Il Ă©tait une fois un gouvernement fĂ©dĂ©ral qui avait un problème de drogue. En public, il menait une guerre contre cette drogue. En privĂ©, il savait qu’il Ă©tait en train de perdre Ă la fois la guerre et le dĂ©bat.
Une commission gouvernementale lui recommanda de dĂ©pĂ©naliser l’usage rĂ©crĂ©atif de cette drogue. Et les compagnies de tabac — avides de rĂ©cupĂ©rer ce qu’elles considĂ©raient comme une menace pour leur marchĂ© principal — commencèrent Ă explorer l’idĂ©e de se mettre aux herbes lĂ©galisĂ©es.
« La seule vĂ©ritable menace pour notre entreprise serait que la sociĂ©tĂ© trouve d’autres moyens de satisfaire ces besoins », indiquait la note de service confidentielle d’un dirigeant de l’industrie du tabac.
Ce gouvernement Ă©tait celui de Richard Nixon. L’Administration Nixon dĂ©cida d’ignorer la recommandation de la commission prĂ©sidentielle de 1972 et de maintenir la prohibition de la marijuana. Mais les parallèles entre le dĂ©bat amĂ©ricain sur la drogue d’il y a 43 ans et celui qui se dĂ©roule actuellement au Canada sont frappants.
Aux États-Unis, dans les annĂ©es 1970, beaucoup de gens croyaient que la lĂ©galisation du cannabis Ă©tait imminente et que les gĂ©ants du tabac seraient les mieux placĂ©s pour exploiter son usage rĂ©crĂ©atif. Au Canada, grâce Ă la dĂ©cision du gouvernement Harper l’an dernier de remanier le rĂ©gime du cannabis mĂ©dicinal — le dĂ©tournant de sa culture Ă domicile par les patients au profit d’un système de licences de production pour grands producteurs sĂ»rs —, les bases d’une industrie de l’usage rĂ©crĂ©atif sont peut-ĂŞtre dĂ©jĂ en place.
De quoi inquiĂ©ter Eugene Oscapella, avocat Ă Ottawa et cofondateur de la Canadian Foundation for Drug Policy (Fondation canadienne pour une politique sur les drogues). Oscapella est favorable Ă la lĂ©galisation et Ă la rĂ©glementation de la marijuana comme moyen de rĂ©duire les mĂ©faits du marchĂ© noir, mais il craint qu’en refusant d’examiner dès maintenant les règles de base d’un marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif, Ottawa risque de laisser le secteur privĂ© façonner le secteur.
« Pour le moment, le produit est entre les mains d’un marchĂ© noir stupide, violent et gourmand qui provoque beaucoup de dĂ©cès et de dommages », explique-t-il. « Mais dès que de grandes entitĂ©s commerciales se mĂŞlent d’un produit, les gouvernements sont soumis Ă une forte pression pour en accroĂ®tre la disponibilitĂ©. Et c’est ce qui risque d’arriver avec le cannabis. »
LĂ oĂą Eugene Oscapella voit une menace, d’autres voient une promesse. Beaucoup d’entreprises de cannabis mĂ©dicinal en dĂ©marrage qui ont fait appel au capital de risque l’an dernier ont vu la valeur de leurs actions exploser, entraĂ®nĂ©e par une combinaison de calcul et d’instinct du parieur. Le cannabis mĂ©dicinal est appelĂ© Ă devenir une industrie de plusieurs milliards de dollars. De nombreux observateurs attribuent en partie l’activitĂ© frĂ©nĂ©tique sur le marchĂ© du cannabis mĂ©dicinal Ă la spĂ©culation : certains investisseurs font le pari que les producteurs pour l’usage mĂ©dicinal seraient en position de dominer un Ă©ventuel marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif, ou reprĂ©senteraient des cibles idĂ©ales pour une prise de contrĂ´le par les fabricants de tabac.
« Ces petits producteurs pourraient-ils former la base d’un marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif? C’est possible », affirme Michael Lickver, avocat chez Bennett Jones, Ă Toronto. Avec l’aide de son collègue Hugo Alves, partenaire du cabinet, il a mis en place ce qu’il croit ĂŞtre le premier service juridique « holistique » spĂ©cialisĂ© dans le dĂ©marrage d’entreprise de cannabis mĂ©dicinal.
« Ce serait logique. C’est Ă eux qu’incomberait le dĂ©veloppement de ce marchĂ©. Ce sont eux qui auraient les installations sĂ©curisĂ©es dernier cri. »
Alves et Lickver se voient au seuil d’un tout nouveau secteur des services juridiques. Comme cette industrie est Ă la fois très jeune et politiquement controversĂ©e, confie Alves, il s’agit d’une spĂ©cialisation prometteuse.
