En octobre 2019, juste avant un dĂ©bat Ă©lectoral des chefs fĂ©dĂ©raux, la Cour fĂ©dĂ©rale a accordĂ© une injonction sur une base urgente ordonnant Ă la Commission des dĂ©bats des chefs d’autoriser deux journalistes Ă assister au dĂ©bat Ă©lectoral et Ă en rendre compte. La Cour a ultĂ©rieurement publiĂ© ses motifs pour l’accord de cette injonction dans l’arrĂŞt True North Centre for Public Policy c. Canada (Commission des dĂ©bats des chefs), 2019 CF 1424.
Contexte
La Commission est une institution indĂ©pendante Ă©tablie par le gouvernement canadien en 2018 pour organiser les dĂ©bats officiels de l’Ă©lection fĂ©dĂ©rale. Approximativement deux semaines avant le dĂ©bat prĂ©vu pour le 7 octobre 2019, la Commission a annoncĂ© que les journalistes devaient possĂ©der une accrĂ©ditation pour assister au dĂ©bat, mais n’a indiquĂ© ni les renseignements concernant la procĂ©dure d’accrĂ©ditation, ni les critères pour son octroi. Elle a en outre exigĂ© que les demandes d’accrĂ©ditation soient faites d’ici le 4 octobre 2019.
Le 3 octobre 2019, en consultation avec le SecrĂ©tariat de la Tribune de la presse parlementaire, la Commission a Ă©laborĂ© des lignes directrices d’accrĂ©ditation internes. Le vendredi 4 octobre 2019, la Commission a refusĂ© l’accrĂ©ditation pour le dĂ©bat du lundi 7 octobre 2019 Ă deux journalistes, l’un du Rebel News Network Ltd. et l’autre de True North Centre for Public Policy. Dans un bref courriel de refus, la Commission a dĂ©clarĂ© avoir refusĂ© d’accorder l’accrĂ©ditation aux journalistes en raison de leurs liens avec une organisation « ayant participĂ© Ă des plaidoyers » (engaged in advocacy).
Les journalistes ont dĂ©posĂ© des demandes de contrĂ´le judiciaire de la dĂ©cision de la Commission et ont dĂ©posĂ© des requĂŞtes Ă caractère urgent devant la Cour fĂ©dĂ©rale pour obtenir une injonction interlocutoire intimant Ă la Commission de leur accorder l’accrĂ©ditation.
Décision de la Cour fédérale
Le 7 octobre 2019, la Cour fĂ©dĂ©rale a rendu une ordonnance accordant l’injonction et obligeant la Commission Ă accrĂ©diter Rebel et True North afin que leurs journalistes puissent assister au dĂ©bat ce soir-lĂ . Dans ses motifs pour l’accord de l’injonction publiĂ©s ultĂ©rieurement, soit le 13 novembre 2019, la Cour fĂ©dĂ©rale a conclu que les journalistes avaient satisfait au critère en trois volets utilisĂ© pour l’accord d’une injonction interlocutoire mandatoire et a affirmĂ© que :
- les journalistes avaient Ă©tabli une forte probabilitĂ© qu’ils auraient gain de cause sur le fond du dossier, et que la dĂ©cision d’accrĂ©ditation prise par la Commission serait rĂ©putĂ©e Ă la fois dĂ©raisonnable et injuste sur le plan procĂ©dural;
- les journalistes avaient Ă©tabli que le refus d’accorder l’injonction allait leur causer un prĂ©judice irrĂ©parable;
- la prĂ©pondĂ©rance des inconvĂ©nients jouait en faveur des journalistes Ă©tant donnĂ© l’urgence de la dĂ©cision causĂ©e par l’imminence du dĂ©bat Ă©lectoral et le nombre limitĂ© de reprĂ©sentants des mĂ©dias impliquĂ©s dans la contestation juridique.
