En avril 2019, le groupe spĂ©cial de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a fait paraĂ®tre le rapport intitulĂ© Russie – Mesures concernant le trafic en transit1, lequel contenait sa première dĂ©cision portant sur les exceptions concernant la sĂ©curitĂ© prĂ©vues dans l’Accord gĂ©nĂ©ral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1994. C’Ă©tait la toute première interprĂ©tation de ces exceptions, dont la fonction dans le règlement de diffĂ©rends par l’OMC Ă©tait nĂ©buleuse, voire sujette Ă controverse. Cette dĂ©cision fait aussi date pour son possible ascendant sur deux diffĂ©rends en instance Ă l’OMC, dĂ©licats sur le plan politique, dans lesquels on a invoquĂ© les exceptions concernant la sĂ©curitĂ©. Les lignes qui suivent contiennent une brève prĂ©sentation de ces exceptions, suivie d’un rĂ©sumĂ© des passages-clĂ©s et d’une analyse.
L’article XXI en bref
Les exceptions concernant la sĂ©curitĂ© sont Ă©noncĂ©es Ă l’article XXI du GATT, qui dispose qu’un membre peut dĂ©roger Ă ses obligations prĂ©vues au GATT si cette dĂ©rogation est justifiĂ©e par des raisons de sĂ©curitĂ©. Il est libellĂ© comme suit :
Aucune disposition du présent Accord ne sera interprétée
[…]
b) […] comme empĂŞchant une partie contractante de prendre toutes mesures qu’elle estimera nĂ©cessaires Ă la protection des intĂ©rĂŞts essentiels de sa sĂ©curitĂ© :
i) se rapportant aux matières fissiles ou aux matières qui servent à leur fabrication;
ii) se rapportant au trafic d'armes, de munitions et de matériel de guerre et à tout commerce d'autres articles et matériel destinés directement ou indirectement à assurer l'approvisionnement des forces armées;
iii) appliquées en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale;
[…]
L’alinĂ©a b) a fait l’objet d’interprĂ©tations concurrentes, articulĂ©es autour de l’expression « qu’elle estimera ». Selon une Ă©cole de pensĂ©e, cette disposition relève de l’autodĂ©termination : le membre invoquant les exceptions dĂ©termine de son propre chef les mesures nĂ©cessaires Ă la protection de ses intĂ©rĂŞts de sĂ©curitĂ©. En outre, comme l’OMC n’intervient pas dans cette autodĂ©termination, la disposition serait donc « non justiciable ». Les États-Unis ont toujours soutenu cette interprĂ©tation, et ont prĂ©sentĂ© des observations dans le mĂŞme sens Ă titre de tierce partie dans le dĂ©bat de la question. Pour sa part, le Canada a soutenu, dans ses observations Ă titre de tierce partie, que si chaque pays a droit Ă l’autodĂ©termination des intĂ©rĂŞts essentiels de sa sĂ©curitĂ©, celui-ci doit aussi respecter une obligation de bonne foi.
Faits, mesures en cause et arguments des parties
L’Ukraine a contestĂ© une sĂ©rie de mesures par lesquelles la Russie a Ă©normĂ©ment rĂ©duit les exportations ukrainiennes transitant par son territoire, Ă destination du Kazakhstan et de la RĂ©publique kirghize. Par exemple, certaines marchandises devaient dĂ©sormais suivre un dĂ©tour par le nord et passer par des points de contrĂ´le dĂ©signĂ©s Ă la frontière russo-biĂ©lorusse (au lieu d’un passage direct vers l’Est) ou devaient porter des sceaux d’identification et ĂŞtre accompagnĂ©es de cartes d’enregistrement. L’Ukraine a fait valoir que ces mesures Ă©taient contraires Ă l’article V du GATT (LibertĂ© de transit) et au protocole d’accession de la Russie.
De son cĂ´tĂ©, la Russie s’est dĂ©fendue en invoquant le sous-alinĂ©a b) iii) de l’article XXI et en soutenant que cette disposition n’Ă©tait pas justiciable puisqu’elle admettait l’autodĂ©termination. Peu prolixe sur ce Ă quoi elle faisait allusion en parlant d’un « cas de grave tension internationale », elle a vaguement dĂ©crit des tensions qui sĂ©vissaient en Ukraine depuis 2014. Surtout, elle a fait valoir que le groupe spĂ©cial devait se borner Ă prendre acte de l’invocation des exceptions concernant la sĂ©curitĂ©, ce dernier n’ayant pas compĂ©tence pour Ă©valuer les mesures prises en application de ces exceptions.
