Pour une profession dont le rĂ´le est axĂ© sur la solution de problèmes pour les autres, la profession juridique a Ă©tĂ© drĂ´lement passive face Ă son propre mĂ©contentement. Des changements rĂ©cents dans les conditions de travail ont laissĂ© plusieurs avocates et avocats dans un Ă©tat de rĂ©signation nostalgique. Ils voient les exigences des lieux de travail augmenter, et la convivialitĂ© aller en sens contraire. Pourtant, plusieurs avocates et avocats sentent qu’ils perdent le contrĂ´le de leur avenir collectif. Ils ont par-dessus tout besoin de savoir quels changements sont possibles.
Dans son essai influent The importance of What We Care About, le philosophe Harry Frankfurt met l’accent sur une question qui ressort Ă©galement des recherches en psychologies : Les individus sont plus Ă©panouis lorsqu’ils s’engagent dans un travail qui a pour eux un sens et qu’ils rĂ©flĂ©chissent profondĂ©ment Ă cette question. Bref, il est important de se rappeler ce qui nous tient le plus Ă cĹ“ur et de refuser de se contenter, au moins Ă long terme, d’un lieu de travail qui n’y correspond pas. Bien que tous les inconvĂ©nients de la profession juridique ne peuvent pas ĂŞtre facilement Ă©vitĂ©s, les avocats pourraient faire beaucoup plus, tant individuellement que collectivement, pour rĂ©duire l’Ă©cart entre leurs attentes et leur expĂ©rience de la profession.
Au niveau individuel, les avocats doivent prendre davantage l’initiative d’identifier et de dĂ©velopper leurs forces, et de rechercher un emploi qui exploitera au mieux leurs capacitĂ©s et leurs aspirations. Ce qui implique que les individus s’informent et rĂ©flĂ©chissent davantage sur leurs choix de carrière. Dans cette optique, soulignons l’apparition de nouveaux classements et bases de donnĂ©es, comme le mouvement appelĂ© Building a Better Legal Profession et le classement « A-List » de l’organisme American Lawyer, qui classent les cabinets sĂ©lectionnĂ©s en fonction de facteurs comme la diversitĂ©, la conciliation travail-vie personnelle, la satisfaction des employĂ©s et les activitĂ©s bĂ©nĂ©voles.
Les Ă©tudiants devraient exiger, et insister pour que leur bureau de placement exige aussi, davantage de ce type d’information, comme la manière dont les politiques des lieux de travail fonctionnent en pratique. Par exemple, comment le statut d’employĂ© Ă temps partiel ou une importante implication bĂ©nĂ©vole affectent-ils les dĂ©cisions en matière de promotion et de rĂ©munĂ©ration? Quel contrĂ´le les avocats ont-ils sur leur horaire et sur le genre d’affectations et d’opportunitĂ©s de servir le bien collectif?
L’Ă©panouissement professionnel — selon vos conditions
Une fois embauchĂ©s, les jeunes juristes doivent aussi faire pression pour obtenir un tel contrĂ´le. Cela est particulièrement important pour les femmes, qui ne sont pas socialisĂ©es pour ĂŞtre agressives et se mettre en avant. Comme le dit bien le titre d’un essai provocateur sur l’art de la nĂ©gociation, « women don’t ask » : les femmes ne demandent pas. Pourtant, lorsqu’il s’agit du dĂ©veloppement professionnel et de la conciliation travail-famille, les avocates comme les avocats doivent demander; ils doivent rechercher activement ce qui est nĂ©cessaire Ă leur Ă©panouissement. Dans une Ă©tude sur l’avancement professionnel, la stratĂ©gie la plus efficace avait Ă©tĂ© l’impatience : les individus impatients avaient davantage profitĂ© des occasions qui se prĂ©sentaient et savaient mieux quitter un poste lorsqu’une situation plus stimulante s’ouvrait Ă eux. Par ailleurs, les professionnels qui se prĂ©occupent de l’amĂ©lioration de leur situation actuelle trouvent souvent leur force dans le nombre. S’organiser avec ses collègues Ă l’intĂ©rieur du lieu de travail et entre les lieux de travail peut amĂ©liorer de manière importante la diversitĂ© et les politiques travail-famille.
Au niveau institutionnel, les employeurs doivent en faire plus pour traiter les sources de mĂ©contentement et Ă©valuer l’efficacitĂ© des solutions apportĂ©es. L’engagement envers la qualitĂ© de vie des employĂ©s doit se reflĂ©ter dans les prioritĂ©s, dans les politiques et dans la structure du système de rĂ©munĂ©ration de l’entreprise. Cela implique une Ă©valuation systĂ©matique de la satisfaction des employĂ©s et des pratiques qui affectent cette satisfaction, comme le mentorat, la diversitĂ© et les initiatives en matière de conciliation travail-famille.
Les administrateurs doivent dĂ©terminer si les groupes sous-reprĂ©sentĂ©s, comme les femmes et les minoritĂ©s visibles, progressent vers la proportionnalitĂ© avec les hommes blancs, si tous les groupes se sentent appuyĂ©s Ă Ă©galitĂ© dans leur dĂ©veloppement professionnel, et si les employĂ©s estiment que les politiques en matière de mentorat et de travail Ă temps partiel sont efficaces. Par exemple, est-ce que les avocats qui travaillent un nombre d’heures rĂ©duit estiment que leur horaire est respectĂ©, que leur salaire et leurs avantages sont proportionnels avec leur performance, et qu’ils ont des occasions d’avancement et des affectations enviables? Est-ce que les participantes et participants au programme officiel de mentorat estiment que leur mentor a le temps, l’intĂ©rĂŞt, la motivation et le savoir nĂ©cessaires? Les superviseurs sont-ils adĂ©quatement formĂ©s et qualifiĂ©s pour le mentorat, pour effectuer des Ă©valuations et pour traiter avec des subalternes? Les jeunes avocats ont-ils l’occasion d’Ă©valuer leurs superviseurs dans une formule qui compte dans la structure du système de rĂ©munĂ©ration de l’organisation?