« Je comparerais cela aux entreprises en dĂ©marrage du secteur des Ă©nergies renouvelables, Ă l’exception du fait que la marijuana est beaucoup, beaucoup plus politiquement dĂ©licate », affirme Hugo Alves. « Il s’agit d’un secteur hautement rĂ©glementĂ©, et ceux qui s’apprĂŞtent Ă y entrer ne savent pas vraiment dans quoi ils s’embarquent. Ă€ mesure que le gouvernement affinera sa comprĂ©hension du fonctionnement rĂ©el du marchĂ©, il affinera ses règlements. Il est donc très difficile pour un demandeur de licence de s’y retrouver. »
Le service offert par Alves et Lickver va de la demande de licence au renseignement politique — le cabinet possède Ă Ottawa un service de relations publiques qui emploie d’anciens hauts fonctionnaires en mesure d’aviser les clients sur le contexte politique des questions juridiques touchant la marijuana.
« L’une des choses qui prĂ©occupent beaucoup le gouvernement fĂ©dĂ©ral, par exemple, est le dĂ©tournement du produit vers le marchĂ© noir », explique Hugo Alves. « Il veut une boucle fermĂ©e du producteur au consommateur — pas de fuite. Si vous comprenez cela, vous ferez un meilleur travail et augmenterez vos chances de voir votre demande accueillie. La dernière chose que veut un gouvernement, c’est une source d’embarras. »
« Notre approche consiste Ă voir le patient et le producteur comme un moyeu auquel se fixent plusieurs rayons. Par exemple, si un client cherche un logiciel permettant de tout gĂ©rer, des semences Ă la vente, nous pouvons l’orienter vers un produit compatible avec le cadre rĂ©glementaire canadien. »
Le problème de la marijuana comme produit commercial, c’est qu’elle ne coĂ»te pas cher Ă cultiver. Le prix Ă©levĂ© de la rue reflète l’illĂ©galitĂ© de la marijuana, pas son coĂ»t de production. En 2002, Marc Emery — le soi-disant « prince du pot » — a affirmĂ© son ambition de devenir la « Martha Stewart » du cannabis Ă usage rĂ©crĂ©atif, en se spĂ©cialisant dans le matĂ©riel accessoire.
Eugene Oscapella, pour sa part, redoute la croissance d’un marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif qui serait dominĂ© par de grandes entreprises en mesure de faire pression sur Ottawa pour s’assurer que les règles sur l’utilisation, la production et la publicitĂ© soient aussi relâchĂ©es que possible. Des produits alimentaires enrichis de cannabis, de la publicitĂ© aux heures de grande Ă©coute : tout est Ă venir, estime-t-il — Ă moins que le gouvernement fĂ©dĂ©ral adopte des mesures aujourd’hui pour façonner cette industrie.
« C’est simplement le propre du capitalisme », remarque-t-il. « Une fois que ce sera devenu un intĂ©rĂŞt commercial Ă grande Ă©chelle, les entreprises participantes feront ce qu’elles peuvent pour dĂ©velopper ce marchĂ© et exploiter de nouveaux crĂ©neaux. Si elles peuvent apprendre Ă votre grand-mère Ă prendre de la drogue pour son arthrite, elles le feront. »
« Le gouvernement avance Ă tâtons dans ce dossier. Jusqu’ici, il n’a fait que rĂ©agir : rĂ©agir aux tribunaux, rĂ©agir Ă la façon dont le produit est utilisĂ©. Ce n’est pas aisĂ© de permettre aux entitĂ©s privĂ©es de contrĂ´ler l’offre sans les laisser aussi contrĂ´ler le programme. »
Alves et Lickver, quant Ă eux, n’imaginent pas les compagnies prendre le contrĂ´le du programme en matière de cannabis rĂ©crĂ©atif. S’ils entrevoient un marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif qui laisserait entrer des joueurs plus petits soumis Ă des exigences de sĂ©curitĂ© infĂ©rieures — des producteurs « artisanaux », si l’on veut —, ils croient que le cadre rĂ©glementaire du marchĂ© de l’usage mĂ©dicinal protège le Canada contre une perte de contrĂ´le.
« Un marchĂ© de l’usage rĂ©crĂ©atif serait notamment fondĂ© sur un cadre rĂ©glementaire contrĂ´lant l’accès et la production », souligne Hugo Alves. « Il y aura des limites de possession, des limites d’âge. Un peu comme on rĂ©glemente l’alcool. »
« Autrement dit, ce ne sera pas la foire d’empoigne. »
Doug Beazley est un journaliste basé à Ottawa.