La négociation d’un mécanisme binational de règlement des différends pour l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis en 1988 est l’une de ces histoires à la David contre Goliath qu’aiment bien raconter les diplomates autour d’un long dîner.
Le Canada n’en démordait pas. Les États-Unis ne voulaient rien savoir. Le premier ministre Brian Mulroney a menacé de s’adresser directement au président Ronald Reagan et (selon la version de M. Mulroney) le secrétaire du Trésor James Baker a fini par plier, à peine quelques minutes avant la fin du délai accordé par le Congrès pour passer à la formule accélérée.
« Le voilà, votre foutu mécanisme de résolution des différends », aurait dit M. Baker.
Il y a trente ans de cela, ce débat a failli faire couler la totalité du projet de libre-échange pour toute une génération. Aujourd’hui, il menace de faire pareil pour l’Accord de libre-échange nord-américain, par la faute d’un président américain qui, loin de cacher son dédain pour les accords commerciaux, est décidé à se faire pardonner une première année chaotique en remportant une victoire sur le front du commerce.
Le 17 juillet, l’administration Trump a fait connaître ses objectifs pour la renégociation de l’ALENA, dont l’élimination du chapitre 19, c’est-à-dire du mécanisme de règlement des différends hérité de l’ancien accord de libre-échange Canada–États-Unis en 1994.
Le chapitre 19 permet aux pays signataires de l’ALENA de contourner les tribunaux nationaux, dans les cas où un pays impose à un autre des pénalités antidumping et compensatoires, en faisant appel à un groupe spécial binational habilité à se prononcer sur l’équité des pénalités.
Le gouvernement Trudeau se dit prêt à suivre l’exemple de M. Mulroney en menaçant de rompre carrément les négociations si les Américains s’entêtent à vouloir rayer le chapitre 19. La plupart des juristes canadiens spécialisés en droit multinational semblent d’accord : le Canada a bien fait d’énoncer clairement ses limites dès le départ.
« Il vient un moment où cela vaut la peine de mettre l’adversaire au pied du mur », dit Gus Van Harten, professeur en droit international des investissements à l’Université York. Même si les États-Unis laissent tomber l’ALENA, nous pourrions nous rabattre sur l’accord de libre-échange Canada–États-Unis et l’Organisation mondiale du commerce.
« Tout accord commercial se doit d’avoir un mécanisme de règlement des différends. Sans ce mécanisme […] nous nous retrouvons dans une position de désavantage permanent. Un accord commercial sans dispositions d’application, ce n’est qu’un paquet de promesses. Ça ne vaut rien. »
Or, l’administration Trump passe par deux voies pour justifier son opposition : la voie politique et la voie juridique. Côté politique, elle rattache la question à un discours national plus général selon lequel l’ALENA irait à l’encontre des intérêts américains.
« M. Trump veut le faire disparaître parce qu’il le trouve agaçant, dit Louise Barrington, arbitre agréée en commerce international qui partage son temps entre Toronto et Hong Kong. Le chapitre 19 l’agace parce qu’il semble empiéter sur la souveraineté des États-Unis, c’est-à-dire sur la capacité du pays à faire tout ce qu’il veut en appliquant ses propres lois.
« Si l’arbitrage international est si valorisé dans les accords commerciaux, c’est entre autres parce que les participants ne font pas confiance aux tribunaux étrangers. Ils pensent se faire rouler par les tribunaux de l’autre pays. »
Sous la méfiance des États-Unis se cache l’idée selon laquelle les groupes spéciaux formés en vertu du chapitre 19 seraient plus cléments avec les appelants étrangers qu’avec les pays imposant des pénalités. Et les Américains ont de bonnes raisons de se sentir visés : sur plus de 70 causes présentées aux groupes spéciaux de l’ALENA aux termes de ce chapitre, 47 visaient les États-Unis.
Cela dit, rien ne laisse croire à une tendance nationaliste chez les avocats et les juges retraités qui font partie de ces groupes. Riyaz Dattu, avocat en droit du commerce international chez Osler, a fait le calcul : sur les 47 poursuites intentées par le Canada ou le Mexique contre les États-Unis, 36 se sont soldées par une décision unanime.
« Rien ne prouve que les experts prennent pour leur pays, dit-il. Et rien ne prouve que les tribunaux des États-Unis seraient plus cléments à l’endroit des entreprises américaines que le système actuel. »
« Les États-Unis ont tendance à se servir des causes qu’ils ont perdues comme preuve que le système ne fonctionne pas, dit Andrea Bjorklund, titulaire de la chaire L. Yves Fortier en arbitrage international et droit du commerce international à l’Université McGill. Mais il n’y a pas de raison de présumer que, parce qu’ils ont perdu leur cause, ils ont été traités injustement. À ma connaissance, ces groupes spéciaux ne montrent aucun signe de parti pris systémique. »
L’argument juridique contre le chapitre 19 tient mieux la route. En effet, les constitutionnalistes américains sont nombreux à affirmer que la constitution des groupes spéciaux chargés du règlement des différends sur le commerce international enfreint la disposition de la Constitution qui donne au président le pouvoir de nommer des titulaires de charges publiques fédérales, sous réserve des conseils et du consentement du Sénat, car ces groupes sont composés de titulaires de charge publique qui, sans relever du président et du Sénat, peuvent interpréter ou invalider la loi américaine. D’autres soutiennent que la Cour suprême américaine a toujours jugé que cette disposition ne s’appliquait que partiellement aux dossiers diplomatiques et commerciaux. Le chapitre 19 serait donc hors de danger sur ce point.
Tout compte fait, le statut constitutionnel du chapitre 19 n’est peut-être pas si important, puisque ce mécanisme n’est plus souvent utilisé. En effet, le Canada n’a présenté que trois demandes à ce titre dans les 10 dernières années, et les États-Unis n’en ont présenté aucune contre le Canada depuis 2005.
En effet, en bonne partie grâce à l’ALENA et à son prédécesseur, les liens entre les chaînes d’approvisionnement qui alimentent les entreprises des trois pays se sont beaucoup consolidés au fil des ans. Chaque pays est donc moins porté à imposer des pénalités qui risquent d’avoir un effet rebond sur sa propre économie. Le Congrès le sait bien, même si M. Trump l’ignore.
« En posant très tôt ses limites, le Canada s’est donné le pouvoir de le forcer à dévoiler son jeu, dit Barrington. Je ne pense pas que M. Trump a l’appui nécessaire de son parti pour se retirer de l’ALENA. »
Comble de l’ironie : le chapitre 19 n’est même pas le plus controversé de l’ALENA. Cette distinction revient au chapitre 11, sur le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États, qui permet aux investisseurs privés de poursuivre un pays signataire de l’ALENA sans d’abord passer par les tribunaux de ce pays. Ce chapitre, adopté en partie en raison de la méfiance que suscite la corruption des tribunaux mexicains, est devenu le symbole de l’érosion de la souveraineté nationale causée par les accords commerciaux.
« Si M. Trump s’inquiète vraiment de la souveraineté de son pays, c’est le chapitre 11 qu’il devrait attaquer, dit M. Van Harten. Ce n’est qu’un autre exemple d’incohérence de sa part. Je crois qu’il préfère les accords qui favorisent les riches et les influents. »
Doug Beazley est un contributeur régulier à EnPratique.