Dans une dĂ©cision rendue le 29 mai 2018, la Cour canadienne de l’impĂ´t a rejetĂ© l’appel d’une filiale (la « filiale ») d’une grande banque canadienne (la « Banque ») portant sur des rĂ©clamations de crĂ©dits de taxe sur les intrants (les « CTI ») liĂ©s Ă des dĂ©penses attribuables Ă certaines fournitures exportĂ©es que la filiale avait effectuĂ©es pour des succursales de la Banque situĂ©es hors du Canada.
Entre autres activitĂ©s, la filiale (une banque d’investissement) fournit des services administratifs Ă la Banque dans le cadre des activitĂ©s que la Banque exerce Ă l’extĂ©rieur du Canada. Pour les pĂ©riodes de dĂ©claration allant de 2008 Ă 2013, la filiale a rĂ©clamĂ© les CTI relativement aux dĂ©penses attribuables Ă ces services.
En qualitĂ© de membres d’un « groupe Ă©troitement liĂ© », la Banque et la filiale avaient fait le choix prĂ©vu par le paragraphe 150(1) (le « choix prĂ©vu Ă l’article 150 ») de la Loi sur la taxe d’accise (la « LTA ») aux termes duquel les fournitures effectuĂ©es entre les deux entitĂ©s Ă©taient rĂ©putĂ©es ĂŞtre des « services financiers » et, par consĂ©quent, Ă©taient exonĂ©rĂ©es en vertu de l’article 2 de la partie VII de l’Annexe V (l’« annexe portant sur l’exonĂ©ration »). Les inscrits qui effectuent des fournitures exonĂ©rĂ©es ne peuvent rĂ©clamer les CTI sur les intrants liĂ©s Ă ces fournitures.
Toutefois, la partie IX de l’annexe VI de la LTA (l’« annexe portant sur la dĂ©taxe ») Ă©tablit le principe gĂ©nĂ©ral selon lequel les fournitures exportĂ©es sont dĂ©taxĂ©es (c.-Ă -d., taxĂ©es Ă 0 %). Les inscrits peuvent rĂ©clamer les CTI sur les intrants liĂ©s Ă des fournitures dĂ©taxĂ©es.
Comme il a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© par la Cour, l’« enjeu gĂ©nĂ©ral consiste Ă dĂ©cider si ces fournitures exportĂ©es sont des fournitures dĂ©taxĂ©es ou exonĂ©rĂ©es; si elles sont dĂ©taxĂ©es, la filiale peut rĂ©clamer les CTI tandis que si elles sont exonĂ©rĂ©es, la filiale ne peut rĂ©clamer les CTI. » [traduction non officielle]
Pour les raisons mentionnĂ©es ci-dessous, la Cour a acceptĂ© la position du ministre, selon laquelle on avait refusĂ© Ă bon droit d’accorder les CTI, et elle a rejetĂ© l’appel de la filiale.
Position des parties
Les parties ont soumis un exposĂ© conjoint des faits, puisque leur dĂ©saccord portait seulement sur la manière de rĂ©soudre le conflit apparent entre l’annexe portant sur la dĂ©taxe et l’annexe portant sur l’exonĂ©ration. La position du ministre, qui Ă©tait fondĂ©e sur le choix prĂ©vu Ă l’article 150 dont les deux entitĂ©s s’Ă©taient prĂ©values, peut ĂŞtre rĂ©sumĂ©e comme suit :
- Ă€ l’article 2 de la partie VII de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration, il est prĂ©cisĂ© qu’une fourniture qui est rĂ©putĂ©e aux termes du choix prĂ©vu Ă l’article 150 ĂŞtre un service financier fait l’objet d’une exonĂ©ration aux termes de cette annexe.
- Puisque les inscrits qui effectuent des fournitures exonérées ne peuvent réclamer les CTI sur les intrants liés à ces fournitures, la filiale ne peut réclamer les CTI relativement à ses fournitures destinées aux succursales étrangères de la Banque.
