Par courriel : lcjc@sen.parl.gc.ca
L’honorable Sénateur David M. Arnot
Président, Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles
Sénat du Canada
Ottawa (Ontario) K1A 0A6
Objet : Projet de loi S-209 — Loi limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel pornographique.
Monsieur le Sénateur Arnot,
Je vous écris au nom de la section du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l’Association du Barreau canadien (section de l’ABC) au sujet du projet de loi S-209, Loi limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel pornographique (le projet de loi), qui a été déposé le 28 mai 2025. Il vise à limiter l’accès des individus de moins de 18 ans au matériel pornographique en ligne. Le projet de loi propose d’ériger en infraction pénale le fait de fournir ce type de matériel à des fins commerciales sans mettre en place de mécanismes de vérification ou d’estimation de l’âge. Il a été conçu pour protéger les jeunes contre l’exposition à des contenus pornographiques disponibles sur Internet.
L’ABC est une association nationale qui regroupe plus de 40 000 juristes, dont des avocats et avocates, des notaires, des universitaires et des étudiants et étudiantes de partout au Canada. Elle a pour mandat d’améliorer le droit et l’administration de la justice. La Section du droit de la vie privée et de l’accès à l’information de l’ABC est composée de juristes travaillant dans les secteurs public, privé et à but non lucratif partout au pays.
La section de l’ABC appuie l’objectif général du projet de loi, qui est de protéger les enfants des graves préjudices susceptibles de découler d’une accessibilité accrue à la pornographie en ligne. Si nous appuyons le projet de loi S-209 et son objet dans leur globalité, nous soulevons les préoccupations
ci-dessous quant à sa mise en œuvre et offrons des recommandations visant à l’améliorer.
Protection de la vie privée
L’un des effets souhaités du projet de loi est d’obliger les distributeurs de pornographie à mettre en place des mécanismes de vérification de l’âge prévus par règlement afin de limiter à des individus âgés d’au moins dix-huit ans l’accès au matériel pornographique rendu accessible à des fins commerciales.1 Le préambule du projet de loi énonce que « la technologie de vérification et d’estimation de l’âge en ligne est de plus en plus sophistiquée et peut maintenant établir efficacement l’âge des utilisateurs sans violer leurs droits à la vie privée ». Or, le projet de loi ne renferme aucune précision sur la façon dont le gouvernement compte s’y prendre concrètement pour assurer l’équilibre entre vie privée et protection. Il renvoie plutôt au fait que le gouvernement peut, « par règlement, prendre les mesures nécessaires à l’application » du projet de loi.
Bien que la vérification et l’estimation de l’âge aient toutes deux pour objectif de déterminer l’âge d’un utilisateur, elles diffèrent considérablement dans leurs méthodes et leurs implications en matière de vie privée. La vérification de l’âge exige des preuves directes, comme des pièces d’identité délivrées par le gouvernement ou des données biométriques, offrant une grande précision, mais au prix d’une atteinte profonde à l’anonymat de l’utilisateur et d’un risque important pour la confidentialité en raison de la collecte et du stockage d’informations personnelles sensibles. En revanche, l’estimation de l’âge utilise l’IA pour déduire l’âge à partir d’indices comme les traits du visage, offrant une méthode moins précise, mais aussi moins intrusive qui préserve généralement l’anonymat de l’utilisateur et réduit les préoccupations en matière de confidentialité en évitant la collecte de données personnelles identifiables.
Où se situera la distinction entre la confirmation définitive de l’âge et la protection de la vie privée et des libertés numériques individuelles?
L’objectif du projet de loi visant à protéger les jeunes intégrerait à l’internet la surveillance de l’âge. Il impose une preuve d’âge obligatoire pour tous, mettant fin à l’anonymat et incitant les gens à fournir des pièces d’identité ou des données biométriques, tout en autorisant des mesures coercitives risquées comme le blocage au niveau des fournisseurs de services Internet. Cela pourrait entraîner des violations de données, un détournement de mission et une censure par défaut.
La section de l’ABC est une ardente défenseure de la protection de la vie privée des Canadiens et Canadiennes et doute qu’il soit possible d’en arriver à un juste équilibre, jusqu’à preuve du contraire. Les exigences en matière de vérification et d’estimation de l’âge sont susceptibles de permettre au gouvernement canadien d’effectuer ou de superviser la collecte de renseignements privés de nature sensible. Ces mesures de vérification et d’estimation de l’âge entraîneront inévitablement la création d’un ensemble de données associant des données d’identification à caractère personnel à d’autres données révélant qu’une personne a consulté de la pornographie en ligne, et révélant ses penchants et intérêts sexuels.
Le projet de loi S-209 ne prévoit aucune mesure garantissant que ces données ne seront pas recueillies ou conservées par le gouvernement.
Ce projet de loi traite de la collecte et de la conservation de données par le gouvernement uniquement en termes généraux et fondés sur des principes. Toutefois, il manque des détails essentiels : aucun délai de conservation défini; aucune précision sur la rapidité de destruction des données recueillies; aucun mécanisme de vérification ou d’application; aucune exigence concernant le lieu de stockage et aucun recours pour les utilisateurs en cas de mauvaise gestion des données. En conséquence, le projet de loi laisse de nombreuses garanties essentielles à de futures réglementations, ce qui rend l’application et les protections techniques fortement dépendantes sur la mise en œuvre plutôt que sur le texte de loi lui-même. S’il est nécessaire de recueillir ce genre de données, le projet de loi devrait le mentionner expressément et être amendé de sorte à inclure des dispositions visant à garantir que les données personnelles des Canadiens et des Canadiennes ne seront pas conservées, consultées ou utilisées à mauvais escient. Une mauvaise gestion de ces renseignements personnels risque d’entraîner de graves conséquences sur la santé mentale, la dignité et l’intégrité personnelle des citoyens qui se soumettront au processus de vérification et d’estimation de l’âge.
Enfin, le projet de loi soulève certaines préoccupations quant à son application. En exigeant que
des entités tierces gèrent la vérification de l’âge à la place du gouvernement, il augmente le risque d’exploitation commerciale directe des renseignements personnels sensibles. Cela soulève
des questions relatives à la surveillance, à la responsabilité et au risque d’abus ou de « dérive fonctionnelle », comme la réutilisation des données de vérification ou d’estimation de l’âge à d’autres fins. Parallèlement, l’article 10 confère à la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire d’ordonner aux fournisseurs de services Internet d’empêcher l’accès aux organisations non conformes. De telles mesures risquent d’entraîner un blocage excessif, c’est-à-dire la suppression de contenus légaux et non pornographiques en même temps que les contenus visés, et peuvent également restreindre involontairement l’accès des adultes, ce qui se traduirait par une censure collatérale, limitant la liberté d’expression et l’accès à l’information.
La section de l’ABC sollicite donc l’amendement du projet de loi de sorte à y inclure des garanties adéquates de protection de la vie privée.
Nous espérons que ces observations vous seront utiles. Veuillez agréer, Monsieur le Sénateur, mes salutations distinguées.
(Lettre originale en anglais signée par Julie Terrien, pour Christiane Saad)
Christiane Saad
Présidente, section du droit de la vie privée et de l’accès à l’information
Notes de fin
1 Paragraphe 7(1) du projet de loi.