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Projet de loi C-5 – Loi sur l’unité de l’économie canadienne

20 juin 2025

[Traduction]

L’honorable sénateur
Sénat du Canada
Ottawa (Ontario) K1A 0A4

Objet : Projet de loi C-5 – Loi sur l’unité de l’économie canadienne

Monsieur le sénateur,

Nous vous écrivons au nom de la Section du droit des autochtones et de la Section du droit de l’environnement, de l’énergie et des ressources de l’Association du Barreau du Canada (sections de l’ABC) afin d’exprimer nos préoccupations au sujet du projet de loi C-5, en particulier la partie 2 de la Loi sur l’unité de l’économie canadienne proposée, et d’offrir des améliorations. Bien que l’objectif de faciliter le développement des infrastructures et le commerce interprovincial soit louable, le projet de loi dans sa forme actuelle risque de miner les droits découlant de traités et droits des Autochtones protégés par la Constitution ainsi que les engagements pris par le Canada en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA1).

L’ABC est une association nationale qui regroupe plus de 40 000 juristes, dont des avocats et avocates, des notaires au Québec, des professeurs et professeures de droit et des étudiants et étudiantes en droit de tout le Canada, et qui a pour mission de promouvoir l’amélioration du droit et l’administration de la justice. La section du droit des autochtones examine des questions, des lois et des tendances nationales liées au droit des Autochtones et à la pratique. La section du droit de l’environnement est composée de juristes et d’universitaires de tout le Canada ayant une vaste expérience en réglementation environnementale, en gestion des ressources naturelles et en lois en matière d’énergie. L’avancement réussi des projets d’intérêt national ainsi que la maximisation du potentiel économique du Canada nécessitent une collaboration significative, même lorsque les perspectives divergent initialement.

L’ABC cherche habituellement à obtenir le consensus parmi ses membres avant de présenter des mémoires, de façon à fournir aux responsables des politiques des points de vue unifiés et éclairés. En raison des contraintes de temps, un consensus n’a pas encore été atteint sur tous les points abordés dans les considérations relatives au droit des Autochtones. Néanmoins, étant donné l’importance des questions, nous partageons les points de vue préliminaires suivants pour aider le Sénat et d’autres instances. Nous accueillons favorablement la possibilité de formuler d’autres commentaires au besoin.

1.Considérations de la section du droit des autochtones

Les approbations réputées esquivent la consultation requise par la Constitution

Le paragraphe 6(1) du projet de loi C-5 indique ce qui suit :

« Les décisions qui doivent être rendues et les conclusions et avis qui doivent être formulés pour qu’une autorisation soit accordée à l’égard d’un projet d’intérêt national (Annexe 1) sont réputés rendues ou formulés, selon le cas, en vue de permettre la réalisation en tout ou en partie du projet. »

Cette disposition est susceptible d’avoir préséance sur des protections procédurales significatives, y compris celles prévues par la Loi sur l’évaluation d’impact2 et la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie3, ainsi que les dispositions législatives indiquées à l’annexe 2 du projet de loi.

Toutefois, le projet de loi C-5 n’énumère aucun « projet d’intérêt national » à l’annexe 1. Les projets sont ajoutés à l’annexe 1 par décret du gouverneur en conseil et ce pouvoir ne prendra effet que si le projet de loi C-5 entre en vigueur. Une telle modification à l’annexe est assujettie à une consultation des peuples autochtones quant à l’effet négatif du projet proposé sur leurs droits protégés par l’article 35 (voir le paragraphe 5(7)).

Même si le paragraphe 5(1) du projet de loi ne l’exige pas explicitement, un décret pris en vertu de cette disposition devrait déclencher l’obligation constitutionnelle de la Couronne de consulter et d’accommoder les peuples autochtones susceptibles d’être touchés par le projet. Cette obligation survient indépendamment de la consultation mentionnée au paragraphe 5(7), compte tenu de la nature de la décision et des conséquences possibles sur les droits des Autochtones. Les décrets visés aux paragraphes 5(1), 5(3) et 5(4) mentionnent cette obligation, mais le paragraphe 5(7) pourrait être plus clairement rédigé de façon à reconnaître légalement une obligation constitutionnelle (plutôt que la création d’une obligation législative) qui inclut l’accommodement.

