La Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents Ă©lectroniques (LPRPDE), la loi qui protège les donnĂ©es du secteur privĂ© au Canada, a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e dans les annĂ©es 1990, bien avant l’entrĂ©e en scène des mĂ©dias sociaux, des mĂ©gadonnĂ©es et de l’Internet des choses. FondĂ©e sur l’hypothèse que les personnes peuvent contrĂ´ler leurs propres renseignements personnels, elle s’appuie sur le consentement comme principale forme de protection. L’efficacitĂ© du consentement a fait couler beaucoup d’encre, mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous percevons les liens entre le consentement et la dĂ©mocratie.
Pour qu’il y ait dĂ©mocratie, les citoyens doivent ĂŞtre vĂ©ritablement autonomes, libres de remettre les choses en question, d’exprimer leur dĂ©saccord et de changer d’avis. Toutefois, pour tout un chacun, le genre d’autonomie individuelle nĂ©cessaire Ă l’existence d’une vraie dĂ©mocratie ne se limite pas au choix et Ă l’expression des prĂ©fĂ©rences, il s’agit aussi de la libertĂ© de recevoir l’information provenant de sources diverses, d’entendre divers points de vue et d’ĂŞtre confrontĂ© Ă la contestation de ses propres idĂ©es prĂ©conçues et prĂ©jugĂ©s.
Si l’autonomie se limite Ă la libertĂ© de choisir et d’exprimer des prĂ©fĂ©rences, autant ĂŞtre des robots; c’est juste une question de programmation : on saisit l’information et cela produit des choix. Cependant, les humains ne sont pas des robots. Ils ont une capacitĂ© unique en son genre Ă l’autodĂ©termination fondĂ©e sur la rĂ©flexion et Ă la prise de dĂ©cision fondĂ©e sur la dĂ©libĂ©ration collective concernant les règles de la coopĂ©ration sociale.
Cette capacitĂ© est cependant facilement sapĂ©e par les forces qui contrĂ´lent l’information et les images que nous communiquent les divers mĂ©dias et cercles sociaux qui nous entourent. C’est sur la foi de ces renseignements et bien sĂ»r de notre Ă©ducation, de notre formation et de notre vĂ©cu que nous dĂ©veloppons les croyances et les opinions qui vont former les assises de nos choix et façonner nos prĂ©fĂ©rences. Ce que nous ne savons pas importe tout autant que ce que nous pensons savoir.
Il s’avère, d’ailleurs, que nous pouvons très facilement ĂŞtre programmĂ©s. L’histoire regorge d’exemples de dĂ©sinformation intentionnelle utilisĂ©e pour instiller la peur, façonner des opinions et des croyances et conduire la population Ă prendre librement des dĂ©cisions fondĂ©es sur cette dĂ©sinformation. L’Allemagne nazie, la Chine maoĂŻste, le Rwanda en sont des exemples flagrants. Qu’il porte le chapeau de consommateur ou de citoyen, le genre humain est psychologiquement remarquablement mallĂ©able, plus particulièrement lorsque la manipulation est le fait d’entitĂ©s pour lesquelles ses vulnĂ©rabilitĂ©s et processus de prise de dĂ©cision insoupçonnĂ©s n’ont plus aucun secret.
Alors, un concept d’autonomie axĂ© uniquement sur la libertĂ© de choix serait-il incomplet? Lui manquerait-il la composante essentielle qu’est la totale absence de manipulation par les systèmes qui contrĂ´lent l’information Ă laquelle nous avons accès et les images que nous voyons.
C’est le moment oĂą le consentement entre en scène : c’est l’assise mĂŞme de la justification de la surveillance et du profilage utilisĂ©s de nos jours pour dĂ©cider ce que nous voyons en ligne et ce qui nous est dissimulĂ©; pour nous manipuler afin que nous achetions un produit plutĂ´t qu’un autre ou votions pour un candidat particulier.
Pourtant, nous savons bien tous que le consentement en pleine connaissance de cause est en grande partie, un simple leurre. Que ce soit en raison d’avis insuffisants, de limitations cognitives ou d’obstacles structurels tels qu’un simple manque de temps, les consommateurs ne donnent que rarement un consentement valable et en toute connaissance de cause Ă des utilisations non Ă©videntes des donnĂ©es. La rĂ©alitĂ© du comportement du consommateur ne correspond tout simplement pas Ă la thĂ©orie du consentement donnĂ© en toute connaissance de cause.
Il existe dĂ©sormais de vastes rĂ©sultats de recherches scientifiques qui rĂ©futent nos hypothèses sur la façon dont les gens prennent des dĂ©cisions concernant la protection de leur vie privĂ©e. Nous savons aujourd’hui que ces dĂ©cisions ne sont pas ancrĂ©es dans la rationalitĂ©, que les gens agissent souvent Ă l’encontre de leurs propres valeurs et au dĂ©triment de leurs intĂ©rĂŞts les plus fondamentaux. Nous savons que le profit immĂ©diat est surĂ©valuĂ© alors que le risque Ă©loignĂ© est, lui, sous-Ă©valuĂ©. Nous savons aussi que les dĂ©cisions prises sont très largement le produit de la façon dont les choix sont prĂ©sentĂ©s. Ces limitations cognitives sont des caractĂ©ristiques inhĂ©rentes Ă la condition humaine et, Ă ce titre, ne changeront pas.