Trop d’employeurs ont une structure d’Ă©valuation inadĂ©quate et investissent beaucoup de temps et d’argent dans des initiatives qui ne rĂ©pondent pas aux besoins des personnes concernĂ©es.
Épanouissement professionnel et culture du bénévolat
Trop d’organismes juridiques ne soutiennent pas suffisamment le travail bĂ©nĂ©vole. Des recherches rĂ©centes montrent clairement ce qui doit ĂŞtre changĂ©. Les employeurs doivent prendre un engagement visible envers la collectivitĂ© qui se reflète dans l’affectation des ressources et dans la structure du système de rĂ©munĂ©ration. Plus prĂ©cisĂ©ment, les employeurs devraient :
- tenir compte du travail bĂ©nĂ©vole dans l’Ă©tablissement des heures facturables;
- valoriser le travail bénévole dans les décisions touchant les promotions et les indemnisations;
- dĂ©velopper un système efficace permettant d’attribuer aux participants le type de travail qu’ils trouvent satisfaisant et assurer une formation, une supervision et une performance adĂ©quates;
- exiger des avocats qu’ils se conforment Ă la norme de l’ABA concernant la reprĂ©sentation bĂ©nĂ©vole, qui exige cinquante heures par annĂ©e ou l’Ă©quivalent financier;
- une exigence semblable a Ă©tĂ© fixĂ©e par l’Association du Barreau canadien. Tout rĂ©cemment, l’ABC a lancĂ© le Programme de mentorat pro bono qui apporte son appui aux juristes ayant entrepris ou souhaitant assumer des mandats bĂ©nĂ©voles en les jumelant Ă des mentors avec de l’expĂ©rience pro bono ou connaissant bien l’un des domaines du droit liĂ©s au mandat pro bono. (Pour plus amples renseignements, consultez le Guide pratique sur le Programme de mentorat).
- adopter une dĂ©finition du travail bĂ©nĂ©vole qui met l’accent sur le bien collectif, non sur les prĂ©occupations de la famille, des amis, des associĂ©s ou des clients qui paient.
Des rĂ©formes dans la structure de la pratique sont Ă©galement nĂ©cessaires. Une avenue prometteuse est de permettre des horaires diffĂ©rents sans qu’ils soient associĂ©s Ă un statut de deuxième classe. Une autre possibilitĂ© pour les cabinets est d’affecter les avocats Ă des projets qui rĂ©pondent Ă leurs prĂ©fĂ©rences en matière d’horaire ou de type de dossier; ce travail peut ĂŞtre fait Ă partir de la maison ou des bureaux des clients pour accroĂ®tre la flexibilitĂ© et rĂ©duire les frais gĂ©nĂ©raux. Des arrangements d’honoraires rĂ©duisant la dĂ©pendance Ă une facturation Ă l’heure peuvent aussi ĂŞtre utiles pour amoindrir la tentation de se surcharger de travail.
Un plus grand nombre d’avocats devraient adopter les modèles alternatifs de règlement des diffĂ©rends qui permettent d’attĂ©nuer l’animositĂ© qui accompagne souvent les procĂ©dures accusatoires classiques. Par exemple : le modèle du droit collaboratif, dans lequel les parties s’engagent Ă coopĂ©rer pour trouver une solution concrète, Ă dĂ©faut de quoi leurs avocats n’offriront pas de reprĂ©sentation pour les procĂ©dures ultĂ©rieures. En retirant les incitatifs Ă©conomiques des avocats Ă prolonger les procĂ©dures, ce type d’arrangement fait en sorte que tous les participants ont intĂ©rĂŞt Ă minimiser le conflit.
Les clients devraient aussi faire pression sur les employeurs pour qu’ils s’attaquent aux sources chroniques d’insatisfaction. Sur certaines questions, les clients ont un intĂ©rĂŞt financier Ă©vident Ă le faire. Ils reçoivent rarement des services efficaces de praticiens Ă©puisĂ©s, et un taux Ă©levĂ© de clients perdus implique pour les cabinets des perturbations, des dĂ©sagrĂ©ments et des dĂ©penses additionnelles en formation. En consĂ©quence, un nombre croissant de conseillers juridiques d’entreprises voient la diversitĂ© des cabinets comme un impĂ©ratif non seulement moral, mais aussi Ă©conomique. Ils veulent des cabinets qui exploitent Ă plein le talent dont ils disposent et qui proposent une Ă©quipe avec une grande diversitĂ© de parcours personnels et de perspectives. C’est la raison pour laquelle plusieurs grandes entreprises se sont engagĂ©es Ă tenir compte de la diversitĂ© des cabinets dans leurs choix d’attribution du travail juridique. Les autres clients des cabinets devraient suivre leur exemple, se donner Ă fond dans leurs engagements et y ajouter des critères comme la politique en matière de travail bĂ©nĂ©vole.
Deborah L. Rhode est professeure de droit au Ernest W. McFarland Ă la Stanford Law School et directrice du Center on the Legal Profession. Ce texte est extrait de la prĂ©face d’un numĂ©ro rĂ©cent de la Syracuse Law Review (vol. 58, no 2, 2008) consacrĂ© Ă la qualitĂ© de vie des juristes. Reproduit avec permission de l’auteure.