Osez ĂŞtre une RBG

  • 13 mars 2019
  • Jennifer Taylor

REMARQUE : Cet article a Ă©tĂ© publiĂ© pour la première fois dans The Lawyer’s Daily de LexisNexis Canada Inc., le 29 janvier 2019 sous le titre « What we can learn from On the Basis of Sex ».


Il y a une scène dans le nouveau film biographique sur la juge Ruth Bader Ginsburg, intitulĂ© On the Basis of Sex, que je ne parviens pas Ă  oublier. Elle montre une jeune RBG (surnom affectueux qui lui a Ă©tĂ© donnĂ©), alors professeure de droit Ă  l’universitĂ© Rutgers, qui traverse intentionnellement une foule de manifestants contre la guerre du Vietnam pour se rendre Ă  son cours.

Cette scène (comme une bonne partie du film, pour ĂŞtre honnĂŞte) Ă©tait un moyen plutĂ´t Ă©vident de cerner la tension essentielle liĂ©e Ă  RBG, Ă  savoir qu’elle pourrait sembler une fĂ©ministe radicale dans le contexte de la Cour suprĂŞme des États-Unis, mais elle est un peu… conservatrice (qui porte des cols en dentelle?).

Je dois bien admettre que c’est sur cette scène que j’ai fondĂ© mon jugement de RBG. C’EST ELLE la femme que nous avons adoubĂ©e grande hĂ©roĂŻne du fĂ©minisme? Pourquoi, alors pourquoi, ne s’est-elle pas arrĂŞtĂ©e? Pourquoi n’a-t-elle pas brandi le poing et, elle aussi, criĂ© un slogan? Après tout, c’Ă©tait quand mĂŞme la guerre du Vietnam.

Et pourtant, au milieu de mes jugements, je me suis reconnue dans la façon dont elle a pressĂ© le pas pour rejoindre la sĂ©curitĂ© de la facultĂ© de droit. Je me suis souvenue que mon opposition Ă  la guerre d’Irak (qui a commencĂ© alors que j’Ă©tais en premier cycle universitaire) s’est manifestĂ©e sous forme de dĂ©bats houleux dans l’atrium de la bibliothèque de l’universitĂ©, et non pas dans la rue. La marche des femmes en 2017 a Ă©tĂ© ma première vraie « manifestation ». En tant qu’avocate, j’ai gĂ©nĂ©ralement pensĂ© que c’est en transformant les mots en arguments que je pouvais ĂŞtre la plus utile, et en utilisant toute plateforme dont je dispose pour dĂ©fendre le fĂ©minisme. Mais cela suffit-il?

On the Basis of Sex semble penser que oui. Moi, je n’en suis pas convaincue.

Le film prĂ©sente RBG comme Ă©tant Ă©trangère au mouvement fĂ©ministe des annĂ©es 1960. Pourtant, dans une autre scène très Ă  propos, sa fille Jane utilise Gloria Steinem comme argument pour pousser sa mère dans une discussion; celle de Gloria Steinem est Ă  l’opposĂ© de la lente mais inexorable approche de Ruth Bader Ginsburg. C’est le mĂ©gaphone par rapport Ă  la machine Ă  Ă©crire.

Pourtant, l’intention du film est de vous rendre RBG sympathique et de vous convaincre du bien-fondĂ© de ses plans mĂ©thodiques pour remettre en cause les quelque 180 lois fĂ©dĂ©rales qui discriminent sur la base du sexe. Comme si, une fois sa « mission » accomplie, nous aurions atteint l’Ă©galitĂ© et, par consĂ©quent, la victoire.

L’affaire au cĹ“ur du film est Moritz v Commissioner of Internal Revenue, dans laquelle Ruth Bader Ginsburg (ainsi que son Ă©poux, Martin Ginsburg, et Mel Wulf de l’American Civil Liberties Union) reprĂ©sentait un homme auquel on avait refusĂ© une dĂ©duction fiscale pour un fournisseur de soins (il avait besoin d’une personne pour l’aider Ă  s’occuper de sa mère âgĂ©e, qui vivait avec lui, lorsqu’il Ă©tait en dĂ©placement en raison de son emploi de vendeur). Selon le code de la fiscalitĂ© (Tax Code), seuls les femmes, les veufs et les conjoints dont la femme Ă©tait incapable ou internĂ©e (les personnes dont le Congrès prĂ©sumait qu’elles pourraient avoir des responsabilitĂ©s de fournisseur de soins) pouvaient se prĂ©valoir de la dĂ©duction. Les cours d’appel pour le 10e circuit (10th Circuit Court of Appeals) ont convenu avec RBG et ses collègues qu’il s’agissait d’une classification discriminatoire fondĂ©e sur le sexe contraire au principe de l'application rĂ©gulière de la loi prĂ©vue par la Constitution amĂ©ricaine.

