Dans l’affaire Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc., 2018 CSC 50, la Cour suprĂŞme du Canada affirme que les juges de la Cour canadienne de l’impĂ´t ont l’obligation de veiller Ă ce que les droits linguistiques des participants soient protĂ©gĂ©s dans le processus judiciaire.
Contexte
M. Kaseem Mazraani travaillait pour Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc. (Industrielle) lorsque son contrat de travail, qui stipulait qu’il Ă©tait travailleur autonome, a Ă©tĂ© rĂ©siliĂ©. La Commission de l’assurance-emploi du Canada a donc conclu qu’il n’Ă©tait pas admissible Ă l’obtention de prestations d’assurance-emploi. M. Mazraani en a appelĂ© de la dĂ©cision Ă l’Agence du revenu du Canada, qui a affirmĂ© la dĂ©cision de la commission. M. Mazraani a ensuite portĂ© l’affaire devant la Cour canadienne de l’impĂ´t (CCI).
Bien que l’acte de procĂ©dure concernait M. Mazraani et le ministre du Revenu national, qui dĂ©fendait la dĂ©cision de l’ARC, Industrielle est intervenue, car certains de ses intĂ©rĂŞts commerciaux Ă©taient en jeu, et a prĂ©sentĂ© la plupart des Ă©lĂ©ments de preuve du procès. Industrielle a dĂ©posĂ© sa demande d’intervention en français.
Plusieurs des tĂ©moins d’Industrielle, tout comme son avocat, ont manifestĂ© le dĂ©sir de s’exprimer en français. Toutefois, M. Mazraani parlait anglais et ne comprenait pas le français. Le juge de la CCI a convaincu tous les tĂ©moins et l’avocat d’Industrielle de s’exprimer en anglais. Dans sa dĂ©cision, la CCI a donnĂ© raison Ă M. Mazraani et a reprochĂ© aux tĂ©moins « de jouer sur les mots et la syntaxe pour Ă©viter de prĂ©senter toute la vĂ©ritĂ© ». La CCI a aussi critiquĂ© l’avocat d’Industrielle, affirmant qu’il faisait des dĂ©clarations trompeuses, en plus de reprocher Ă Industrielle son manque de collaboration.
Insatisfaite de la dĂ©cision de la CCI, Industrielle a portĂ© la cause en appel devant la Cour d’appel fĂ©dĂ©rale (CAF), qui a accueilli l’appel, dĂ©terminant que les droits linguistiques de l’avocat et des tĂ©moins avaient Ă©tĂ© lĂ©sĂ©s, et a ordonnĂ© la tenue d’une nouvelle audience devant un juge diffĂ©rent. M. Mazraani a portĂ© l’affaire en appel devant la Cour suprĂŞme du Canada.
DĂ©cision de la Cour suprĂŞme du Canada
La Cour, dans un jugement unanime, a maintenu la dĂ©cision de la CAF d’ordonner la tenue d’une nouvelle audience.
Dans son argumentation, la Cour a notĂ© que « les droits linguistiques sont des droits substantiels, et non procĂ©duraux » et que ces droits doivent ĂŞtre « interprĂ©tĂ©s en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’Ă©panouissement des collectivitĂ©s de langue officielle au Canada ».
Il est Ă©galement Ă noter que la protection constitutionnelle des droits linguistiques exposĂ©e Ă l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et Ă l’article 19 de la Charte canadienne des droits et libertĂ©s s’applique aux audiences tenues devant la CCI. Il existe aussi des droits quasi constitutionnels prĂ©vus dans la Loi sur les langues officielles.
D’une manière gĂ©nĂ©rale, l’article 14 et le paragraphe 15(1) de la Loi sur les langues officielles prĂ©voient qu’il incombe aux tribunaux fĂ©dĂ©raux de veiller Ă ce que tout tĂ©moin qui comparaĂ®t devant eux puisse ĂŞtre entendu dans la langue officielle de son choix, alors que le paragraphe 15(2) stipule que toute personne a le droit Ă un interprète. La Cour a dĂ©fini que ces droits sont distincts les uns des autres.
La Cour a dĂ©clarĂ© que si une partie plaide une cause dans une langue officielle que l’autre partie ne comprend pas, le juge doit informer l’autre partie de son droit Ă des services d’interprĂ©tation et prĂ©ciser que si une partie refuse le recours Ă un interprète, cela ne doit pas ĂŞtre utilisĂ© pour forcer les autres parties, tĂ©moins ou juristes Ă s’exprimer dans la langue officielle de cette partie.
