Jen Hunter, avocate plaidante à Toronto depuis huit ans, se sent parfois forcée de renoncer à la politesse pour représenter ses clients avec fermeté dans un système judiciaire aux tendances belliqueuses.
L’avocate de 33 ans admet qu’elle a des questions, voire des rĂ©serves concernant le mouvement en faveur de la politesse qui se rĂ©pand parmi les juristes depuis quelques annĂ©es. Plusieurs groupes de coordination, dont l’Association du Barreau canadien, l’organisme The Advocates Society et le Barreau du Haut-Canada, se sont attaquĂ©s Ă la marĂ©e d’impolitesse qui semble envahir les tribunaux, la correspondance Ă©crite et les sĂ©ances Ă huis clos comme les interrogatoires prĂ©alables.
« Je crois que la courtoisie est très importante, mais d’autres intĂ©rĂŞts peuvent s’y opposer quand il est question de prendre sa place et de faire valoir l’opinion du client », fait valoir Me Hunter, associĂ©e du cabinet Lerners s.r.l.
Selon elle, une pression spĂ©ciale est exercĂ©e sur les jeunes avocats, qui se sentent parfois contraints d’agir comme des pitbulls pour montrer Ă leurs associĂ©s et Ă leurs clients qu’ils ne sont pas des faibles et pour rĂ©sister contre l’avocat de la partie adverse, qui est gĂ©nĂ©ralement plus expĂ©rimentĂ©.
« Les jeunes avocats sont particulièrement Ă risque de se faire marcher dessus par un adversaire agressif. Nous devons tenir ferme, dĂ©fendre avec vigueur notre position, d’une façon qui peut sembler impolie pour certains », explique-t-elle.
« Quand la discussion s’envenime, je ne crois pas qu’il soit toujours nĂ©cessaire d’ĂŞtre courtois envers l’autre partie, mais je dois certainement rester professionnelle. »
Ce dĂ©bat rĂ©current sur les mĂ©rites de la civilitĂ© arrive Ă une Ă©poque oĂą les avocats du Canada et d’ailleurs sont de plus en plus critiquĂ©s pour leur mauvaise conduite. Prenons par exemple le rapport du Barreau du Haut-Canada, qui cite un chapelet de plaintes concernant des folies commises en salle d’audience : des juristes qui refusent de se lever Ă l’arrivĂ©e du juge, qui font des grimaces Ă la partie adverse, qui lèvent les yeux, qui font claquer des livres ou qui mettent leurs pieds sur la table.
Deux avocats d’expĂ©rience, qui militent pour la politesse, prĂ©cisent qu’on ne demande pas aux jeunes avocats d’ĂŞtre mous ou mĂŞme conciliants, seulement d’Ă©viter avant tout les règlements de compte, les crises de colère et l’intimidation.
« Je crois effectivement que les avocats se sentent obligĂ©s de prendre l’offensive pour impressionner leur client, comme le paon dresse ses plumes pour attirer la femelle », dit Connie Reeve, associĂ©e de Blake, Cassels & Graydon s.r.l. et laurĂ©ate du prix Catzman pour le professionnalisme et la courtoisie.
« Mais ce n’est pas nĂ©cessaire d’en venir Ă cela pour ĂŞtre un bon avocat. On peut ĂŞtre tout aussi efficace en se montrant persuasif, en prĂ©sentant clairement son point de vue et en dĂ©fendant sa position coĂ»te que coĂ»te. »
Eugene Meehan, avocat du cabinet ottavien Supreme Advocacy s.r.l., ajoute que « beaucoup de nos clients regardent trop de tĂ©lĂ©vision et pensent qu’il faut ĂŞtre chiant ». Cela dit, Me Meehan, qui donne des prĂ©sentations sur la courtoisie aux Ă©tudiants de droit, rappelle aux futurs juristes que les juges sont plus impressionnĂ©s par un comportement soignĂ© et qu’ainsi, ils ont plus de chances d’avoir gain de cause.