Lorsque la Couronne a l’intention d’exempter un projet du processus d’autorisation régulier, elle doit entreprendre une consultation importante, et probablement un accommodement, avant que le projet soit ajouté à l’annexe 1 et qu’un document soit délivré en vertu du paragraphe 7(1). Les peuples autochtones susceptibles d’être touchés doivent recevoir des renseignements adéquats sur l’incidence complète du projet proposé sur leurs droits protégés par l’article 35 et se voir octroyer le temps et les ressources nécessaires pour discuter de façon significative avec la Couronne, y compris les représentants ministériels qui participeraient par ailleurs à l’examen régulier. La consultation doit permettre des résultats comme le fait de ne pas énumérer le projet proposé ou d’imposer des conditions qui le modifieraient considérablement. Un processus qui empêche ces possibilités ne peut être considéré comme étant significatif ou réalisé de bonne foi.

Dans le cadre de l’engagement du Canada envers la DNUDPA, le processus d’ajout d’un projet à l’annexe 1 ou de délivrer un document en vertu du paragraphe 7(1) doit se faire avec le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des peuples autochtones touchés en ce qui concerne le projet proposé avant son ajout à l’annexe 1.

Toute omission de la part de la Couronne de respecter son obligation constitutionnelle de consultation et d’accommodement peut être contestée avec succès en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, lequel prévoit ce qui suit :

« Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. »

La Cour suprême du Canada a constamment conclu que cette obligation comprend celle de consulter et d’accommoder les peuples autochtones avant les décisions susceptibles d’avoir un effet sur leurs droits (par exemple, Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)4).

Conflit possible avec la DNUDPA et absence d’un processus visant un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause

Même si le préambule du projet de loi renvoie à l’engagement du gouvernement de collaborer avec les peuples autochtones, les dispositions essentielles ne comportent pas d’exigence contraignante en vue d’une consultation pour obtenir un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause avant l’approbation d’un projet. Cette absence n’est pas conforme aux obligations légales du Canada prévues par la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (LDNUDPA)5, laquelle indique ce qui suit :

« Le gouvernement du Canada, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, prend toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la Déclaration. »
(art. 5, LDNUDPA).

Ainsi, il serait à tout le moins conforme à l’obligation législative mentionnée ci-dessus d’ajouter un renvoi à un processus de consultation visant à obtenir un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause des peuples autochtones comme le prévoit la DNUDPA :

« Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi, par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires... » 
(DNUDPA, paragraphe 32(2)).

L’adoption par le Canada de la LDNUDPA nécessite la reformulation du cadre de consultation Couronne‑Autochtones conforme aux obligations internationales du Canada en vertu de la DNUDPA6. Comme l’indiquent d’autres lois fédérales7, un libellé législatif clair à cet égard engendre une plus grande certitude juridique.

Changement mineur proposé au libellé en ce qui concerne la consultation autochtone

La section de l’ABC reconnaît qu’il faut des approbations de projets rationnalisées afin d’appuyer le développement économique et les investissements dans les infrastructures. Cependant, la célérité ne doit pas se faire aux dépens des droits et du développement durable des Autochtones. Nous proposons donc l’amendement suivant au projet de loi C-5 :

Ajouter un nouveau paragraphe 5(7.1) :

« 5(7.1) Il est entendu que les décrets visés aux paragraphes (1), (3) et (4) engagent l’obligation de Sa Majesté de consulter et d’accommoder les peuples autochtones mentionnés au paragraphe (7) ainsi que ses obligations découlant de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. »

Ce processus doit viser à obtenir un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause par la transmission d’un préavis et la prise d’un engagement auprès des communautés autochtones touchées par l’entremise de leurs institutions représentatives et des efforts significatifs pour cerner et accommoder les intérêts autochtones avant la désignation. Les résultats de cette consultation seront résumés et rendus publics.

Ce libellé crée un équilibre entre le besoin de célérité et l’obligation constitutionnelle de respecter les droits autochtones.

Recours légal et exclusions environnementales

Bien que le contrôle judiciaire ne soit pas explicitement exclu, nous recommandons de clarifier que cette disposition ne limite pas les recours offerts par l’article 24 de la Charte, lequel prévoit les recours en cas de violation des droits garantis par la Charte ou les demandes présentées en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales en ce qui concerne le contrôle judiciaire des décisions administratives des entités fédérales.

