Je vis et je travaille sous le régime juridique du Yukon, mais aussi dans les limites des territoires traditionnels des Premières Nations de Ta’an et des Kwanlin Dun ici, à Whitehorse.
Je suis une fière membre et citoyenne de la Première Nation Tr'ondëk Hwëch'in qui est une nation autonome. Je suis Han, Tlingit et Kaska. La famille de ma mère vient de Dawson, celle de mon père de Ross River. L’histoire de ma famille est marquée par toutes les formes d’enseignement, du legs des pensionnats à celui de la faculté de droit. Je dois ma résilience à l’éducation.
Mon identité autochtone teinte tous les aspects de l’exercice mon métier de juriste. Je suis avocate principale dans la Société d’aide juridique du Yukon. J’ai voué toute ma carrière juridique, soit maintenant 18 ans, à l’exercice du droit pénal. J’ai fait mes premières armes en qualité de procureure de la Couronne fédérale et je travaille depuis sept ans à la Société d'aide juridique.
Je manie quotidiennement les principes de la détermination de la peine et ce qui est souvent appelé les « facteurs Gladue ». Il ne se passe pas une journée sans que je doive composer avec la réalité de la surincarcération systémique des Autochtones du Yukon.
En 1996, les modifications apportées au Code criminel exigent des juges qu’ils envisagent toutes les options autres que l’incarcération qui s’ouvrent à eux lorsqu’ils déterminent la peine des délinquants autochtones. La décision rendue en 1999 dans l’affaire R. c. Gladue établit le principe selon lequel les juges sont tenus de reconnaître que des décennies d’oppression coloniale ont eu des répercussions sur la vie des délinquants autochtones. En 2012, avec l’arrêt R. c. Ipeelee, la Cour reconnaît que la justice pénale n’a pas su répondre aux besoins des peuples autochtones.
[Traduction] « Si vous êtes un jeune Autochtone à Saskatoon, vous avez plus de chances de vous retrouver en prison que de terminer vos études secondaires », a écrit Kyle Edwards dans un article publié dans MacLean’s le 18 octobre 2017 intitulé « Why Gladue has not lived up to its promise for Indigenous Justice ». Il souligne dans cet article que les peuples autochtones, qui constituent 4 % de la population canadienne, représentent 24 % de la population carcérale dans son ensemble et 34 % des détenues dans les établissements pénitentiaires fédéraux.
Le paragraphe 718.2e) du Code criminel, L.R.C. 1985, c-C-46, exige d’un juge de la détermination de la peine qu’il examine l’origine autochtone d’un délinquant et en tienne compte lorsqu’il décide de la peine (R. v. Joe, 2017 YKCA 13 (CanLII), au par. 78; arrêt disponible uniquement en anglais). Point n’est besoin d’établir le lien direct de cause à effet entre d’une part les facteurs systémiques et historiques qui affectent les peuples autochtones au Canada et d’autre part la perpétration de l’infraction en cause. Les facteurs systémiques et historiques fournissent plutôt le cadre contextuel dans lequel le juge doit évaluer les éléments propres à l’affaire et déterminer une peine appropriée. À eux seuls, ils n’excusent en rien un comportement criminel ni ne justifient nécessairement l’imposition d’une peine différente (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13 (CanLII), au par. 60). Dans tous les dossiers, c’est un examen réel et avéré des origines autochtones du délinquant qui est exigé du juge (R. v Sunshine, 2014 BCCA 318 (CanLII), au par. 31; arrêt disponible uniquement en anglais).
R. v. Joe, 2017 YKCA 13 (CanLII), une affaire récemment tranchée au Yukon, traite de cette question particulière.
[Traduction] « Sans complètement faire fi des principes énoncés dans l’arrêt Gladue, je le décrirais comme étant infinitésimal par lui-même », a écrit le juge Luther dans la décision de détermination de la peine de M. Joe.
Cependant, l’arrêt rendu par la Cour d’appel ne laisse aucun doute quant au fait que les juges de la détermination de la peine doivent tenir compte de l’origine autochtone d’une personne lorsqu’ils conçoivent une peine.
[Traduction] « En faisant fi des origines de M. Joe à toutes fins utiles, il est évident à mes yeux que le juge de la détermination de la peine a commis une erreur de principe qui a eu des incidences sur son analyse conduisant au prononcé de la peine », a écrit le juge en chef Robert Baumann dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel.
Selon les documents dont disposait la Cour, M. Joe, un Autochtone du Yukon âgé de 65 ans, a été élevé par ses grands-parents maternels jusqu’à ses 5 ans avant d’être envoyé dans un pensionnat. Ses parents étaient souvent ivres et sa mère est morte de froid.
[Traduction] « M. Joe a été envoyé au pensionnat de Lower Post dans le nord de la Colombie-Britannique, qui était réputé pour être l’un des pensionnats canadiens où il y avait le plus de répression et de brutalité », a écrit le juge en chef Baumann.
Le juge en chef Baumann a ordonné que la peine soit réduite à 23 mois et cinq jours, durée pendant laquelle M. Joe avait déjà été incarcéré au fil de la progression de son dossier dans le système judiciaire. M. Joe avait donc purgé sa peine du point de vue de l’incarcération. Il est désormais en liberté surveillée.
L’article paru dans Maclean’s concluait avec un aperçu de la situation à l’échelle du pays.
[Traduction] « Au Yukon, il n’y a pas de programme de rapport Gladue malgré le fait que les Autochtones représentent jusqu’à 64 % de la population carcérale. Pas non plus de programme Gladue au Nunavut, dans les Territoires du Nord-Ouest, au Manitoba, dans la Saskatchewan, au Nouveau-Brunswick ni à Terre-Neuve-et-Labrador. “Lorsqu’une question parvient devant la Cour suprême, elle devient alors une question fédérale “, dit Anisa White, présidente et cofondatrice de la Gladue Writers Society of British Columbia,“ et le gouvernement fédéral a toujours échoué à tenir ce que nous pourrions appeler la promesse de Gladue“. »
Au Yukon, il y a eu une occasion de formation à l’échelle locale au sujet des rapports Gladue et peut être le début d’un programme.
À mon avis, les rapports Gladue doivent rester au niveau local au sein des communautés autochtones. Le Canada doit accorder des ressources financières et humaines dépassant le stade des projets pilotes. Le gouvernement ne peut continuer à s’attendre à ce que des organisations à but non lucratif qui font déjà face à de lourdes charges de travail élaborent en plus ces rapports.
Comment pouvons-nous aller de l’avant? Les ordonnances des tribunaux n’ont aucune valeur en l’absence de tout recours juridique pour les faire appliquer. Que faire lorsque l’inobservation s’étend à l’échelle du système? Si le tribunal ordonne la rédaction d’un rapport Gladue en l’absence de programme Gladue, que faire?
Comprenez-vous les facteurs Gladue? Lisez la décision. Prenez le temps d’apprendre notre histoire canadienne. Reconnaissez l’existence de ses moments les plus noirs qui ont touché les peuples autochtones au plus profond. C’est là que se trouve la faille. Les facteurs Gladue se résument-ils à une case que l’on coche? Sont-ils un concept? Sont-ils un idéal? Il ne s’agit pas d’un enjeu autochtone. Il ne s’agit pas d’un enjeu strictement limité au droit pénal. C’est un enjeu à l’échelle de tout le Canada.
Melissa Atkinson est avocate principale dans le Tutshi Law Centre à Whitehorse