Nous vivons une pĂ©riode qui demande Ă tout avocat d’avoir l’âme bien trempĂ©e. Fin avril, Jason Kenney, ministre de l’Emploi et du DĂ©veloppement social – Ă©claboussĂ© par une sĂ©rie de scandales – a stupĂ©fiĂ© le milieu du droit en imposant au secteur de la restauration un moratoire gĂ©nĂ©ral limitant l’accès au Programme des travailleurs Ă©trangers temporaires (PTET).
Depuis, le ministre Kenney promet une refonte complète du PTET, qui est en fait un terme gĂ©nĂ©rique englobant un groupe de programmes permettant Ă des entreprises de faire venir des travailleurs Ă©trangers temporaires (TET). Les TET peuvent ĂŞtre des spĂ©cialistes hautement qualifiĂ©s ou des aides familiaux rĂ©sidants, mais aussi des travailleurs non qualifiĂ©s employĂ©s Ă faible salaire dans des secteurs de services frappĂ©s par de graves pĂ©nuries de main-d’Ĺ“uvre.
C’est ce dernier groupe des travailleurs visĂ©s par le PTET qui donne des maux de tĂŞte au ministre. Les dĂ©tracteurs disent que ce volet du PTET ouvre la porte aux abus et perturbe les marchĂ©s locaux de l’emploi. Les dĂ©fenseurs font valoir que certaines entreprises – surtout dans le secteur de la restauration et dans l’Ouest canadien, oĂą l’on s’arrache les employĂ©s – rendraient l’âme d’ici un an si l’on fermait le PTET aux travailleurs non qualifiĂ©s.
Entre ces deux pĂ´les se trouvent des gens comme Betsy Kane, cofondatrice de la sociĂ©tĂ© Capelle Kane et avocate en droit de l’immigration parmi les plus en vue de la rĂ©gion de la capitale nationale. Selon elle, les dernières modifications apportĂ©es par Ottawa au PTET pourraient servir de sĂ©minaire sur les choses Ă ne pas faire en matière d’orientation stratĂ©gique.
« On ne peut plus rien faire sans tout vĂ©rifier, revĂ©rifier et vĂ©rifier encore pour s’assurer que les règles n’ont pas changĂ© pendant qu’on avait le dos tournĂ© », dĂ©plore-t-elle.
« Ce n’est pas que la loi, poursuit-elle. La façon dĂ©plorable dont nos Ă©lus gèrent ce programme nous force Ă rester Ă l’affĂ»t de la moindre rĂ©action, du moindre coup de barre : ils changent de politiques comme ils changent de chemise, et se tenir Ă jour relève de l’exploit. »
Tous s’entendent pour dire qu’Ottawa devait faire quelque chose. Une mauvaise nouvelle n’attendait pas l’autre : un TET du Lower Mainland, en Colombie-Britannique, s’Ă©tait plaint du fait que lui et ses collègues avaient dĂ» travailler des centaines d’heures sans salaire sous menace de dĂ©portation; un restaurant saskatchewannais s’Ă©tait vu accuser de remplacer du personnel permanent par des TET. Les critiques fusaient de toutes parts, mĂŞme du caucus : trois dĂ©putĂ©s conservateurs avaient signĂ© des lettres pour se plaindre d’infractions apparentes aux règles du PTET.
Le pire, du point de vue du gouvernement, est venu en avril sous la forme d’un rapport accablant de l’Institut C.D. Howe, qui a soulignĂ© qu’un assouplissement des exigences relatives aux TET entre 2002 et 2013 (pĂ©riode qui a vu une explosion du nombre de ces travailleurs, passĂ© d’environ 100 000 Ă 338 000) a fait grimper les taux de chĂ´mage dans certains secteurs. L’an dernier, nos Ă©lus fĂ©dĂ©raux – dĂ©sireux de frapper un grand coup Ă la suite du scandale concernant l’emploi de TET par la Banque Royale du Canada – ont aboli une règle qui autorisait les employeurs Ă verser jusqu’Ă 15 p. 100 de moins que le salaire normal et imposĂ© aux employeurs des frais pour le dĂ©pĂ´t d’une demande d’avis relatif au marchĂ© du travail (AMT), la première dĂ©marche du processus d’autorisation pour l’embauche d’un TET, en plus de suspendre la procĂ©dure accĂ©lĂ©rĂ©e d’obtention d’un AMT.
Fort bien; de nombreux avocats du secteur rĂ©clamaient ces changements Ă cor et Ă cri. Toutefois, l’imposition soudaine du moratoire – Ă la suite duquel des milliers de TET se retrouvent avec un statut ambigu quant Ă leur permis de travail – et la dĂ©cision d’Ottawa de mettre sur une liste noire quelques entreprises accusĂ©es d’abuser du PTET ont laissĂ© plus d’un avocat perplexe quant Ă savoir si le gouvernement avait un plan ordonnĂ©… ou s’il Ă©tait passĂ© en mode panique.