De plus, l’article 19 de la Loi visant à bâtir le Canada (LBC) proposée exige que tous les projets d’intérêt national qui sont aussi des « projets désignés » en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact (LEI) soient automatiquement assujettis à une évaluation d’impact. Toutefois, le projet de loi propose d’éliminer l’application des dispositions en vertu de la LEI en ce qui concerne la phase de planification de l’évaluation d’impact. Pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis, cette élimination pourrait signifier moins de temps et d’étapes procédurales pour comprendre le projet proposé et participer aux décisions sur la façon dont l’évaluation d’impact se déroulera. Elle pourrait également miner leur capacité de soulever des préoccupations ou de transmettre des commentaires tôt dans le processus.

Il revient au gouvernement fédéral de préciser la façon dont l’évaluation sera planifiée et le rôle que joueront les peuples autochtones dans cette planification et cet engagement hâtif.

Processus législatif indûment rapide sans élaboration conjointe avec les Autochtones

Les pouvoirs exceptionnels prévus par le projet de loi ont pour but d’offrir au Cabinet le pouvoir de contourner les processus réglementaires pour des projets d’infrastructures importants mais n’étant pas encore définis comme revêtant un « intérêt national » et qui nécessitent normalement une délibération minutieuse et reposent sur une expertise. Un projet de loi de ce genre aurait dû être élaboré conjointement avec les organismes directeurs représentant les Premières Nations, les Inuits et les Métis. De plus, les législateurs auraient dû entendre l’avis des titulaires de droits des communautés autochtones sur le projet de loi pendant son élaboration conjointe. L’omission d’offrir aux Premières Nations, aux Inuits et aux Métis suffisamment de temps pour participer de façon significative au processus législatif va à l’encontre de l’article 5 de la LDNUDPA, lequel prévoit l’engagement de collaborer avec les peuples autochtones pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la DNUDPA.

Conclusion

Le projet de loi C-5 dans sa forme actuelle remet en question les obligations constitutionnelles et législatives du Canada envers les peuples autochtones, y compris celles liées à la DNUDPA. Nous exhortons le Sénat à modifier le projet de loi de façon à ce qu’il comprenne ce qui suit :

  • un processus de consultation autochtone suffisamment rigoureux avant la désignation du projet conformément à l’obligation de la Couronne de consultation et d’accommodement selon le cadre de la DNUDPA;
  • une reconnaissance claire que la consultation prévue à l’article 35 comprend la possibilité d’accommodement comme condition préalable aux approbations réputées;
  • des mesures de protection significatives pour la gérance autochtone;
  • conformément aux engagements du Canada en vertu de la LDNUDPA et au principe de réconciliation, assujettissement du projet de loi à un processus d’examen législatif plus long dans le cadre duquel les Premières Nations, les Inuits et les Métis peuvent participer de façon significative au processus, proposer des modifications susceptibles de renforcer le projet de loi et obtenir des réponses concrètes à leurs préoccupations.

2. Considérations de la section du droit de l’environnement

La nécessité de la rationalisation de la réglementation

Nous reconnaissons que la rationalisation de la réglementation est à la fois nécessaire et attendue depuis longtemps si le Canada souhaite libérer le plein potentiel de ses secteurs de ressources naturelles et d’énergie en temps utile, de façon durable et d’une manière concurrentielle à l’échelle mondiale. Les lacunes et les doubles emplois dans les processus d’approbation actuels ont contribué à l’incertitude pour les promoteurs et retardé les décisions en matière d’investissement. Dans ce contexte, la Loi visant à bâtir le Canada (LBC) proposée pourrait représenter une étape constructive dans la réduction des fardeaux procéduraux inutiles et la précision des délais, dans la mesure où la rationalisation est effectuée sans sacrifier l’intégrité légale, la protection environnementale ou les obligations constitutionnelles de la Couronne.

Précision des priorités d’un projet d’intérêt national (PIN)

La LBC indique clairement les priorités du gouvernement en déterminant les projets d’« intérêt national » (PIN) qui seront appuyés par des processus rationalisés. Nous ne nous opposons pas à la liste proposée des priorités des PIN et reconnaissons l’importance d’appuyer des projets harmonisés avec les objectifs liés à l’économie nationale, à la sécurité et à l’infrastructure.

Préoccupations concernant l’approbation préalable et l’état de préparation d’un projet

Notre Section fait toutefois remarquer que l’approbation préalable efficace des PIN sous réserve de l’établissement de conditions repose sur deux hypothèses essentielles :

  • des mesures d’atténuation sont disponibles et suffisantes pour veiller à ce que les projets se déroulent sans effets environnementaux inacceptables;
  • la consultation autochtone peut suivre une telle désignation.