Dans son appel de la nouvelle cotisation Ă©tablie par le ministre, la filiale a prĂ©sentĂ© deux arguments distincts. Dans un premier temps, elle a prĂ©tendu que le choix prĂ©vu Ă l’article 150 ne s’appliquait pas aux fournitures parce que la Banque (sur le fondement du paragraphe 132(3) de la LTA) Ă©tait rĂ©putĂ©e ĂŞtre une « personne distincte » relativement aux activitĂ©s qu’elle exerçait Ă l’extĂ©rieur du Canada par l’intermĂ©diaire de ses succursales non rĂ©sidentes. La filiale a prĂ©tendu que cette « personne distincte » n’Ă©tait pas partie au choix prĂ©vu Ă l’article 150, intervenu entre elle-mĂŞme et la Banque.
Selon l’argument subsidiaire de la filiale, mĂŞme s’il Ă©tait conclu que le choix prĂ©vu Ă l’article 150 s’appliquait aux services exportĂ©s, ces services financiers rĂ©putĂ©s seraient tout de mĂŞme dĂ©taxĂ©s aux termes de la partie IX de l’annexe portant sur la dĂ©taxe puisqu’ils Ă©taient fournis par une institution financière Ă une personne non rĂ©sidente. Par consĂ©quent, les CTI pouvaient ĂŞtre rĂ©clamĂ©s Ă ce titre.
Questions en litige
La Cour a formulé les questions en litige comme suit :
- Le choix prĂ©vu Ă l’article 150 s’applique-t-il aux fournitures effectuĂ©es en faveur d’une succursale non rĂ©sidente et les fournitures sont-elles rĂ©putĂ©es ĂŞtre des services financiers?
- S’il est rĂ©pondu par l’affirmative Ă la question 1), et que le choix prĂ©vu Ă l’article 150 s’applique, les services financiers exportĂ©s sont-ils des fournitures exonĂ©rĂ©es aux termes de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration ou, subsidiairement, sont-ils dĂ©taxĂ©s aux termes de l’annexe portant sur la dĂ©taxe?
DĂ©cision
Le juge Bocock a traité du conflit apparent entre les articles 132 et 150 de la LTA, relativement à la possibilité de réclamer les CTI sur des services exportés. Pour résoudre le conflit, il a effectué une analyse à trois volets dans le cadre de laquelle il a examiné les éléments textuels, contextuels et téléologiques des dispositions pertinentes de la LTA.
Question no 1 : l’argument de la « personne rĂ©putĂ©e distincte »
Le juge Bocock a examinĂ© l’argument de la « personne rĂ©putĂ©e distincte » avancĂ© par la filiale, en lien avec le contexte et l’objet de l’article 150 et du paragraphe 132(3). Il a observĂ© que l’article 150 prĂ©voit un traitement fiscal Ă©quivalent pour toutes les fournitures obtenues par une personne auprès d’une entitĂ© Ă©troitement liĂ©e. MĂŞme si les CTI ne peuvent pas ĂŞtre rĂ©clamĂ©s sur les services fournis Ă des entitĂ©s Ă©troitement liĂ©es, le fournisseur de pareille entitĂ© n’a pas Ă lui facturer la TPS/TVH ni Ă la recouvrer auprès d’elle.
MĂŞme si le paragraphe 132(3) dissocie les activitĂ©s de la succursale non rĂ©sidente de celles du groupe liĂ© au Canada, il ne prĂ©cise pas que la succursale non rĂ©sidente, pour les besoins de la fourniture de biens et services, est une personne rĂ©putĂ©e distincte. Le juge Bocock a fait observer que sa conclusion Ă propos du paragraphe 132(3) est corroborĂ©e par le libellĂ© du paragraphe 132(4), aux termes duquel les Ă©tablissements stables sont clairement rĂ©putĂ©s ĂŞtre des « personnes distinctes » en ce qui concerne les fournitures. Si l’intention du Parlement au paragraphe 132(3) avait Ă©tĂ© de faire des entitĂ©s Ă©troitement liĂ©es des entitĂ©s juridiques distinctes, il l’aurait Ă©videmment Ă©crit, comme il l’a Ă©crit au paragraphe 132(4).