« Si le juge voit que vous gardez votre sang-froid et que vous ne vous Ă©loignez pas du sujet, mĂŞme quand l’autre se montre extrĂŞmement agressif, vous aurez plus de crĂ©dibilitĂ© », dit-il.
« Mon conseil : n’essayez pas de changer le comportement de l’autre. Vous n’y arriverez pas. Tout ce que vous pouvez faire, c’est changer votre propre comportement pour protĂ©ger votre client et gagner votre cause. »
Me Reeve reconnaĂ®t que les jeunes juristes sentent plus que leurs aĂ®nĂ©s le besoin de gravir les Ă©chelons par la confrontation plutĂ´t que par la courtoisie, surtout s’ils sont la cible d’un avocat expĂ©rimentĂ© qui se comporte mal.
« Les jeunes juristes devraient regarder autour d’eux et dĂ©cider Ă qui ils veulent ressembler. IdĂ©alement, ils choisiront quelqu’un de courtois et de respectueux, dit-elle. Je ne crois pas qu’ils souhaitent imiter ceux de leurs prĂ©dĂ©cesseurs qui les rabaissent. »
Reeve fait remarquer que les jeunes avocats ont plus de difficultĂ© Ă trouver un modèle lorsqu’ils travaillent seuls et ne sont pas encadrĂ©s dans leur cabinet, le mentorat Ă©tant un avantage que Hunter a trouvĂ© extrĂŞmement utile dans ses dĂ©buts.
Reeve invoque les principes de courtoisie de l’organisme The Advocates Society, un cas de figure dans la foulĂ©e des rapports sur le sujet rĂ©digĂ©s au cours des dix dernières annĂ©es.
Ce document concède qu’aucun litige n’est une « partie de plaisir » et que la nature concurrentielle du système implique que le rĂ´le de l’avocat est clairement et nĂ©cessairement partisan. Il soutient toutefois que le juriste peut ĂŞtre en dĂ©saccord, mĂŞme vivement, sans ĂŞtre dĂ©sagrĂ©able.
Les 76 recommandations de l’organisme portent sur toutes sortes de sujets, qu’il soit question de rapports avec la partie adverse, Ă l’intĂ©rieur ou Ă l’extĂ©rieur de la salle d’audience, de discussions avec le juge et les tĂ©moins ou du comportement Ă adopter lors d’un interrogatoire prĂ©alable ou d’une autre procĂ©dure qui se dĂ©roule Ă huis clos, loin des regards du public et du juge. Par ailleurs, les avocats doivent Ă©viter de se quereller, de faire des remarques personnelles dĂ©sobligeantes ou d’adopter un comportement indigne ou grossier.
Ces principes tiennent la route, selon Me Hunter. Elle a appris qu’« en restant professionnel, on Ă©vite les attaques personnelles ». Elle ajoute cependant que ce problème se pose moins en public qu’en privĂ©. Dans le second cas, les avocats peuvent s’envoyer des menaces par courriel ou par poste, ou encore se traiter avec mĂ©pris dans les sĂ©ances Ă huis clos; ils sont moins portĂ©s Ă se maĂ®triser parce que personne ne les voit.
Hunter se rappelle un incident survenu il y a environ trois ans lors d’un interrogatoire prĂ©alable oĂą la partie adverse, beaucoup plus avancĂ©e en âge, a essayĂ© de l’intimider en lui disant qu’elle « faisait perdre du temps Ă tout le monde » et que ses questions Ă©taient inappropriĂ©es.
Me Meehan, qui a lui aussi entendu parler de jeunes juristes s’Ă©tant fait rabaisser et mĂŞme menacer par des avocats plus expĂ©rimentĂ©s, leur conseille de ne pas rĂ©pondre avec hostilitĂ©.
Meehan rappelle Ă ses Ă©tudiants ses « règles du cochon ». « La première règle du cochon : ne jamais se battre avec un cochon; on finit toujours par se salir, et le cochon a tout le plaisir. »
Janice Tibbetts est journaliste pigiste Ă Ottawa.