En pratique, aucune des hypothèses n’est réalisable sauf si les projets sont pratiquement prêts au moment de la désignation et qu’ils sont accompagnés des études de base environnementales appropriées et d’une consultation communautaire et autochtone significative (dont l’accommodement) réalisée de façon efficace. La LBC ne crée pas d’attentes claires en ce qui concerne ces obligations en amont, lesquelles sont essentielles à la certitude du marché et à l’intégrité du processus. Sans ces exigences, les projets pourraient être désignés avant d’être prêts, ce qui pourrait mettre en péril les objectifs de protection environnementale et de réconciliation.

Absence d’orientation du processus décisionnel ministériel

Une autre préoccupation concerne l’absence d’une orientation claire pour le ministre responsable quant à la façon d’évaluer et de soupeser les conditions proposées par les divers ministres responsables de l’attribution de permis fédéraux. La LBC prévoit un vaste pouvoir discrétionnaire, mais aucun cadre ou critère pour établir un équilibre entre les considérations réglementaires, environnementales et relatives aux droits autochtones potentiellement concurrentielles. Cette absence d’orientation perpétue l’incertitude et pourrait miner l’objet de la désignation de PIN.

Interaction avec la Loi sur l’évaluation d’impact (LEI) et la coordination provinciale

La LBC ne tient pas compte de manière substantielle de la LEI ou n’y répond pas adéquatement. Bien que le projet de loi exempte les PIN désignés de certains éléments procéduraux de la LEI, dont la phase de planification hâtive, l’avis public et les commentaires de ce dernier ainsi que l’analyse des effets cumulatifs, on ne sait pas si d’autres aspects de la LEI, le cas échéant, continueront de s’appliquer. Cela entraîne une incertitude et laisse entendre que l’objectif du gouvernement d’accélérer les approbations fédérales dans un délai de deux ans ne sera pas réalisable.

De plus, bien que le gouvernement ait indiqué son intention de s’en remettre à la coordination provinciale (par exemple, la substitution) pour parvenir à la rationalisation, la LBC ne comprend aucun mécanisme clair pour veiller à ce que cela se produise. La façon dont le gouvernement fédéral ira de l’avant dans les provinces qui n’ont pas un processus d’évaluation environnementale comparable, par exemple en Ontario, province qui n’exige pas d’évaluation environnementale pour les projets miniers, n’est pas claire.

Conséquences pour l’approbation opportune des projets

S’il n’aborde pas les points qui précèdent, la section de l’ABC craint que le gouvernement ait une capacité limitée pour s’assurer que l’évaluation d’impact et les processus d’attribution de permis seront réalisés dans la période promise de deux ans. Le manque de clarté et d’orientation risque de perpétuer les délais mêmes que la LBC a pour but de raccourcir.

La Section du droit des Autochtones et la Section du droit de l’environnement de l’ABC sont à la disposition du Sénat pour l’aider à peaufiner cette mesure législative afin de respecter la primauté du droit, de favoriser la réconciliation et d’appuyer le développement responsable. Nous demandons instamment que les questions qui précèdent soient abordées afin de s’assurer que la Loi visant à bâtir le Canada proposée réalise son objectif prévu de permettre le développement opportun et durable des infrastructures, tout en respectant les droits autochtones, l’intégrité environnementale et les obligations constitutionnelles.

Veuillez agréer, Monsieur le sénateur, nos salutations distinguées.

(Lettre originale signée par Julie Terrien au nom de A.J. Carstairs et Chi Iliya-Ndule)

A.J. Carstairs
Vice-présidente, Section du droit des autochtones de l’ABC

Chi Lliya-Ndule
Présidente, Section du droit de l’environnement, de l’énergie et des ressources de l’ABC

End Notes

1 Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, A.G. Rés. 61/295, Doc. off. AGNU, 61e sess., Supp. no 49, Doc A/61/49 N.U. (2007) 15.

2 L.C. 2019, ch. 28.

3 L.C. 2019, ch. 28, art. 10.

4 2004 CSC 73.

5  L.C. 2021, ch. 14.

6 Première Nation de Kebaowek c. Laboratoires nucléaires canadiens, 2025 CF 319, para 128.

7 Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C. 2019, ch. 24, alinéa 8c).