Remarque : cet article a Ă©tĂ© initialement publiĂ© le 30 septembre 2020 par The Lawyer’s Daily, une division de LexisNexis Canada.
Par Jennifer Taylor
Le soir oĂą Ruth Bader Ginsburg est dĂ©cĂ©dĂ©e, j’ai maudit 2020 pour la Ă©nième fois, puis j’ai rempli mon devoir de partager une photo ayant pour lĂ©gende l’une de ses dernières paroles : [traduction] « Mon souhait le plus cher est de ne pas ĂŞtre remplacĂ©e avant l’arrivĂ©e d’un nouveau prĂ©sident ».
Le lendemain, je me suis rendu compte que je n’Ă©tais pas d’accord avec RBG, et ce n’Ă©tait pas la première fois.
Lutter Ă propos de la date de son remplacement plutĂ´t que sur qui lui succĂ©dera reviendrait Ă transformer l’hypocrisie des rĂ©publicains de 2016 (lorsque la majoritĂ© du SĂ©nat a refusĂ© de tenir une audience de confirmation pour le candidat proposĂ© par le prĂ©sident Obama, Merrick Garland) en une sorte de convention constitutionnelle qui finira un jour par se retourner contre les dĂ©mocrates.
Celles et ceux qui appuient la lutte pour qu’aucune confirmation ne soit faite avant l’inauguration d’un nouveau prĂ©sident (dont ma chère Elizabeth Warren) risquent Ă©galement de perdre de vue le tableau d’ensemble. Soyons clairs : si le dĂ©cès d’une ou d’un juge a le pouvoir de faire pencher la balance quant Ă l’avenir du droit Ă l’avortement aux États-Unis, c’est que trop de choses ont mal tournĂ© et trop de systèmes sont devenus pourris. Or, c’est exactement ce qui pourrait arriver maintenant que RBG risque d’ĂŞtre remplacĂ©e par « ACB », soit Amy Coney Barrett, l’une des candidates favorites des groupes antiavortement.
Et il n’est pas seulement question du droit Ă l’avortement.
Comme Rebecca Traister l’a Ă©crit dans The Cut, [traduction] « en l’absence de structure en matière de sĂ©curitĂ©, il devient beaucoup plus facile de focaliser sur des personnes, que ce soit des hĂ©ros ou des vilains, que de se pencher sur ce qui ne va pas et ce qui doit ĂŞtre corrigĂ© ». Il est facile de dĂ©signer RBG comme la bonne hĂ©roĂŻne et ACB comme la mĂ©chante vilaine, mais mettre en Ĺ“uvre une rĂ©volution Ă grande Ă©chelle, non.
Je pensais que voter permettrait peut-ĂŞtre aux États-Unis de corriger ce qui ne va pas, mais Ă©lire Joe Biden et Kamala Harris ne permettra pas de guĂ©rir complètement les malaises qui ont permis l’avènement d’un Donald Trump. De surcroĂ®t, le droit de vote aux États-Unis, dĂ©jĂ fragilisĂ© par le redĂ©coupage partisan des circonscriptions Ă©lectorales et les restrictions fondĂ©es sur l’appartenance ethnique, n’a de valeur que si les tribunaux acceptent de le protĂ©ger. Si Trump fait de son mieux pour « semer le doute » quant Ă l’intĂ©gritĂ© des Ă©lections (en les qualifiant de « grosse arnaque »), le moment choisi pour la nomination de la juge Barrett vise Ă©galement Ă s’assurer que la magistrature lui est favorable s’il perd et dĂ©cide de contester les rĂ©sultats. Ce ne serait pas la première fois que la Cour suprĂŞme tranche entre deux candidats (vous vous souvenez de Bush c. Gore?) ou alors intervienne pour assouplir la protection du droit de vote.
Dans l’arrĂŞt Shelby County v. Holder, la majoritĂ© a invalidĂ© la principale disposition relative Ă l’application de la loi Voting Rights Act. (VoilĂ un exemple parmi d’autres du « long historique de rĂ©gression » de la Cour suprĂŞme, comme dirait Keeanga-Yamahtta Taylor.) Dans son opinion dissidente, la juge Ginsburg a qualifiĂ© cette loi de [traduction] « l’un des moyens les plus importants, efficaces et amplement justifiĂ©s du pouvoir lĂ©gislatif fĂ©dĂ©ral de l’histoire de notre pays » de protĂ©ger « le droit de vote contre la discrimination raciale ». Comme elle l’a reconnu, le droit de vote est Ă la base de tous les autres droits.