Les conclusions du groupe spĂ©cial sur l’article XXI et conclusion de l’analyse2
Le groupe spĂ©cial a rejetĂ© la position russe. Selon lui, une mesure prise au titre de l’alinĂ©a b) de l’article XXI n’est justifiĂ©e que s’il peut ĂŞtre objectivement dĂ©montrĂ© qu’elle rĂ©pond aux critères de cet alinĂ©a. Ainsi, une mesure motivĂ©e par le sous‑alinĂ©a iii) fera l’objet d’un examen visant Ă s’assurer qu’il y avait bel et bien une « grave tension internationale » et, du coup, que ladite mesure Ă©tait bien appliquĂ©e « en cas de » grave tension. De plus, l’expression « qu’elle estimera » Ă l’alinĂ©a b) autorise le membre Ă dĂ©terminer ce qu’il estime ĂŞtre un intĂ©rĂŞt essentiel de sa sĂ©curitĂ©, mais cette dĂ©termination est assujettie Ă une obligation de bonne foi, conformĂ©ment au droit international sur les traitĂ©s. L’Ă©valuation sert donc Ă vĂ©rifier si la mesure n’est pas un simple stratagème par lequel le membre tenterait de se soustraire Ă ses obligations prĂ©vues au GATT. De plus, l’obligation de bonne foi s’applique non seulement Ă la dĂ©finition de l’intĂ©rĂŞt essentiel de sĂ©curitĂ©, mais aussi au lien entre cet intĂ©rĂŞt et la mesure en question. La mesure et l’intĂ©rĂŞt de sĂ©curitĂ© doivent avoir un lien, et pas que tĂ©nu.
Appliquant l’analyse qui prĂ©cède, le groupe spĂ©cial s’est d’abord penchĂ© sur la question de savoir si les exigences du sous-alinĂ©a iii) avaient Ă©tĂ© respectĂ©es. Il a dĂ©fini un « cas de grave tension internationale » comme Ă©tant « une situation de conflit armĂ©, ou de conflit armĂ© latent, ou de tension ou crise aggravĂ©e, ou d'instabilitĂ© gĂ©nĂ©rale embrasant ou entourant un État3 ». Il a pris acte de la dĂ©tĂ©rioration des relations entre l’Ukraine et la Russie depuis mars 2014, et des rĂ©solutions de l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de l’ONU, pour conclure que la situation rĂ©pondait au critère d’un cas de grave tension. Les mesures ayant Ă©tĂ© prises lors de cette situation, le critère de l’application « en cas de » a Ă©galement Ă©tĂ© respectĂ©. Par consĂ©quent, les exigences objectives du sous-alinĂ©a b) iii) de l’article XXI ont Ă©tĂ© remplies.
Quant Ă l’obligation de bonne foi, le groupe spĂ©cial a constatĂ© que le cas de grave tension dont la Russie faisait Ă©tat se trouvait « très proche du "cĹ“ur mĂŞme" de ce qui constitue une guerre ou un conflit armĂ©4 ». MalgrĂ© la manière indirecte dont elle a dĂ©crit cette grave tension, la Russie a « minimalement » dĂ©montrĂ© sa bonne foi. Le groupe spĂ©cial a conclu que la Russie n’avait pas invoquĂ© ses intĂ©rĂŞts essentiels de sĂ©curitĂ© pour se soustraire Ă ses obligations prĂ©vues au GATT. Il a par ailleurs conclu qu’il y avait corrĂ©lation entre les mesures en cause et le cas de grave tension internationale, ce qui satisfaisait au second critère de l’obligation de bonne foi. L’obligation de bonne foi s’appliquant Ă l’alinĂ©a b) de l’article XXI a donc Ă©tĂ© respectĂ©e.
Ayant jugĂ© que les mesures Ă©taient justifiĂ©es aux termes de l’article XXI du GATT, le groupe spĂ©cial a conclu que la Russie n’avait pas agi de façon contraire Ă ses engagements prĂ©vus au GATT ou au protocole d’accession.
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