La Cour a aussi dĂ©clarĂ© qu’il incombe au juge du tribunal fĂ©dĂ©ral de garantir la protection des droits linguistiques et qu’il suffit aux parties de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix pour exercer leur droit. Par consĂ©quent, une telle situation constituerait une violation des droits linguistiques d’une personne qui serait contrainte de s’exprimer dans une langue officielle autre que celle de son choix.
Aussi, les personnes ont le droit de prendre une dĂ©cision Ă©clairĂ©e lorsqu’il est question de la langue dans laquelle elles vont s’exprimer et le tribunal doit s’assurer qu’elles sont au courant de leurs droits linguistiques.
En ce qui concerne la rĂ©paration, le tribunal a dĂ©clarĂ© que toute rĂ©paration doit rĂ©pondre Ă l’objectif du droit, qui est « une participation pleine et Ă©gale des minoritĂ©s linguistiques aux institutions du pays ». La Cour a Ă©galement fait remarquer que « les droits linguistiques n’Ă©tant pas des droits procĂ©duraux, la rĂ©paration n’est en principe pas influencĂ©e par l’absence d’incidence sur l’Ă©quitĂ© de l’audience ».
Par consĂ©quent, la Cour en est venue Ă la conclusion que dans la plupart des causes oĂą il y a violation des droits linguistiques une nouvelle audience est appropriĂ©e, mais que la « rĂ©paration ne peut ĂŞtre disproportionnĂ©e par rapport Ă l’ampleur de la violation des droits linguistiques, sa persistance et son incidence sur la dignitĂ© de l’individu ». Ainsi, dans certaines circonstances, une rĂ©paration pĂ©cuniaire ou toute autre rĂ©paration en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte peut ĂŞtre appropriĂ©e. Si une nouvelle audience n’est pas ordonnĂ©e, la Cour indique que la dĂ©cision « devra toujours ĂŞtre justifiĂ©e rigoureusement, en fonction de la gravitĂ© tant de la violation que de l’incidence de la rĂ©paration ».
Dans le cas prĂ©sent, la Cour a dĂ©terminĂ© que les violations Ă©taient nombreuses et qu’elles avaient eu une incidence sur les tĂ©moins, sur les parties et sur l’audience, lĂ©sant par le fait mĂŞme les droits linguistiques de plusieurs personnes y prenant part. En outre, selon le paragraphe 15(1) de la LLO, il s’agissait d’un manquement au droit des tĂ©moins de la part du juge de la CCI, qui leur a demandĂ© si l’audience devait ĂŞtre ajournĂ©e ou s’ils pouvaient tĂ©moigner en anglais. La Cour a Ă©galement soulignĂ© qu’il Ă©tait difficile de dissocier les difficultĂ©s linguistiques des tĂ©moins et la critique formulĂ©e par le juge de la CCI Ă leur endroit dans ses motifs.
De plus, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation des droits linguistiques de l’avocat d’Industrielle lorsque celui-ci a Ă©tĂ© contraint de prĂ©senter ses arguments en anglais, et que cette violation Ă©tait directement liĂ©e au « droit de celui-ci de s’exprimer dans la langue officielle de son choix ».
En consĂ©quence, le tribunal, qui en est venu Ă la conclusion que les violations, graves et multiples, dĂ©considĂ©raient l’administration de la justice et avaient eu une incidence sur le dĂ©roulement et le rĂ©sultat de l’audience, a rejetĂ© le pourvoi, confirmant la dĂ©cision de la CAF.
Conclusions
Bien que les articles 14 et 15 de la Loi sur les langues officielles, qui ont servi Ă cette cause, ne s’appliquent peut-ĂŞtre pas directement aux tribunaux administratifs, le libellĂ© de l’article 133 de la Loi constitutionnelle ainsi que les dispositions linguistiques officielles de la Charte dĂ©crivent clairement l’Ă©tendue de la protection des droits relatifs aux langues officielles.
Ainsi, mĂŞme si la nature du devoir varie probablement selon le tribunal administratif, cette dĂ©cision dĂ©montre que certains tribunaux ont l’obligation de veiller Ă ce que les droits linguistiques des participants soient protĂ©gĂ©s dans leur processus.
Christopher Wirth est un associé et Alana