« Les changements apportĂ©s Ă ce jour par le gouvernement tiennent plus de la rĂ©action Ă une mauvaise presse que d’une analyse approfondie », commente Sindura Dar, spĂ©cialiste du droit de l’immigration et avocate chez Bellissimo Law Group de Toronto.
« Beaucoup de nos clients du secteur de la restauration sont frustrĂ©s des profits que leur fait perdre la suspension de leurs demandes d’AMT », conclut-elle.
« Voyez comment le ministre Kenney gère les changements au programme de la catĂ©gorie de l’expĂ©rience canadienne », enchaĂ®ne Betsy Kane. Il s’agit d’un programme qui autorise les TET Ă demander le statut de rĂ©sident permanent.
« Du jour au lendemain, le ministre a dĂ©clarĂ© que six mĂ©tiers n’Ă©taient plus admissibles Ă ce programme. Il trouvait que trop de gens faisaient une demande de rĂ©sidence permanente, point Ă la ligne. Tout se passe maintenant selon les humeurs du ministre et ses rĂ©actions aux courants politiques de l’heure. »
Que nous rĂ©serve-t-il pour l’avenir? Dans un discours rĂ©cent, le ministre Kenney s’est fait un fĂ©roce dĂ©fenseur du PTET, mais il parlait surtout des TET les plus qualifiĂ©s, et il a du mĂŞme souffle affirmĂ© que l’embauche de travailleurs non qualifiĂ©s dans les secteurs Ă faible salaire Ă©tait devenue un « modèle d’affaires » gĂŞnant.
C’est donc sans surprise qu’on a vu annoncer Ă la mi-mai que le ministre songeait Ă majorer les frais exigĂ©s aux entreprises voulant se prĂ©valoir du PTET et Ă obliger les employeurs Ă hausser les salaires versĂ©s aux TET, ce qui risque de rendre le PTET hors de prix pour la plupart des joueurs de la restauration et du secteur hĂ´telier.
Cette perspective donne des sueurs froides aux restaurateurs. « Ce serait une catastrophe, prĂ©vient Joyce Reynolds, vice-prĂ©sidente Ă la direction des affaires gouvernementales de Restaurants Canada. Si cela arrivait, des centaines d’entreprises feraient faillite! DĂ©jĂ , des employĂ©s canadiens se font mettre Ă pied par des restaurants qui n’arrivent plus Ă recruter assez pour doter certains quarts de travail.
« Notre secteur doit recruter une main-d’Ĺ“uvre très convoitĂ©e par les industriels et les entreprises du secteur de l’Ă©nergie, qui offrent entre 20 et 30 $ de l’heure. Impossible de les concurrencer sur ce plan, et ce n’est pas en nous lançant dans une surenchère des salaires que nous allons rĂ©gler le problème de fond. »
« Il serait peut-ĂŞtre temps de mettre fin au PTET, exception faite des mĂ©tiers de la construction et des professions et emplois hautement spĂ©cialisĂ©s, affirme Julie Taub, une avocate en droit de l’immigration qui a tĂ©moignĂ© devant des comitĂ©s de la Chambre des communes. La grande majoritĂ© des TET n’appartiennent pas Ă ces catĂ©gories, et je peine Ă croire qu’on n’arrive pas Ă recruter assez de Canadiens pour occuper ces emplois. »
Pour d’autres, la seule solution au problème des travailleurs sans qualification consisterait pour le gouvernement Ă intensifier le suivi, car les TET de cette catĂ©gorie – gĂ©nĂ©ralement liĂ©s Ă leur employeur par effet d’un AMT et vivant souvent dans la crainte d’ĂŞtre dĂ©portĂ©s – sont peu susceptibles de se plaindre d’ĂŞtre exploitĂ©s.
« Au minimum, il faudrait de sĂ©rieuses mesures de surveillance des demandes d’AMT et des mesures de suivi pour garantir la conformitĂ© », dĂ©clare Fay Faraday, professeure Ă l’Osgoode Hall Law School et auteure d’un rapport très acerbe sur le PTET paru en avril. Elle cite le cas du Manitoba Ă titre de pratique exemplaire : recruteurs et employeurs de TET doivent ĂŞtre inscrits auprès de la province, afin que celle-ci puisse vĂ©rifier leur conformitĂ©.
« Ils vĂ©rifient systĂ©matiquement les employeurs de TET, prĂ©cise-t-elle. Toutes leurs mesures d’application dĂ©coulent de ces vĂ©rifications. Aucun travailleur ne s’est manifestĂ©. »
Pour l’heure, la structure juridique du PTET reste mouvante dans son ensemble. Julie Taub estime que les avocats en droit de l’immigration peuvent s’attendre Ă voir s’amenuiser leur clientèle. Ce sont eux qui traitent les demandes d’AMT et de permis de travail, et il y en aura moins.
« Personnellement, conclut-elle, je prĂ©viendrais les employeurs s’apprĂŞtant Ă faire une demande en leur disant que je ne veux pas leur prendre leur argent : Ă mon avis, leurs chances de succès sont bien minces. »
Doug Beazley est journaliste Ă Ottawa.