules abortives.
Le Canada possède des infrastructures similaires, qui pourraient ĂŞtre consolidĂ©es. Nous comptons dĂ©jĂ sur un rĂ©seau national d’organismes vouĂ©s Ă cette cause (comme la Coalition pour le droit Ă l’avortement au Canada, Action Canada et Abortion Support Services Atlantic, pour ne nommer que ces trois-lĂ ). Ces organismes offrent de l’information, du soutien, une aide financière et des services pour pallier les lacunes actuelles de l’accès Ă l’avortement. Si l’accès lĂ©gal Ă©tait restreint, ils pourraient servir Ă mobiliser la collectivitĂ©, Ă l’instar des organismes amĂ©ricains.
Cela ne veut pas dire qu’en matière d’accès Ă l’avortement, la loi conventionnelle n’a pas d’importance. Elle est indĂ©niablement importante. Mais se concentrer exclusivement sur les mesures lĂ©gislatives, la jurisprudence et les politiques publiques en matière de santĂ© ne tient pas suffisamment compte de la possibilitĂ©, aussi improbable qu’elle puisse paraĂ®tre, que le droit change rapidement. Nous devons cĂ©lĂ©brer la protection juridique de l’accès Ă l’avortement dont nous jouissons aujourd’hui et continuer d’amĂ©liorer l’accès Ă l’avortement. Et nous devons nous prĂ©parer Ă la possibilitĂ© que cette protection nous soit retirĂ©e.
Julianne Stevenson (elle) et Jennifer Taylor (elle) exercent le droit Ă Halifax, en Nouvelle-Écosse. Cet article exprime leur opinion et ne se veut pas un avis juridique. Il s’agit d’un extrait adaptĂ© d’un rapport Ă paraĂ®tre sur l’avortement autogĂ©rĂ© produit pour le Fonds d’action et d’Ă©ducation juridique pour les femmes.
La version originale de cet article a été publiée par le magazine National.