Cette affaire a Ă©tĂ© tranchĂ©e en 1972, quelques mois avant la publication de la dĂ©cision Roe v Wade rendue par la Cour suprĂŞme des États-Unis. Cela m’a amenĂ©e Ă  me demander pourquoi RBG passait son temps Ă  reprĂ©senter un homme dans une affaire fiscale alors que les femmes luttaient pour obtenir le droit de disposer de leur propre corps. Selon un rĂ©cent article (disponible uniquement en anglais) paru dans le New Yorker, l’ACLU a alors demandĂ© Ă  Ruth Bader Ginsburg d’accepter des dossiers en dĂ©fense de l’arrĂŞt Roe et elle a refusĂ©, prĂ©fĂ©rant continuer Ă  travailler sur des affaires axĂ©es autour de la discrimination fondĂ©e sur le sexe (comme si les restrictions en matière d’avortement *n’Ă©taient pas* une discrimination fondĂ©e sur le sexe!). Cependant, alors que Ruth Bader Ginsburg a critiquĂ© le raisonnement de la Cour dans l’affaire Roe, elle en est venue Ă  dĂ©fendre le droit Ă  l’avortement avec vĂ©hĂ©mence et est l’auteure d’une solide opinion concordante dans l’arrĂŞt rendu en 2016 dans l’affaire Whole Woman’s Health v Hellerstedt.

Nous savons cependant qu’un peu plus tard cette annĂ©e-lĂ , M. Trump remportait les Ă©lections et que Brett Kavanaugh siège dĂ©sormais aux cĂ´tĂ©s de Ruth Bader Ginsburg Ă  la Cour suprĂŞme.

Pour les dĂ©faitistes, RBG aurait remportĂ© une rude bataille mais, en fin de compte, perdu la guerre. Toutefois, On the Basis of Sex n’est pas dĂ©faitiste. Comment le film se termine-t-il? La vraie RBG gravit les marches de la Cour suprĂŞme portĂ©e par crescendo musical. Quel est le message? Voyez ce qu’une femme peut accomplir Ă  elle seule. Voyez l’ampleur de ce que cette femme a rĂ©alisĂ©. Ruth Bader Ginsburg n’est pas Ă  elle seule responsable de la destruction du patriarcat, mais elle y a contribuĂ© plus largement que la plupart (et elle continue Ă  siĂ©ger, elle n’a donc pas terminĂ© son Ĺ“uvre!).

Aujourd’hui, en 2019, un grand nombre de fĂ©ministes reportent leur admiration sur une autre Ă©minente femme connue sous ses initiales : Alexandria Ocasio-Cortez (alias AOC), la plus jeune femme jamais Ă©lue dĂ©putĂ©e Ă  la Chambre des reprĂ©sentants des États-Unis. Le premier jour de son orientation, AOC a participĂ© Ă  une grève avec occupation des lieux (disponible uniquement en anglais) organisĂ©e dans le bureau de Nancy Pelosi par des activistes dans le domaine des changements climatiques. Elle n’a pas traversĂ© la manifestation, elle y a participĂ©. Elle a utilisĂ© cette grève d’occupation comme plateforme pour exiger une « nouvelle donne » verte, une proposition de politique qui fait de rĂ©els progrès au sein du Capitole.

Les manifestations en elles-mĂŞmes ne sont pas une panacĂ©e, cela va de soi. Il faut qu’elles soient appuyĂ©es par des politiques et une rĂ©forme du droit. C’est la raison pour laquelle il est si vivifiant de regarder AOC combiner son Ă©nergie activiste avec des propositions de fond et de voir que cela inspire en retour la prise de rĂ©elles mesures concrètes.

Loin de moi l’idĂ©e de rabaisser les fĂ©ministes qui, en coulisse, interprètent mĂ©thodiquement la lĂ©gislation et montent des solides arguments sans faire de vagues (et oui, je me range au rang de ces personnes). Le mouvement fĂ©ministe de 2019 peut tirer profit de toutes sortes de compĂ©tences et approches, Ă  condition de ne surtout pas perdre de vue l’objectif commun de la vĂ©ritable Ă©galitĂ©. La rĂ©ussite de RBG a allumĂ© une Ă©tincelle pour un grand nombre de juristes fĂ©ministes, mais c’est Ă  nous qu’il Ă©choit de la transformer en vĂ©ritable feu.

Jennifer Taylor est avocate dans le cabinet Stewart McKelvey Ă  Halifax (Nouvelle-Écosse) et membre du Forum des avocats de l’ABC (entre autres activitĂ©s fĂ©ministes). Elle s’exprime sur Twitter Ă  @jennlmtaylor. Les opinions exprimĂ©es sont les siennes propres.