Revenons en 2020. La juge Barbara Lagoa, l’autre candidate favorite Ă la succession de RBG, a rĂ©cemment dĂ©cidĂ©, avec une majoritĂ© de ses collègues, de confirmer la constitutionnalitĂ© d’une loi en Floride qui restreindrait le droit de vote des personnes reconnues coupables de crimes graves si elles n’acquittent pas leurs amendes en souffrance auprès de l’État. (Et ce, après que les Floridiens eurent votĂ© en 2018 pour invalider l’interdiction de voter pour les personnes reconnues coupables de crimes graves.) Selon le Washington Post, cette dĂ©cision risque d’empĂŞcher 85 000 personnes [traduction] « de voter en novembre. Donald Trump a remportĂ© cet État en 2016 par moins de 113 000 voix ».
Par consĂ©quent, tant que le droit de vote n’est pas vĂ©ritablement Ă©quitable, il ne peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme une solution miracle. Bien que nous ayons encore besoin d’Ă©lus en qui nous pouvons avoir confiance (comme l’a prouvĂ© la pandĂ©mie), l’organisation communautaire se rĂ©vèle encore plus nĂ©cessaire. Pour citer une autre fois Keeanga-Yamahtta Taylor : [traduction] « C’est grâce Ă des actes de solidaritĂ© et des luttes que nous avons rĂ©ussi Ă faire reconnaĂ®tre nos droits et libertĂ©s aux États-Unis et, selon la tournure des Ă©vĂ©nements Ă venir, c’est de cette façon que nous devrons les dĂ©fendre. Autrement dit, il faudra lancer des mouvements pour faire pression sur une Cour suprĂŞme de plus en plus conservatrice et, ainsi, empĂŞcher cet organe d’attenter davantage aux droits des gens ordinaires. »
Il en va de mĂŞme pour le Canada.
Ici, Ă Halifax, des Ă©lections municipales auront lieu le 17 octobre. Sans grande surprise, les services policiers reprĂ©sentent l’un des enjeux majeurs de cette Ă©lection.
J’ai eu la chance de faire partie du Nova Scotia Policing Policy Working Group, une coalition d’organismes communautaires et de citoyens inquiets qui propose des rĂ©formes lĂ©gislatives et Ă©labore des politiques relatives aux services policiers de la province. Au nombre de ses projets, le groupe de travail a envoyĂ© un sondage Ă tous les candidats des prochaines Ă©lections afin de connaĂ®tre leur opinion sur le budget municipal consacrĂ© aux services policiers, le mouvement visant Ă mettre un terme au financement de la police, la disposition de la Municipal Elections Act qui interdit aux personnes incarcĂ©rĂ©es de voter (vous voyez? Cette situation n’est pas propre Ă la Floride), et plus encore.
Ce genre de travail communautaire sur le terrain, axĂ© sur le changement systĂ©mique (mais aussi sur les rouages de la rĂ©daction de communiquĂ©s de presse, de l’envoi de courriels et de la collecte de rĂ©sultats de sondages), me procure une lueur d’espoir lorsque le dĂ©sespoir tente de s’emparer de moi, comme depuis le dĂ©cès de RBG.
Dans sa plus rĂ©cente infolettre, Ann Friedman fait le lien entre l’hĂ©ritage de Ruth Bader Ginsburg et de Breonna Taylor, qui a Ă©tĂ© tuĂ©e par la police de Louisville en mars dernier. [Traduction] « J’essaie de me pencher vers un ensemble de scĂ©narios plus ambitieux, Ă©crit-elle. Et si l’on faisait de l’idĂ©al vĂ©hiculĂ© par le terme justice une rĂ©alitĂ© partagĂ©e par tous? »
Nous ne parviendrons certainement pas Ă Ă©chapper au chaos de 2020 ni Ă faire de la justice la rĂ©alitĂ© de tout le monde si nous ne faisons pas preuve d’ambition et d’imagination. VoilĂ deux qualitĂ©s dont RBG ne manquait pas. Puisse sa mĂ©moire rĂ©volutionner le monde.
Jennifer Taylor est avocate Ă Halifax, en Nouvelle-Écosse, et agente des communications du Forum des avocates de l’ABC. Vous pouvez la retrouver sur Twitter avec son nom d’utilisateur @jennlmtaylor. Les opinions exprimĂ©es dans cet article lui sont propres.