Pour ces raisons, l’argument de la « personne rĂ©putĂ©e distincte » avancĂ© par la filiale a Ă©tĂ© rejetĂ©.
Question no 2 : rĂ©solution du conflit d’annexes
L’interprĂ©tation que fait le juge Bocock de l’article 150 et du paragraphe 132(3) entraĂ®ne un conflit d’objet entre les deux dispositions. Les fournitures Ă©changĂ©es entre la filiale et la Banque sont rĂ©putĂ©es ĂŞtre des services financiers aux termes du choix prĂ©vu Ă l’article 150. Comme il a Ă©tĂ© mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment, les services financiers sont considĂ©rĂ©s comme Ă©tant des fournitures exonĂ©rĂ©es selon l’article 2 de la partie VII de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration. Toutefois, puisque les services fournis par la filiale Ă la Banque ont Ă©tĂ© exportĂ©s et n’ont pas Ă©tĂ© consommĂ©s au Canada, ils peuvent Ă©galement Ă juste titre ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme des fournitures dĂ©taxĂ©es. Par consĂ©quent, le problème a consistĂ© Ă trouver un moyen de rapprocher l’effet sur le fond du choix prĂ©vu Ă l’article 150, aux termes duquel la TPS/TVH est imposĂ©e sur les services financiers, du principe gĂ©nĂ©ral voulant que les fournitures exportĂ©es ne soient pas assujetties Ă la TPS/TVH.
Analyse textuelle
Le juge Bocock a commencĂ© par aborder l’Ă©lĂ©ment textuel. L’article 150 de la LTA dispose expressĂ©ment qu’une fois que le choix prescrit a Ă©tĂ© fait, chaque fourniture effectuĂ©e entre les parties qui constituerait une fourniture taxable est rĂ©putĂ©e ĂŞtre une fourniture de services financiers. La partie VII de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration et la partie V de l’annexe portant sur la dĂ©taxe font mention des « services financiers », produisant les approches conflictuelles susmentionnĂ©es.
Le juge Bocock a finalement conclu que le paragraphe 150(1) de la LTA est clairement mentionnĂ© dans l’annexe portant sur l’exonĂ©ration et que, en outre, les notes connexes indiquent qu’il faut favoriser l’application de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration « si le choix prĂ©vu par le paragraphe 150(1) a Ă©tĂ© fait par des personnes morales Ă©troitement liĂ©es » [traduction non officielle]. En consĂ©quence, l’analyse textuelle penche en faveur de la position du ministre.
Toutefois, mĂŞme si le juge Bocock a reconnu que l’Ă©lĂ©ment textuel constitue un bon point de dĂ©part et qu’il tend Ă faire prĂ©valoir l’annexe portant sur l’exonĂ©ration contre l’annexe portant sur la dĂ©taxe en ce qui concerne la question Ă l’Ă©tude, selon lui, une analyse tĂ©lĂ©ologique ou contextuelle pouvait Ă©ventuellement faire pencher la balance dans l’autre direction.