La Cour fĂ©dĂ©rale a conclu que les journalistes allaient probablement avoir gain de cause dans leur contestation de la dĂ©cision fondĂ©e sur son caractère dĂ©raisonnable au motif que le raisonnement, sur lequel s’appuyait la Commission pour refuser l’accrĂ©ditation, fondĂ© sur l’exigence d’absence d’activitĂ©s de plaidoyer manquait de transparence, de logique et de rationalitĂ©. La Commission avait accrĂ©ditĂ© d’autres mĂ©dias qui eux aussi semblaient participer Ă des activitĂ©s de plaidoyer, tels que le Toronto Star dont le mandat soulignait explicitement le fait de mettre en lumière les injustices et de militer pour la justice sociale et Ă©conomique. Qui plus est, selon le raisonnement de la Cour fĂ©dĂ©rale, la Commission n’avait fourni aucune explication quant Ă la dĂ©finition du terme [TRADUCTION] « plaidoyer », quant aux raisons pour lesquelles des activitĂ©s de plaidoyer rendraient un reprĂ©sentant des mĂ©dias inapte Ă recevoir une accrĂ©ditation, ni quant au raisonnement qui sous-tendait sa dĂ©cision.
La Cour fĂ©dĂ©rale a en outre conclu qu’une obligation d’Ă©quitĂ© procĂ©durale s’applique aux dĂ©cisions visant Ă dĂ©terminer l’accrĂ©ditation, affirmant que les journalistes allaient probablement avoir gain de cause Ă l’Ă©gard de leur allĂ©gation selon laquelle les dĂ©cisions Ă©taient dĂ©nuĂ©es d’Ă©quitĂ© procĂ©durale. La Cour fĂ©dĂ©rale a affirmĂ© que l’Ă©quitĂ© procĂ©durale exigeait de la Commission qu’elle indique les critères d’accrĂ©ditation et donne la chance aux journalistes de s’y conformer. Qui plus est, la Cour fĂ©dĂ©rale a affirmĂ© que la Commission aurait dĂ» dĂ©clarer que les activitĂ©s de plaidoyer allaient nuire Ă l’accord d’une accrĂ©ditation puis donner aux journalistes n’ayant pas Ă©tĂ© accrĂ©ditĂ©s la possibilitĂ© d’Ă©tablir ultĂ©rieurement s’ils participent Ă des activitĂ©s de plaidoyer. La Cour fĂ©dĂ©rale a plutĂ´t conclu que les deux journalistes visĂ©s par le refus d’accrĂ©ditation avaient Ă©tĂ© « laissĂ©s dans l’incertitude » quant aux critères prĂ©sidant Ă leur accrĂ©ditation et n’avaient eu aucune possibilitĂ© de rĂ©pondre.
La Cour fĂ©dĂ©rale a Ă©galement rejetĂ© l’argument de la Commission selon lequel les deux journalistes ne subiraient pas de prĂ©judice irrĂ©parable, car les mĂ©dias accrĂ©ditĂ©s n’ont pas plus accès au dĂ©bat Ă©lectoral que ne l’ont les personnes qui les suivent en direct sur des Ă©crans. Cette logique ne reconnaissait pas l’important de la mĂŞlĂ©e de presse qui suit le dĂ©bat au cours de laquelle chacun des chefs peut rĂ©pondre aux questions des mĂ©dias accrĂ©ditĂ©s pendant 10 minutes. La Cour fĂ©dĂ©rale a affirmĂ© qu’aux fins de l’analyse du prĂ©judice, peu importe qu’un journaliste pose une question ou non. Elle a par contre soulignĂ© l’importance de la perte de la possibilitĂ© de poser des questions.
Enseignements
Les dĂ©cideurs dans le domaine administratif devraient indiquer en temps opportun les critères devant ĂŞtre satisfaits ainsi que le raisonnement sur lequel ils s’appuient. Ils devraient en outre donner une occasion au demandeur d’Ă©tablir en quoi il satisfait Ă ces critères.
Christopher Wirth est associé et Sakshi Chadha est stagiaire au sein du cabinet Keel Cottrelle LLP.