Une transparence accrue pourrait aider, mais sa mise en Ĺ“uvre est très improbable si l’Ă©tablissement des modalitĂ©s de la prĂ©sentation des choix est confiĂ© aux entitĂ©s mĂŞmes dont les modèles de gestion exigent la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements personnels.
Des avis brefs et simples ne suffisent pas si l’explication est complexe, comme c’est souvent le cas. Ils se limitent alors Ă priver le consommateur de l’intĂ©gralitĂ© de l’explication dont il a besoin pour accorder un consentement en vĂ©ritable connaissance de cause. Nous nous retrouvons alors face au « dilemme du consentement » : le consommateur fait fi d’une explication trop dĂ©taillĂ©e qui lui prendra trop de temps Ă lire et Ă comprendre, en revanche, une explication brève et simple ne fournit pas l’information adĂ©quate.
Comme si cela ne suffisait pas, s’ajoutent Ă ces Ă©lĂ©ments cognitifs et structurels prĂ©existants le nouveau monde des mĂ©gadonnĂ©es dans lequel il est impossible d’identifier toutes les utilisations ultĂ©rieures de nos propres donnĂ©es, et l’Internet des choses dans lequel le nombre des acteurs et la complexitĂ© du rĂ©seau de relations de communication des donnĂ©es excèdent tout simplement largement les conditions du fonctionnement de l’ancien modèle de consentement en connaissance de cause.
Nous nous accrochons pourtant Ă la notion de consentement, parce que nous voulons protĂ©ger l’autonomie individuelle et que les autres solutions que sont l’interdiction et les restrictions semblent paternalistes et heurtent notre conception de l’humain comme ĂŞtre autonome.
L’ironie, c’est qu’en nous accrochant Ă la fiction du consentement en connaissance de cause lĂ oĂą il n’existe pas, nous avons sapĂ© cette fameuse autonomie que nous luttons si fort pour protĂ©ger.
LĂ , se trouve le lien entre le consentement et la dĂ©mocratie : ce n’est pas la notion simpliste que les citoyens d’une dĂ©mocratie doivent ĂŞtre libres de faire leurs propres choix, mais bien que des citoyens vĂ©ritablement autonomes doivent ĂŞtre libres de toute manipulation exercĂ©e par le biais de la surveillance et du ciblage rendu possible par le traitement des donnĂ©es dont la justification s’appuie sur le consentement thĂ©orique.
Sous le couvert du consentement, nous avons autorisĂ© le dĂ©veloppement d’un commerce florissant des donnĂ©es personnelles alors que les personnes n’ont, dans les faits, aucune idĂ©e ni de la destination finale ni de l’utilisation de leurs renseignements personnels.
La situation ne serait pas si inquiĂ©tante si nous contrĂ´lions les utilisations de nos donnĂ©es personnelles; si nous autorisions des utilisations bĂ©nĂ©fiques du point de vue social tout en empĂŞchant qu’elles ne puissent ĂŞtre utilisĂ©es Ă mauvais escient. Cependant, avec notre confiance aveugle dans le consentement et notre engouement envers l’innovation, au dĂ©triment des autres valeurs, nous avons autorisĂ© la technologie et le secteur Ă concevoir des normes de fait fondĂ©es largement sur les intĂ©rĂŞts commerciaux par opposition aux intĂ©rĂŞts de la sociĂ©tĂ©. Parallèlement, nous avons nĂ©gligĂ© la nĂ©cessitĂ© d’inscrire dans notre rĂ©gime de protection des donnĂ©es des normes importantes de respect de la vie privĂ©e fondĂ©es dans l’Ă©thique afin de prĂ©venir les utilisations indĂ©sirables du point de vue social.
Les prĂ©judices causĂ©s Ă la dĂ©mocratie par cette nĂ©gligence sont dĂ©sormais manifestes aux États-Unis oĂą la surveillance et le ciblage fondĂ©s sur le consentement thĂ©orique semblent avoir fait pencher la balance Ă©lectorale. En rĂ©duisant l’Ă©ventail des renseignements auxquels les gens accèdent en ligne Ă ceux qui reflètent leurs propres idĂ©es prĂ©conçues autoproclamĂ©es et en facilitant une campagne de dĂ©sinformation visant Ă les confirmer, Ă les alimenter et Ă approfondir les clivages sociaux, le traitement des donnĂ©es aux mains des sociĂ©tĂ©s qui tiennent les rĂŞnes des mĂ©dias sociaux s’est traduit par une atteinte imprĂ©vue Ă l’autonomie individuelle et une grave Ă©rosion de la dĂ©mocratie.
Il est temps que les détenteurs de mandats publics reprennent les commandes, reconnaissent que le consentement est un moyen imparfait de protéger les données, et conçoivent des mécanismes efficaces de protection des données servant à promouvoir une réelle autonomie et une véritable démocratie.
Philippa Lawson est avocate