Analyse téléologique
Ă€ l’Ă©tape ultĂ©rieure de son examen, le juge Bocock a empruntĂ© l’analyse tĂ©lĂ©ologique de l’arrĂŞt Assurance-vie Banque Nationale, Compagnie d'assurance-vie c. Canada , 2006 CAF 161. Il a appliquĂ© le raisonnement suivi dans cette affaire et s’est demandĂ© si l’article 2 de la partie VII de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration prĂ©valait sur l’article 1 de la mĂŞme annexe, selon lequel la fourniture d’un service financier qui n’est pas inclus dans la partie IX de l’annexe portant sur la dĂ©taxe fait l’objet d’une exonĂ©ration. Sa conclusion est affirmative. Avant l’entrĂ©e en vigueur de l’article 2, les services financiers rĂ©putĂ©s aux termes du choix prĂ©vu Ă l’article 150 tombaient sous le coup de l’annexe portant sur l’exonĂ©ration s’ils Ă©taient consommĂ©s au pays ou de l’annexe portant sur la dĂ©taxe, s’ils Ă©taient exportĂ©s. Toutefois, depuis l’entrĂ©e en vigueur de l’article 2, qui mentionne expressĂ©ment les services financiers rĂ©putĂ©s pris en compte par le choix prĂ©vu Ă l’article 150, sans distinction aucune entre les services consommĂ©s au pays et les services exportĂ©s, les services financiers rĂ©putĂ©s sont exclusivement redirigĂ©s vers l’annexe sur l’exonĂ©ration, en tant que fournitures exonĂ©rĂ©es.
Pour cette raison, la Cour a conclu ce qui suit au paragraphe 55 : « une fourniture taxable dont la source est le Canada et qui est Ă©galement rĂ©putĂ©e ĂŞtre un service financier en vertu du choix prĂ©vu Ă l’article 150 est une fourniture exonĂ©rĂ©e, mĂŞme si elle est exportĂ©e vers une succursale non rĂ©sidente ». [traduction non officielle]
Principales conclusions
- La Cour a Ă©tabli qu’une fourniture taxable dont la source est le Canada et qui est Ă©galement rĂ©putĂ©e ĂŞtre un service financier en vertu du choix prĂ©vu Ă l’article 150 est une fourniture exonĂ©rĂ©e mĂŞme si elle est exportĂ©e vers une succursale non rĂ©sidente. (Voir par. 55)
- Cette conclusion est contraire au principe gĂ©nĂ©ral selon lequel la taxe devrait ĂŞtre imposĂ©e seulement sur des fournitures effectuĂ©es et consommĂ©es au Canada (parce que les services financiers rĂ©putĂ©s qui sont exportĂ©s deviennent assujettis Ă la TPS/TVH dès l’application du choix prĂ©vu Ă l’article 150).
- Voici deux répercussions de la décision du juge Bocock : (i) les taxes à la consommation intérieure au Canada rendent les services financiers réputés qui sont exportés moins concurrentiels, (ii) en retour, le trésor fédéral reçoit une manne de TPS/TVH sur des services exportés jamais consommés au Canada. (Voir par. 56)
- La Cour a indiquĂ© sa prĂ©fĂ©rence pour l’interprĂ©tation contextuelle prĂ©cise de la LTA, comme il a Ă©tĂ© clairement dĂ©montrĂ© dans l’arrĂŞt Assurance-vie Banque Nationale, mais son penchant pour une interprĂ©tation tĂ©lĂ©ologique cohĂ©rente demeure solidement ancrĂ©.
- Les entreprises qui ont fait le choix prĂ©vu Ă l’article 150 (ou envisagent pareil choix) doivent examiner attentivement les consĂ©quences Ă©ventuelles de leur dĂ©cision si leurs activitĂ©s concernent des entitĂ©s qui possèdent des succursales non canadiennes.
- Comme les tribunaux infĂ©rieurs sont normalement tenus de respecter les dĂ©cisions des tribunaux supĂ©rieurs, le juge Bocock Ă©tait obligĂ© de suivre le raisonnement tenu par la Cour d’appel fĂ©dĂ©rale dans l’arrĂŞt Assurance-vie Banque Nationale « relativement Ă l’interprĂ©tation contextuelle prĂ©cise de la LTA » [traduction non officielle] (voir par. 56). Cependant, la Cour d’appel fĂ©dĂ©rale aura l’occasion de revoir ce « conflit entre l’interprĂ©tation contextuelle et l’interprĂ©tation tĂ©lĂ©ologique » puisque la filiale a interjetĂ© appel le 21 juin 2018.
Jean-Guillaume Shooner est associé chez Stikeman Elliot S.E.N.C.R.L., s.r.l.